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« L'exacte observation de la nature humaine est donc » la méthode à suivre pour découvrir et démontrer les >> droits de l'homme (1). »

C'est juste; mais, ajoute M. Thiers, «Montesquieu a dit: Les lois sont les rapports des choses. J'en demande pardon à ce grand et vaste esprit, il aurait peut-être parlé plus exactement en disant : Les lois sont la permanence des choses (2). » Dans le monde purement matériel, les rapports et la permanence se confondent; les rapports permanents sont les lois de la nature matérielle. Il n'en est pas ainsi dans l'action des êtres libres. Une nature altérée peut avoir un rapport permanent qui ne soit pas un rapport naturel, et qui, par conséquent, loin d'être sa loi, ne soit que le renversement de sa loi; je n'en veux d'autre preuve que la permanence de l'esclavage. Ce n'est qu'en détruisant cette permanence inique que l'idée chrétienne a rétabli l'humanité dans sa loi, tant il est vrai que, pour observer exactement la nature humaine, on ne peut pas passer sous silence son altération originelle; et c'est pour avoir commis ce petit péché d'omission que M. Thiers arrive à une conclusion antithétique à celle qu'il cherche.

M. Proudhon a dit. « La propriété, c'est le vol. » Il était réservé à M. Thiers de le prouver dans son livre De la propriété.

« L'homme, dit M. Thiers, a dans ses facultés per>>sonnelles une propriété incontestable, origine de

(4) M. THIERS. De la propriété, édition populaire, p. 46. (2) Id., ibid.

>> toutes les autres (1). » Soumettons cette proposition au jugement de la conscience humaine, elle nous répondra que le père appartient à ses enfants, le soldat à sa patrie, le citoyen à ses devoirs, que le vrai pasteur donne sa vie pour son troupeau; elle ne trouvera dans l'affirmation d'une propriété exclusive que l'expression d'un étroit égoïsme et l'aspiration d'un cœur sec, jamais l'expression vraie du droit humain. La propriété des facultés personnelles est incontestable, ditesvous ? Et si Dieu vous la conteste, où trouverez-vous votre titre primordial et indépendant? Si Dieu conteste certains usages de cette propriété, quelle volonté opposerez-vous à la sienne? Le propriétaire incontestable peut aliéner: donc l'homme pourrait, selon vous, attenter à sa vie. Mais l'horreur avec laquelle la conscience du genre humain repousse l'idée de suicide proteste d'une manière écrasante contre votre affirmation impie.

<<< Prenons les choses de haut pour ne rien laisser >> d'inexploré. Regardons d'abord à notre personne, et >> le plus près d'elle que nous pourrons. Mon vêtement » est bien près de moi, je pourrais, si je l'ai tissu ou » payé, prétendre qu'il est à moi..... Mais je veux >> commencer de plus près encore l'examen de ce qui >> m'appartient ou ne m'appartient pas, et je m'arrête >> à considérer mon corps, et dans mon corps le prin>> cipe vivant qui l'anime (2). »

(1) M. THIERS. De la propriété, édit. populaire, p. 29. (2) Id., p. 29 et 30.

Votre vêtement est à vous si vous l'avez payé ! On pourrait peut-être vous contester cette affirmation. Un jour, un voleur sortit de chez moi emportant cent écus qu'il m'avait volés et qui lui servirent à acheter un cheval; il disait : Je l'ai payé, il est à moi; la justice humaine lui contesta son titre de propriété. Bien des vols échappent à l'œil de l'homme et n'échappent pas à l'œil de Dieu, qui seul détermine la légitimité des titres. M. Proudhon, en affirmant que la propriété est un vol, n'a pas seulement parlé de la propriété subséquente, il a parlé aussi de la propriété première qui vous a servi à acquérir cette seconde propriété, et vous n'avez pas du tout réfuté M. Proudhon. « Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien, a dit Pascal, et le titre par lequel ils le possèdent n'est dans son origine que la fantaisie de ceux qui ont fait les lois (1). » C'est donc le titre d'origine qu'il faut commencer par établir, si vous voulez justifier les propriétés subséquentes.

« La première de mes propriétés, c'est moi, moimême..... Mes pieds, mes bras, mes mains sont à moi, incontestablement à moi (2). >>

C'est l'autonomie dans son expression la plus nette, l'athéisme le plus complet. Il faut payer son vêtement pour en être le propriétaire; mais le corps, vêtement intime de l'âme, n'impose aucune dette. Ces pieds, ces bras, sont à vous, incontestablement à vous; et pour

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en faire l'usage que vous voulez, vous n'avez à consulter ni Dieu, ni votre patrie, ni votre famille !

<< Maintenant, ces pieds, ces mains qui me servent à me porter ou à saisir les objets dont j'ai besoin..... (4). » Halte-là, monsieur, ces objets, dont vous avez besoin, j'en ai besoin aussi. Vous les saisissez, je les saisis aussi. Toute la question est de savoir si vous serez Caïn ou Abel, Rémus ou Romulus, le loup ou l'agneau de la Fable.

« Ces pieds, ces mains sont-ils égaux à ceux de tous >> mes semblables?..... Est-il vrai, en effet, que celui-ci >> a beaucoup de force physique, celui-là très peu (2)? » Imprudent! C'est vous qui portez la question du droit sur le terrain de la force! Que la bourgeoisie se compte et qu'elle me dise où vous la conduisez avec l'autonomie, avec la propriété incontestable de votre bras, et l'emploi que vous en faites pour saisir les objets dont vous avez besoin. S'il ne s'agit que de la propriété de son bras et de l'exercice de saisir, nous ne serons pas les plus forts aujourd'hui, nous bourgeois, pas plus que les nobles ne le furent en 93. Il y a donc quelque chose au-dessus de votre propriété, monsieur Thiers et nier ce quelque chose n'est pas le détruire.

:

« De l'exercice des facultés de l'homme, il naît une seconde propriété qui a le travail pour origine et que la société consacre dans l'intérêt universel (3). »

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Plaisantez-vous, monsieur Thiers? Tout à l'heure vous étiez autonome, propriétaire incontestable de votre bras et de la proie qu'il avait saisi pour votre besoin ; vous compariez votre force à la force de vos semblables, et de la différence de vos forces vous faisiez dériver la différence des droits; maintenant, vous demandez la consécration de ces droits par la société : vous sentez donc votre bras faiblir? Quelqu'un vous conteste donc votre propriété? Sinon, pourquoi demander une consécration, c'est-à-dire l'appui d'une force qui protége votre faiblesse? Avouez que la faiblesse n'est pas si dénuée de droits que vous le disiez. Mais la société, où est-elle ? Dans l'élément païen qui rive les chaînes des esclaves, ou dans l'élément chrétien qui émancipe les esclaves? Est-ce la consécration du sabre et du fouet que vous demandez, ou prétendez-vous substituer la force musculaire à la force intellectuelle (1), c'est-à-dire la ruse? L'une vaut l'autre, puisque vous donnez à l'homme un seul mobile : le plaisir (2). Si c'est la consécration de la force, vous concluez comme M. Proudhon : La propriété est un vol; tous les droits se réduisent à la force; et vous voyez avec Pascal, dans les titres d'origine de la propriété, la fantaisie (c'est-à-dire l'inté– rêt) de ceux qui ont fait les lois. L'autonomie ou la propriété incontestable de ses bras est donc un appel permanent à la guerre civile, car les forces peuvent se

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