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fier le crime; mais, lorsque l'intérêt l'exige, on ne craint pas d'infliger à la religion le scandale d'une solidarité qu'elle repousse ; l'on affecte surtout de se dire chrétien le jour où l'on se prépare à devenir cruel. Sacrilége ironie! on égorge les hommes au nom de celui qui a donné la mission et l'exemple de se sacrifier pour leur salut! (1)

Pour comprendre comment la civilisation se fausse en faisant alliance avec deux -principes incompatibles, il est nécessaire d'interroger le passé, le présent, l'avenir, et de voir ce que chaque époque doit et demande à l'élément païen et à l'élément chrétien.

L'état social dans le paganisme ne fut qu'un contrat dont la clause essentielle rendait le faible la chose du fort. L'ère chrétienne a brisé cet inique contrat et réta– bli en principe le dogme naturel de l'universelle fraternité. Mais l'orgueil humain ne devait pas se lasser; impuissant à empêcher le triomphe du dogme, il a réussi à en altérer l'application; et, bien que la loi unique de ce dogme, la charité, ait fait dans tous les siècles d'innombrables prosélytes, elle est loin encore, malgré les tentatives de saint Louis, de présider aux gouvernements et aux mœurs publiques.

Il y a dans la civilisation actuelle deux forces, deux courants opposés : l'harmonie y est impossible, et la plupart des grands problèmes sociaux y sont insolubles. Le paupérisme, l'industrialisme, la liberté du travail, la concurrence, le capital, le salariat, l'im

(4) Sicut filius hominis... venit dare animam suam redemptionem pro multis. (MATH., c. xx, v. 28.)

pôt, la liberté du commerce ou la protection, l'assistance, les hôpitaux, la propriété, la population, la fatalité de la misère, ont donné et long-temps encore donneront naissance à de brillantes théories. Mais les problèmes y seront-ils résolus? Non! La contradiction est flagrante dans toutes les parties de notre économie sociale et politique.

Les païens avaient une solution: l'esclavage, le droit 'de mort sur les femmes, les enfants, les vieillards! Si la misère murmurait sa menace, si l'esclave soulevait ses chaînes, on ouvrait la chasse aux ilotes ou les gouffres du cirque. Sous l'empire de ce régime héroïque, les contradictions économiques ne pouvaient se produire que rarement. On sait comment, de nos jours mêmes, on les résout au Kentucky.

Les pauvres, en Europe, invoquent le dogme de la fraternité. On n'ose pas franchir encore cette barrière ; on n'ose pas appliquer au dogme la seule loi qui puisse le féconder. Les disputes incessantes des philosophes prouvent que les hommes n'ont pas été jusqu'ici, sans doute, bien instruits de la vérité, puisque leur justice varie suivant les latitudes, et que leurs vertus mêmes sont esclaves des préjugés. Mais, s'il est impossible de trouver la moindre stabilité dans leurs jugements, il ne l'est pas moins de les faire renoncer aux superfluités nuisibles et aux plaisirs coupables de la vie, afin que tous puissent jouir du nécessaire. C'est le vœu de la nature; ce n'est pas celui des passions humaines. Et nous nous éloignons si énergiquement des lois propres à notre nature, qu'il est difficile de déter

miner si c'est la privation du nécessaire ou une richesse insolente et facile qui a ouvert aux individus et aux peuples le plus profond abime. Les uns se dégradent dans la misère, les autres dans les excès. Le résultat est le même.

Un égoïsme aveugle et universel règne dans les sociétés modernes, comme pour montrer la profondeur des racines que le vieux culte idolâtrique a laissées dans le cœur humain. De là des révolutions continuelles, tantôt au nom de la liberté, tantôt au nom de l'ordre, comme si l'ordre et la liberté pouvaient exister sans amour, l'amour sans abnégation, et l'abnégation en présence d'un seul homme souffrant de la faim, du froid, de l'insalubrité de son logement, ou trouvant dans une misère inévitable une cause presque nécessaire de dépravation. Un tel ordre est le désordre. Il n'est point une faute isolée, un accident; il est tout un système, une logique de destruction: il est nécessairement dans les entrailles de toute théorie qui ne peut pas concorder avec le système divin.

Je ne reconnais donc qu'un seul droit social, le besoin qu'ont les hommes de s'aider mutuellement pour atteindre la cause finale de leur existence.

Ainsi défini, le droit social est divin; il est un besoin de création. La mutualité découle comme conséquence première du droit social. J'entends la mutualité appliquée au bien; car, appliquée au mal, elle sort du droit divin: la destruction est l'antithèse de l'autorité. On appelle auteurs ceux qui nous donnent la vie. L'autorité est donc par essence féconde, vivi

fiante. Jusqu'ici, néanmoins, elle avait été communément regardée comme le droit de domination. On disait : « L'autorité de Néron détruisant Rome. >> J'aimerais autant dire la santé conduisant au tombeau. Sanglante antithèse! vieux ferment païen dont on n'a jamais bien dégagé l'élément chrétien, même dans les états du monde moderne ! Louis XIV disait : « L'État, c'est moi! >>>

L'autorité est la cause efficiente du bien. Elle est pour celui qui est au premier rang le devoir d'être l'appui, l'auteur, en un mot, de la vie des faibles. (4) Tertullien ne voyait dans l'autorité que l'idée de domination, que l'élément païen; il n'avait qu'une notion vulgaire du pouvoir, lorsqu'il demandait si un chrétien pouvait être César et si César pouvait être chrétien. Qu'est-ce qui eût donc empêché un chrétien d'être le ministre de Dieu pour le bien? saint Louis fut le plus grand roi qui se soit jamais assis sur un trône, dit Hume, historien anglais et protestant. M. Proudhon confirme ce jugement. L'exemple de saint Louis prouve que le meilleur chrétien peut être aussi le meilleur César. L'idée chrétienne et l'idée païenne sont séparées, dans la vérité du droit social, par un abime sans fond. Pourquoi ne pas distinguer leur caractère dans les notions de l'esprit humain? Il y a entre elles la distance du néant à la vie, de l'abrutissement de l'esclavage à la plénitude de la personnalité individuelle par la liberté. La liberté !

(1) Dei enim minister est tibi in bonum. PAUL ad Rom., C. XIII, v. 6.

Le Christ a affirmé que lui seul pouvait nous la donner. (1) L'idée chrétienne, en effet, nous affranchit également et du joug de nos passions subversives et de la domination humaine, seuls éléments de destruction. Tel est le sens de ce texte si précis de l'Évangile Vous savez que les princes des nations les >> dominent, et que ceux qui sont les plus grands >> exercent le pouvoir sur les autres; il n'en sera point >> ainsi parmi vous. Quiconque voudra devenir le plus » grand sera votre ministre, et celui qui voudra être >> le premier sera votre serviteur.» (2) D'après notre définition du droit social, cette donnée divine sur la nature du pouvoir est évidente. En effet, celui qui entreprend d'aider tous les faibles à atteindre la hauteur de leur destinée, est le serviteur de tous; et celui, au contraire, qui abuse de la force que lui donne son rang élevé pour fouler l'homme déjà abattu, n'est ni son serviteur ni l'auteur de sa vie; il en est le destructeur. Destructeur, auteur, destruction, autorité, sont des termes qui forment un contraste complet; c'est le contraste de l'idée païenne et de l'idée chrétiennė.

Le caractère essentiel et fondamental de la société est dans la solidarité. L'homme est-il né pour la société? Oui. Donc, il est né solidaire. Si un de mes sem

(4) Non liberi eritis nisi filius hominis liberaverit.

(2) Scitis quia principes gentium dominantur eorum et qui majores sunt potestatem exercent in eos; non ita erit inter vos; sed quicumque voluerit major fieri, sit vester minister, et qui voluerit inter vos princeps esse, erit vester servus.

(MATH., C. XX, v. 25, 26, 27.)

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