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APPENDICE AU TARTUFFE.

LETTRE

SUR LA COMÉDIE

DE

L'IMPOSTEUR.

M DC LXVII'.

AVIS.

Cette lettre est composée de deux parties: la première est une relation de la représentation de l'Imposteur 2, et la dernière consiste en deux réflexions sur cette comédie. Pour ce qui est de la relation, on a cru qu'il étoit à propos d'avertir ici que l'auteur n'a vu la pièce qu'il rapporte que la seule fois qu'elle a été représentée en public, et sans aucun dessein d'en rien retenir, ne prévoyant pas l'occasion qui l'a engagé à faire ce petit ouvrage : ce qu'on ne dit point pour le louer de bonne mémoire, qui est une qualité pour qui il a tout le mépris imaginable, mais bien pour aller au-devant de ceux qui ne seront pas contents de ce qui est inséré des paroles de la comédie dans cette relation, parce qu'ils voudroient voir la pièce entière, et qui ne seront pas assez raisonnables pour considérer la difficulté qu'il y a eu à en retenir seulement ce qu'on en donne ici. L'auteur s'est contenté, la plupart du temps, de rapporter à peu

1. C'est là tout le titre de cet opuscule; il est, à la fin, daté du 20a août 1667; il n'a pas d'achevé d'imprimer. Dans l'intervalle des dix-huit mois où il dut suffire à la curiosité du public, pendant l'attente du 5 août 1667 au 5 février 1669, ce ne fut pas assez d'une édition; il en parut une seconde en 1668; nous en avons relevé les quelques variantes. M. Taschereau (p. 292 de sa 3o édition) mentionne une dernière réimpression de 1670, portant le titre d'Observations sur la comédie de l'Imposteur. L'édition de 1668 a, comme l'originale, pour titre : Lettre sur la comédie de l'Imposteur. — Voyez à la Notice, p. 328-331.

2. De la première représentation donnée en public, le 5 août 1667.

MOLIÈRE. IV

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près les mêmes mots, et ne se hasarde guère à mettre des vers: il lui étoit bien aisé, s'il eût voulu, de faire autrement, et de mettre1 tout en vers ce qu'il rapporte, de quoi quelques gens se seroient peut-être mieux accommodés; mais il a cru devoir ce respect au poëte dont il raconte l'ouvrage, quoiqu'il ne l'ait jamais vu que sur le théâtre, de ne point travailler sur sa matière, et de ne se hasarder pas à défigurer ses pensées, en leur donnant peut-être un tour autre que le sien. Si cette retenue et cette sincérité ne produisent pas un effet fort agréable, on espère du moins qu'elles paroîtront estimables à quelques-uns et excusables à tous.

Des deux réflexions qui composent la dernière partie, on n'auroit point vu la plupart de la dernière, et l'auteur n'auroit fait que la proposer sans la prouver, s'il en avoit été cru, parce qu'elle lui semble trop spéculative; mais il n'a pas été le maître : toutefois, comme il se défie extrêmement de la délicatesse des esprits du siècle, qui se rebutent à la moindre apparence de dogme, il n'a pu s'empêcher d'avertir, dans le lieu même, comme on verra, ceux qui n'aiment pas le raisonnement qu'ils n'ont que faire de passer outre. Ce n'est pas qu'il n'ait fait tout ce que la brièveté du temps et ses occupations de devoir lui ont permis, pour donner à son discours l'air le moins contraint, le plus libre et le plus dégagé qu'il a pu; mais, comme il n'est point de genre d'écrire plus difficile que celuilà, il avoue de bonne foi qu'il auroit encore besoin de cinq ou six mois pour mettre ce seul discours du ridicule, non pas dans l'état de perfection dont la matière est capable, mais seulement dans celui qu'il est capable de lui donner.

En général, on prie les lecteurs de considérer la circonspection dont l'auteur a usé dans cette matière, et de remarquer que, dans tout ce petit ouvrage, il ne se trouvera pas qu'il juge en aucune manière de ce qui est en question sur la comédie qui en est le sujet. Car, pour la première partie, ce n'est, comme on a déjà dit, qu'une relation fidèle de la chose, et de ce qui s'en est dit pour et contre par les intelligents; et pour les réflexions qui composent l'autre, il n'y parle que sur des suppositions, qu'il n'examine point. Dans la première, il suppose l'innocence de cette pièce quant au particulier de tout ce qu'elle contient, ce qui est le point de la question, et s'attache simplement à combattre une objection générale qu'on a faite sur ce qu'il est parlé de la religion; et dans la dernière, continuant sur la même supposition, il propose une utilité accidentelle qu'il croit qu'on en peut tirer contre la galanterie et les galants, utilité qui assurément est grande, si elle est véritable,

1. Et mettre. (1668.) - 2. Qui n'aiment que le raisonnement. (1668.)

mais qui, quand elle le seroit, ne justifieroit pas les défauts essentiels que les Puissances ont trouvés dans cette comédie, si tant est qu'ils y soient, ce qu'il n'examine point.

C'est ce qu'on a cru devoir dire par avance, pour la satisfaction des gens sages, et pour prévenir la pensée, que le titre de cet ouvrage leur pourroit donner, qu'on manque au respect qui est dû aux Puissances. Mais aussi, après avoir eu cette déférence et ce soin pour le jugement des hommes et leur avoir rendu un témoignage si précis de sa conduite, s'ils n'en jugent pas équitablement, l'auteur a sujet de s'en consoler, puisqu'il ne fait enfin que ce qu'il croit devoir à la justice, à la raison et à la vérité.

LETTRE SUR LA COMÉDIE de l'imposteur.

MONSIEUR,

Puisque c'est un crime pour moi que d'avoir été à la première représentation de l'Imposteur, que vous avez manquée, et que je ne saurois en obtenir le pardon qu'en réparant la perte que vous avez faite et qu'il vous plaît de m'imputer, il faut bien que j'essaye de rentrer dans vos bonnes grâces, et que je fasse violence à ma paresse pour satisfaire votre curiosité 2.

Imaginez-vous donc de voir d'abord paroître une vieille, qu'à son air et à ses habits on n'auroit garde de prendre pour la mère du maître de la maison, si le respect et l'empressement avec lequel elle est suivie de diverses personnes très-propres et de fort bonne mine ne la faisoient connoitre. Ses paroles et ses grimaces témoignent également sa colère et l'envie qu'elle a de sortir d'un lieu où elle avoue franchement qu'elle ne peut plus demeurer, voyant la manière de vie qu'on y mène. C'est ce qu'elle décrit d'une merveilleuse sorte; et comme son petit-fils ose lui répondre, elle s'emporte contre lui et lui fait son portrait avec les couleurs les plus naturelles et les plus aigres qu'elle peut trouver, et conclut qu'il y a longtemps qu'elle a dit à son père qu'il ne seroit jamais qu'un vaurien.

Autant en fait-elle, pour le même sujet, à sa bru, au frère de sa⚫ bru et à sa suivante; la passion qui l'anime lui fournissant des pa

1. Le premier président, qui avait, le 6 août, défendu la représentation de la pièce, et l'Archevêque, qui venait, le 11, de fulminer contre elle l'ordonnance citée à la Notice, p. 322.

2. Pour satisfaire à votre curiosité. (1668.)

3. De mise élégante: voyez tome II, p. 109, note 2, et ci-dessus, p. 125

note I.

roles, elle réussit si bien dans tous ces caractères si différents, que le spectateur ôtant de chacun d'eux ce qu'elle y met du sien, c'està-dire l'austérité ridicule du temps passé, avec laquelle elle juge de l'esprit et de la conduite d'aujourd'hui, connoît tous ces gens-là mieux qu'elle-même, et reçoit une volupté très-sensible d'être informé, dès l'abord, de la nature des personnages par une voie si fidèle et si agréable.

Sa connoissance n'est pas bornée à ce qu'il voit, et le caractère des absents résulte de celui des présents. On voit fort clairement, par tout le discours de la vieille, qu'elle ne jugeroit pas si rigoureusement des déportements de ceux à qui elle parle, s'ils avoient autant de respect, d'estime et d'admiration que son fils et elle pour M. Panulphe; que toute leur méchanceté consiste dans le peu de vénération qu'ils ont pour ce saint homme, et dans le déplaisir qu'iis témoignent de la déférence et de l'amitié avec laquelle il est traité par le maitre de la maison; que ce n'est pas merveille' qu'ils le haissent comme ils font, censurant leur méchante vie comme il fait, et qu'enfin la vertu est toujours persécutée.

:

Les autres se voulant défendre, achèvent le caractère du saint personnage, mais pourtant seulement comme d'un zélé indiscret et ridicule. Et sur ce propos, le frère de la bru commence déjà à faire voir quelle est la véritable dévotion, par rapport à celle de M. Panulphe de sorte que le venin, s'il y en a à tourner la bigoterie en ridicule, est presque précédé par le contre-poison. Vous remarquerez, s'il vous plait, que pour achever la peinture de ce bon Monsieur, on lui a donné un valet, duquel, quoiqu'il n'ait point à paroître, on fait le caractère tout semblable au sien, c'est-à-dire, selon Aristote, qu'on dépeint le valet pour faire mieux connoître le maître2. La Suivante, sur ce propos, continuant de se plaindre des réprimandes continuelles de l'un et de l'autre, expose, entre autres, le chapitre sur lequel M. Panulphe est plus fort, c'est à crier contre les visites que reçoit Madame, et dit sur cela, voulant seulement plaisanter et faire enrager la vieille, et sans qu'il paroisse qu'elle se doute déjà de quelque chose, qu'il faut assurément qu'il en soit jaloux, ce qui commence cependant à rendre croyable l'amour brutal et emporté qu'on verra aux actes suivants dans le saint personnage. Vous pouvez croire que la vieille n'écoute pas cette raillerie, qu'elle croit

1. Peut-être quelques mots ont-ils été omis ici : « elle leur dit que ce n'est pas merveille.... »

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2. Nous n'avons pas trouvé ceci dans Aristote. L'idée se déduit du proverbe si connu : Tel maître, tel valet. » Il est donné, au féminin, dans les Adages d'Erasme (Genève, 1606, p. 1650), avec renvoi à une lettre à Atticus (livre V, lettre x1), où Cicéron le cite en abrégé.

impie, sans s'emporter horriblement contre celle qui la fait; mais comme elle voit que toutes ces raisons ne persuadent point ces esprits obstinés, elle recourt aux autorités et aux exemples, et leur apprend les étranges jugements que font les voisins de leur manière de vivre; elle appuie particulièrement sur une voisine, dont elle propose l'exemple à sa bru, comme un modèle de vertu parfaite et enfin de la manière qu'il faudroit qu'elle vécut, c'est-à-dire à la Panulphe. La Suivante repart aussitôt que la sagesse de cette voisine a attendu sa vieillesse, et qu'il lui faut bien pardonner si elle est prude, parce qu'elle ne l'est qu'à son corps défendant. Le frère de la bru continue par un caractère sanglant qu'il fait de l'humeur des gens de cet âge, qui bláment tout ce qu'ils ne peuvent plus faire1. Comme cela touche la vieille de fort près, elle entreprend avec grande chaleur de répondre, sans pourtant témoigner se l'appliquer en aucune façon ce que nous ne faisons jamais dans ces occasions, pour avoir un champ plus libre à nous défendre, en feignant d'attaquer simplement la thèse proposée, et à évaporer toute notre bile contre qui nous pique de cette manière subtile, sans qu'il paroisse que nous le fassions pour notre intérêt. Pour remettre la vieille de son émotion, le frère continue, sans faire semblant d'apercevoir le désordre où son discours l'a mise; et pour un exemple de bigoterie qu'elle avoit apporté, il en donne six ou sept qu'il propose, soutient et prouve l'être de la véritable vertu (nombre qui excède de beaucoup celui des bigots allégués par la vieille), pour aller au-devant des jugements malicieux ou libertins qui voudroient induire de l'aventure qui fait le sujet de cette pièce qu'il n'y a point ou fort peu de véritables gens de bien, en témoignant par ce dénombrement que le nombre en est grand en soi, voire très-grand, si on le compare à celui des fieffés bigots, qui ne réussiroient pas si bien dans le monde s'ils étoient en si grande quantité. Enfin la vieille sort, de colère, et étant encore dans la chaleur de la dispute, donne un soufflet, sans aucun sujet, à la petite fille sur qui elle s'appuie, qui n'en pouvoit mais. Cependant le frère parlant d'elle et l'appelant la bonne femme, donne occasion à la Suivante de mettre la dernière main à ce ravissant caractère, en lui disant qu'il n'auroit qu'à l'appeler ainsi devant elle : qu'elle lui diroit bien qu'elle le trouve bon, et qu'elle n'est point d'áge à mériter ce nom.

1. Il n'y a plus dans Tartuffe qu'une seule réplique faite à Mme Pernelle sur le sujet de la prude Orante, et elle est faite par Dorine: voyez ci-dessus, au vers 124.

2. Malgré la bonne raison que pouvait avoir Molière de placer à cet endroit de la pièce un passage qui allait au-devant des jugements malicieux ou libertins, il l'a transporté plus loin : voyez ci-dessus, p. 420, note 1.

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