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rience ne lui font pas encore distinguer d'une manière toujours sûre? Eh quoi! pendant que l'animal obéit invariablement à son instinct, que la plante reçoit sa nourriture du sol où elle est attachée, l'homme, chefd'œuvre de la création, aurait été jeté sur la terre dans des conditions d'existence impossibles! donc il est déchu, donc les soins mêmes que réclame son berceau lui ont été directement révélés par Dieu.

Ce n'est pas seulement dans son état physique, dans sa douleur et dans ses souffrances qu'il trouve la preuve de sa disgrâce, il est atteint d'une manière bien autrement terrible dans ses facultés morales et intellectuelles. Il aspire à un bonheur sans limite, à une durée sans fin, et, après quelques jours passés dans l'amertume, il meurt. Il prétend à tout connaître, et il lui faut l'étude de la vie la plus longue pour apprendre qu'il ne sait rien. Il se perd dans l'objet le plus misérable; il est une énigme pour lui même; il mesure la hauteur des cieux, la profondeur des mers, il connaît la route des astres errant dans l'espace, et il ne connaît pas sa propre route. Il ne sait comment il commande tous les mouvements de son corps ni comment il est si peu maître de ses penchants; il raisonne sur la nature de Dieu et il n'explique pas le moindre de ses mouvements; il sent en lui le double caractère de son état primitif et de sa nature dégradée, comprenant qu'il est libre et se laissant dominer par ses passions. Ce qu'il conserve de son ancienne grandeur ne lui permet pas le repos dans son abjection, et ses infirmités ne lui laissent jamais le plein exercice de sa raison. Est-il

bon? est-il méchant? C'est un problème qu'il ne peut résoudre. Il est si divers, si différent de lui-même, si équivoque, si peu sûr pour les autres, et même pour lui, qu'il ne peut prendre aucune sorte d'engagement.

Ces contradictions rendent palpables et son état de perfection primitive et son état actuel de dégradation, car on le voit quelquefois descendre au-dessous de la brute. En effet, lorsque notre intelligence, sentinelle enivrée aux parfums de l'orgueil ou de la volupté, se laisse surprendre par les passions grossières, que peutil nous rester du sentiment de notre dignité? Où est alors la royauté de la raison confuse de la rébellion du corps, du corps témoin vengeur de la rébellion de l'âme contre le créateur? Comme un navire désemparé qui porte encore le trésor qu'on lui avait confié, mais sans qu'on puisse savoir si les soins et les efforts de l'équipage parviendront à le conserver, l'homme ne sait jamais s'il conduira intact jusqu'au port le dépôt de sa vie. Ce qui lui manque par-dessus tout, c'est l'énergie : le découragement, la paresse d'esprit sont les écueils contre lesquels il va le plus ordinairement échouer. On dirait un de ces mendiants qui entretiennent leurs plaies par un sordide calcul. La plaie de celui-ci est telle passion, la plaie d'un autre est telle autre passion, la plaie de presque tous est l'intérêt privé, et j'ai défini la déchéance, la séparation du souverain bien, la rupture de l'harmonie universelle. Nous aspirons sans cesse à notre but final, mais la stérilité de nos désirs, le danger ou le crime de nos jouissances, notre impuissance à pourvoir seuls à nos besoins de création dans l'ordre

moral aussi bien que dans l'ordre matériel, tout nous prouve notre altération. On ne citerait pas un seul d'entre nous qui jouisse de toutes les facultés propres à notre nature, même parmi les esprits et les cœurs d'élite, qui, en se frayant des routes inaccessibles au vulgaire, sont parvenus à l'immortalité, et que l'histoire produit comme l'éternel honneur de l'espèce humaine. Cyrus, punissant le Cydnus, en attendant que l'un de ses successeurs pût s'en prendre à l'Océan lui-même et défier le mont Athos; Alexandre-le-Grand, égorgeant des hommes sur les autels pour se faire pardonner le crime d'avoir égorgé des hommes sur les champs de bataille, et César, envoyant un défi à Neptune, jouissaient-ils, je le demande, de la plénitude de leurs facultés? et la philosophie ne rend pas plus sage que le trône: Je discuterai, dût cette discussion me rendre aussi savant que Dieu, dit le César des socialistes, fier comme un Thrace qui, quand il tonne, lance sa flèche dans le ciel pour mettre Dieu à la raison. Un Thrace s'irrite quand il tonne; c'est le silence qui excite le courroux de M. Proudhon. Un Dieu qui ne s'explique pas, dit-il, est un Dicu que je hais et que je nie. Où le prenez-vous donc pour le haïr, puisque vous le niez? Philosophe inconséquent, vous pourfendez un ennemi qui n'existe pas! et vous ne prouvez en cela qu'une chose, que vous n'avez pas échappé à la loi commune de la déchéance. « C'est grand hasard s'il se rencontre un mo» ment de la vie où l'homme du meilleur esprit puisse >> dire avec certitude: Je me trouve dans mon bon

» sens (1). » Semblable au fils industrieux d'un père prodigue, rachetant à force d'économies le toit paternel, l'homme ne parvient que par le travail de toute sa vie à reconquérir quelques-unes de ses facultés naturelles perdues. Non, il n'est pas un de nous à qui il ne manque une chose, pas un qui n'ait à réparer, pas un qui, dès son entrée dans le monde, ne sente le besoin de réunir ses forces pour lutter contre le courant qui l'emporte loin de la source de sa vie.

Libre, il sent un obstacle continu à l'action de sa liberté; ses lois harmoniques sont dérangées et ses mouvements irréguliers comme ceux d'une horloge qui manque d'un ressort. « J'ai vaincu le monde, et je » n'ai pas pu me vaincre moi-même, s'écriait avec » désespoir Pierre-le-Grand. >>

Pour opter entre l'appel de la conscience et l'excitation des êtres externes, nous ne sommes pas plus sûrs de notre jugement que de notre volonté, et nous sentons si bien nos défauts, que nous avons honte de nous-mêmes, que nous ne nous montrons pas ce que nous sommes, que, seuls entre les êtres, capables de dissimulation et de mensonge, nous dissimulons et nous mentons. Or, le mensonge annonce une nature altérée (2). Une nature complète aurait un langage parfaitement harmonique; il suffit d'entendre résonner un corps sonore pour juger s'il est pur ou allié, parfait ou altéré dans sa forme.

(4) Victorin FABRE. Eloge de Montaigne, t. II, page 344 de l'édition de mon savant ami J. Sabbatier.

(2) Mentiri contrà mentem ire.

Cette perpétuelle contradiction de l'esprit humain, la langue des peuples la représente à tort comme un dualisme. Il n'y a pas de dualisme en nous, il n'y a pas deux hommes en un homme, il n'y a qu'un homme. Mais cet homme est infirme; il veut marcher, et il ne le peut. Le dualisme, que repousse la raison, n'est que le langage de notre abaissement. L'oiseau, qui, privé d'une aile, veut s'élever dans l'air, n'est point devenu double; il est devenu comme nous, infirme, incomplet; comme nous, obligé de se traîner sur la terre, et, comme nous, soupirant vers le ciel. L'homme ne verra jamais disparaître entièrement les traces de sa déchéance; ce serait contraire à la loi inexorable de la logique. Il aura toujours une surprise à craindre au-dedans de luimême (1); conséquemment, il devra veiller et lutter sans repos. Cela même nous est utile, dit saint Augustin, et nous exerce à la réserve et à la modération (2), car, ajoute Montaigne, « qui nous tiendrait si nous >> avions un grain de cognoissance, jusqu'à quel point » de présomption et d'insolence ne portons-nous nos>>tre aveuglement et nostre bestise (3)? »

(4) « Souvent, dans mes longues insomnies, j'ai réfléchi sur » les sources des faiblesses et des vices de l'humanité. Nous » voyons le bien, et nous faisons le mal; nous connaissons la » vertu, et nous nous livrons au vice: la vie est semée de » divers écueils vers lesquels un dangereux penchant nous » entraine........ En faisant ces réflexions, je me croyais moi» même à l'abri de tout égarement, quand une passion cou» pable est venue, d'un trait imprévu, percer mon cœur. » (EURIPIDE. Hippolyte, act. II.) (2) Ipsa veritatis occultatio, aut humilitatis exercitatio est, aut elatianis attritio. (De civit. dei, liv. 1, c. 22.) (3) T. I, p. 306.

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