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sitif, il est trop peu soucieux des abstractions métaphysiques; il poursuit sans relâche la réalisation de la perfection idéale, et néglige de s'élever à l'origine des choses; comme si l'on pouvait trouver ailleurs que dans leur type primitif l'idéal des êtres. Quæ sursum sunt sapite.

M. E. de Girardin fait plus qu'aucun homme du monde usage de la parole, et il n'y attache de prix qu'autant qu'elle se formule dans les faits; né pour l'action, il est condamné à la seule action de la parole dans un temps où, selon son expression, nous n'avons plus que la liberté du silence; d'une persévérance invincible à poursuivre l'ordre dans les faits, il est d'une mobilité inouïe autour de tous les faits, parce qu'il ne trouve l'ordre dans aucun; il blâme ce qui est, parce que ce qui est n'est jamais ce qui devrait être; il indique la faiblesse d'un ressort principal dans la machine sociale lorsque tout le monde applaudit à l'heureux début de sa marche; mais si, le ressort brisé, la machine s'arrête; si, de l'imminence d'une confusion générale, paraît devoir surgir une catastrophe, alors il fait entendre sa voix comme un passager expérimenté et courageux, au moment suprême où, le pilote emporté par la tempête, les efforts communs et le sang-froid peuvent encore sauver le navire et l'équipage. Tel est M. de Girardin. L'Europe n'a point oublié ce mot, sublime à la veille d'une conflagration générale : « Confiance! confiance! » Le navire, précipitamment radoubé, reprend sous un nouveau pilote sa marche incertaine, M. E. de Girardin prédit encore qu'il n'ira pas loin, et

il entend sans se troubler les reproches adressés à ses anciens avertissements et à sa sécurité réparatrice. Il peut se taire quelquefois, mais il ne dira bien que quand ce sera bien. Ce bien, où le trouver?

Qu'est-ce que la philosophie? demanda-t-il un jour. La philosophie, quand elle parle à des enfants, s'appelle fastueusement: La lumière des lumières. Mais son flambeau vacillant s'éteint au souffle de l'âge viril. Ce feu estant évaporé, tout à un instant, comme de la clarté d'un éclair, mon âme reprend une aultre sorte de vue, aultre état et aultre jugement (1).... Pascal, après Montaigne, a dit: Nous n'estimons pas que la philosophie vaille une heure de peine (2). Rapide, mais admirable expression de la tradition des siècles, douloureux aveu de notre impuissance! et comment l'homme ne serait-il pas mobile au milieu des contradictions des pensées humaines?

M. de Girardin est, je crois, peu chrétien; il pourra le devenir, et je suppose que le germe de la foi' est dans son âme, car il n'a craint ni le fer ni le feu quand il en a été menacé. Générosité naturelle sans le mobile d'une espérance éternelle, il est arrivé à cet âgé où la tristesse qu'inspirent les événements, les déceptions de la vie et l'insuffisance des biens sensibles conduisent l'homme au scepticisme quand ils ne le conduisent pas à l'héroïsme de la foi. Ce mélange a produit quelque chose de prodigieux dans son existence. Le scepticisme n'a pas éteint le feu de son âme : sa géné

(4) MONTAIGNE, t. II, p. 328.

(2) PASCAL, t. 11, p. 233, édit. de 1804.

rosité s'est arrêtée aux faits de la vie sociale; et si elle ne s'est pas élevée au ciel, elle a embrassé l'humanité entière. A ce point de vue, il a été presque chrétien; Fénelon disait : J'aime mieux mon pays que ma famille, j'aime plus l'humanité que mon pays. Et le mot de l'Évangile: J'aime Dieu par-dessus tout, est le dernier mot de la logique. Le bruit qui s'est fait autour de M. de Girardin ne l'a pas inquiété. Le monde chrétien ne lui pardonne pas son scepticisme; les écoles exclusives, et elles le sont toutes, ne lui pardonnent pas l'étendue, l'ampleur naturelle de ses vues. Dans ces écoles, les initiés sont condamnés à défendre les choses mêmes qu'ils désapprouvent. M. de Girardin n'était pas homme à subir ce joug. Il est, que l'on me passe ce mot, d'une tolérance universelle, et c'est là la vraie logique du scepticisme. Le sceptique ne voit pas, il ne peut pas voir le mal dans une théorie; il espère y trouver peut-être la vérité. Le sceptique de bien voit le mal dans les faits. M. de Girardin n'a pas été tolérant à l'égard de ce mal, car toujours on l'a accusé d'être un homme d'opposition. Mais je ne l'ai jamais vu en faire à celui qui était tombé; je ne l'ai jamais vu accablant le malheur. Ce trait a captivé mon estime.

M. de La Guéronnière me disait un jour : « On vante l'esprit de M. de Girardin, et on a raison; mais M. de Girardin est surtout et avant tout un homme généreux.>> Ce mot est vrai. Comme tous les sceptiques, M. de Girardin a cherché et il cherche encore la vérité. On lui a reproché la mobilité de ses opinions! Quel est donc l'homme, quelle est la doctrine qui, en dehors du point

fixe de la foi, reste immobile? De la cognoissance de cette mienne volubilité, j'ay par accident engendré en moi quelque constance d'opinion... Aultrement, je ne me saurais garder de rouler sans cesse. Ainsi, par la grâce de Dieu, me suis-je conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes créances de nostre religion, au travers de tant de sectes et divisions que nostre siècle a produites (1). L'homme immobile est un homme sans vie. «Nous sommes d'autant plus libres, disait Cicéron, de choisir une opinion, que nous ne connaissons pas la vérité. » Cette disposition de l'âme m'a paru si droite, que je n'ai pas d'autre procédé, je l'avoue, dans tout ce qui ne touche pas à ma foi. L'homme inique est celui qui impose comme une loi son doute ou sa négation, qui étreint ou qui absorbe son semblable. M. de Girardin a-t-il une seule fois montré une vue contraire au développement de la perfection humaine? On lui a fait un reproche du bien qu'il a dit de saint Vincent de Paul; et c'est là précisément le témoignage d'une justice désintéressée, d'une conscience qui cherche toujours ce qui est le plus utile à l'humanité. La généralité a toujours paru dans ses vues. Pourquoi M. de Girardin ne rattache-t-il pas ses théories au ciel? Elles y tiennent par leur essence même. Ainsi, sa théorie d'assurance est sublime, et elle est neuve par l'originalité de l'expression; elle est éminemment chrétienne, elle est l'expression de ce fameux passage: Mandavit unicuique de proximo suo. Elle est

(4) MONTAIGNE, Essais, t. II, p. 239.

la solidarité universelle que j'adopte, parce que je suis chrétien, et que je défendrai avec toute l'énergie de mon âme. Le principe d'assurance est dans la nature; il est dans l'Évangile, il est dans tous les actes du vrai chrétien et de tout homme généreux. Quel est donc celui qui n'est pas l'assureur de son compagnon de route, de son voisin, d'un étranger, d'un ennemi exilé ou proscrit?

De combien d'hommes, de provinces, de royaumes, saint Vincent de Paul, un simple chrétien auquel on ne fait pas assez attention, ne fut-il pas l'assureur? Qui ne sait les services qu'il rendit à la Pologne et à la France? Qui ne sait qu'en Irlande il déconcerta la tyrannie de Cromwel? La lâcheté publique et l'adulation des courtisans appelèrent Cromwel un protecteur; mais la naïve candeur des peuples appelle Vincent de Paul un saint. Oh! que tout ce qui touche au ciel est pur! D'assureur à auteur, il n'y a pas loin. Seulement, l'assureur conserve le bien qui existe ; l'auteur donne l'être. Dieu est l'auteur, mais il est aussi le conservateur et l'assureur de tout bien. Le père est l'auteur de la vie de ses enfants, il en est aussi l'assureur. Le pouvoir social n'est pas l'auteur de la vie des hommes, il en est, ou il devrait en être l'assureur. C'est là toute ma pensée.

Quant au pouvoir spécial, république, empire, monarchie, que m'importe le nom? c'est l'assurance, c'est la chose qu'il me faut.

La théorie de M. de Girardin a un caractère d'universalité que l'on ne saurait trop louer: Eliminer l'arbi

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