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trairez d'autres à vous venir courir suz: car, ils vous auront en mespris, quand ils vous sentiront si faciles à dompter, si vous laissez eschapper Pyrrhus, sans luy faire payer l'amende de l'outraige qu'il vous a osé faire, emportant encores pour son salaire cest advantage sur vous, qu'il aura donné aux Samnites et Tarentins de quoy cy-après se mocquer des Romains. »

Depuis que ces remonstrances d'Appius eurent esté ouyes au senat, il n'y eut celuy en toute l'assemblée qui n'aimast mieulx la guerre que la paix, et renvoya-l'on Cinéas avecques ceste response : « Que si Pyrrhus desiroit l'amitié et alliance des Romains, il falloit qu'il sortist premierement de l'Italie, et puis qu'alors il les envoyast rechercher de paix : mais que tant comme il seroit dedans l'Italie en armes, les Romains luy feroient la guerre de toute leur puissance, quand bien il auroit battu et deffaict dix mille tels capitaines comme Lævinus 1. » (Vies des Hommes illustres, Pyrrhus.)

RABELAIS

François Rabelais, né en 1483 à Chinon, fut d'abord cordelier, puis bénédictin. Fatigué du joug de la règle monastique, il quitta le froc pour l'habit de prêtre séculier, et se mit à courir le monde. En 1530, il se fit inscrire sur les registres de la Faculté de médecine de Montpellier. Au commencement de l'année 1534, et deux ans plus tard en 1536, il accompagna à Rome, en qualité de médecin, le cardinal Jean du Bellay, ambassadeur de France. Revenu à Montpellier, il fut promu au doctorat le 22 mại 1537. L'année suivante, il exerça la médecine dans plusieurs villes du midi, à Narbonne, à Castres, à Lyon; il fut néanmoins autorisé à prendre possession du canonicat de Saint-Maur-les-Fossés, que lui avait octroyé le cardinal du Bellay. En 1551, il obtint du cardinal la cure de Meudon. Il mourut en 1553 à Paris. On a de lui quelques travaux sérieux, tels que des éditions de divers traités d'Hippocrate et de Galien. Mais l'ouvrage qui a rendu son nom immortel, c'est l'histoire de Gargantua et de Pantagruel, roman satirique en cinq livres, qui parurent séparément, de 1532 à 1565.

1. Le consul Lovinus battu par Pyrrhus à Héraclée.

Première édition des cinq parties réunies : Lyon, Jean Martin, 1567, in-16; les éditions principales depuis 1567 sont les suivantes : Amsterdam, Elzevier, 1663, 2 vol. petit in-12; de Le Duchat, 1741, 5 vol. petit in-8; Paris, Louis Janet, 1823, 2 vol. in-8; Paris, Dalibon, 1823-1826, 9 vol. in-8; Paris, Charpentier, 1840, gr. in-18; Paris, Didot, 1857-1858, 2 vol. gr. in-18, et Paris, P. Janet, 1858, in-16.

L'édition de MM. Burgaud des Marets et Rathery (18701873, 2e édit. 2 vol. in-18) donne un texte rajeuni. L'édition P. Janet, 1867, contient 7 vol. in-12. C'est actuellement la plus commode à consulter avec les deux suivantes : édition de M. A. de Montaiglon et L. Lacour, 1868, 3 vol. in-8; édition de M. Marty-Laveaux, 1870-1872, 3 vol. petit in-8. On a réimprimé dernièrement les commentaires intéressants de Le Duchat et Le Motteux (édit. Fabre, Niort, 1875 et suiv. in-8).

« La Vie de Gargantua et de Pantagruel, dit M. SainteBeuve, est une œuvre inouïe, mêlée de science, d'obscurité, de comique, d'éloquence et de haute fantaisie, qui rappelle tout, sans être comparable à rien, qui vous saisit et vous déconcerte, vous enivre, et vous dégoûte, et dont on peut, après s'y être beaucoup plu et l'avoir beaucoup admirée, se demander sérieusement si on l'a comprise. >> Sous une gaieté qui va parfois jusqu'à la bouffonnerie et jusqu'à la licence la plus choquante, Rabelais cache une haute raison, un sens profond et hardi. Lui-même nous en avertit: «< Vîtes-vous oncques chien rencontrant quelque os médullaire? Le chien est, comme dit Platon, la bête du monde la plus philosophique. Si vous l'avez vu, vous avez pu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soin il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l'entame, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le suce. Qui l'induit à ce faire? Quel est l'espoir de son étude? Quel bien prétend-il? Rien plus qu'un peu de moëlle... A l'exemple d'icelui vous convient être sages pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers au prochas (à la poursuite) et hardis à la rencontre, puis par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l'os et sucer la scientifique moëlle. »

LIVRE I, CHAPITRE XXIX

LA TENEUR DES LETTRES QUE GRANDGOUSIER ESCRIVOIT A GARGANTUA 1 La ferveur de tes estudes requeroit que de long temps ne te revocasse de cestuy philosophique repos, si la confiance de nos amis et anciens confederés n'eust de present frustré la seureté de ma vieillesse. Mais, puisque telle est ceste fatale destinée que par iceux sois inquieté esquelz plus je me reposois, force m'est te rappeller au subside 2 des gens et biens qui te sont par droit naturel affiés 3. Car, ainsi comme debiles sont les armes au dehors si le conseil n'est en la maison, aussi vaine est l'estude, et le conseil inutile, qui, en temps oportun, par vertus n'est executé, et à son effect reduict.

Ma deliberation n'est de provoquer, ains d'apaiser; d'assaillir, mais de defendre; de conquester, mais de garder mes feaux subjects et terres hereditaires. Esquelles est hostilement entré Picrochole sans cause ny occasion, et de jour en jour poursuit sa furieuse entreprise, avec exces non tolerables à personnes liberes.

Je me suis en devoir mis pour moderer sa cholere tyrannique, luy offrant tout ce que je pensois luy pouvoir estre en contentement et par plusieurs fois ay envoyé amiablement devers luy, pour entendre en quoy, par qui et comment il se sentoit oultrage: mais de luy n'ay eu response que de volontaire deffiance, et qu'en mes terres pretendoit seulement droit de bien seance. Dont j'ay cogneu que Dieu éternel l'a laissé au gouvernail de son franc arbitre et propre sens, qui ne peut estre que meschant, si par grace divine n'est continuellement guidé : et, pour le contenir en office. et reduire à cognoissance, me l'a icy envoyé à molestes enseignes. Pourtant 6, mon filz bien aimé, le plus tost que faire pourras, ces lettres veues, retourne à diligence secourir, non tant moy (ce que toutesfois par pitié naturellement tu doibs) que les tiens, lesquelz par raison tu peux sauver et garder. L'exploit sera fait à moindre effusion de sang qu'il sera possible. Et, si possible est, par engins 7 plus expediens 8, cauteles 9, et ruses de guerre, nous sauverons toutes les ames, et les envoyerons joyeux à leurs domiciles.

Tres cher filz, la paix de Christ nostre redempteur soit avec toy. Salue Ponocrates, Gymnaste et Eudemon, de par moy. Du vingtiesme de septembre.

Ton père,

GRANDGOUSIER.

1. Grandgousier, injustement attaqué par Picrochole, rappelle son fils Gargantua, qu'il avait envoyé s'instruire à Paris, en compagnie de Ponocrates, son précepteur, de Gymnaste, son écuyer, et d'Eudémon, son page. - 2. Au secours. 3. Mis sous ta foi, dont tu réponds. 4. Deffiance, provocation, défi. 5. Fâcheuses. 6. Pour cela, c'est pourquoi. 7. Stratagèmes. 8. Plus avantageux, plus profitables (que les armes).

9. Finesses.

DEMOGEOT.

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LIVRE I, CHAPITRE XXXIII

COMMENT CERTAINS GOUVERNEURS DE PICROCHOLE, PAR CONSEIL

PRECIPITÉ, LE MIRENT AU DERNIER PERIL

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Comparurent devant Picrochole les ducs de Menuail et comte Spadassin, et luy dirent: Sire, aujourd'huy nous vous rendons le plus heureux, plus chevaleureux prince qui onques fust depuis la mort d'Alexandre Macedo. Couvrez, couvrez-vous, dist Picrochole. Grand mercy, dirent-ilz, Sire; nous sommes à nostre devoir. Le moyen est tel. Vous laisserez icy quelque capitaine en garnison, avec petite bande de gens, pour garder la place 1, laquelle nous semble assez forte, tant par nature que par les rempars faits à vostre invention. Vostre armée partirez 2 en deux, comme trop mieulx l'entendez. L'une partie ira ruer sus ce Grandgousier et ses gens. Par icelle sera de prime abordée facilement desconfit. Là recouvrerez argent à tas, car le vilain en a du content. Vilain, disons nous, parce qu'un noble prince n'a jamais un sou. Thesaurizer est fait de vilain.

L'autre partie ce pendant tirera vers Onys, Sanctonge, Angomois, et Gascoigne ensemble Perigot 3, Medoc, et Elanes. Sans resistence prendront villes, chasteaux, et forteresses. A Bayonne, à SaintJean de Luc, et Fontarabie, saisirez toutes les naufz 5, et, costoyant vers Galice et Portugal, pillerez tous les lieux maritimes, jusques à Ulisbone, où aurez renfort de tout équipage requis à un conquerent. Par le corbieu Espagne se rendra, car ce ne seront que madourrés 7. Vous passerez par l'estroict de Sibyle, et là erigerez deux colomnes plus magnifiques que celles d'Hercules, à perpetuelle memoire de vostre nom. Et sera nommé cestuy destroit la mer Picrocholine.

Passée la mer Picrocholine, voicy Barberousse qui se rend vostre esclave. Je, dist Picrochole, le prendray à mercy; Voire, dirent-ilz, pourveu qu'il se face baptiser. Et oppugiferez les royaumes de Tunis, d'Hippes, Argiere, Bone, Corone, hardiment toute Barbarie. Passant oultre, retiendrez en vostre main Maiorque, Minorque, Sardaine, Corsicque, et autres isles de la mer Ligusticque et Baleare. Costoyant à gauche. dominerez toute la Gaule Narbonique, Provence, et Allobroges, Genes, Florence, Lucques, et à Dieu seas Rome. Le pauvre monsieur du Pape meurt desjà de peur. Par ma foy, dist Picrochole, je ne luy baiseray ja sa pantoufle. Prise Italie, voyla Naples, Calabre, Apoulle et Sicile toutes à sac, et Malthes avec. Je voudrois bien que les plaisans chevaliers jadis Rhodiens vous resistassent. J'irois, dist Picrochole, voluntiers à Lorette 9. Rien, rien, dirent-ilz; ce sera au retour. De là pren

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-

1. Le château de la Roche-Clermault, à 5 kilomètres de Chinon. 3. Le Périgord. 4. Les Landes. 5. Les navires. 7. Sots, barbares, mal polis (male dolati).

2. Partagerez.

6. Lisbonne.

fait de Rome.

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8. C'en est

9. Pèlerinage fameux, à 21 kilomètres au sud-est d'Ancône.

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Je,

drons Candie, Cypre, Rhodes, et les isles Cyclades, et donnerons sus la Morée. Nous la tenons. Saint Treignan, Dieu gard Hierusa lem! car le Soudan n'est pas comparable à vostre puissance. dist-il, feray donc bastir le temple de Salomon? encores attendez un peu. Ne soyez jamais tant entreprises.

Non, dirent-ilz, soudain à vos

Ver

Savez-vous que disoit Octavian Auguste? Festina lente. Il vous convient premièrement avoir l'Asie minor, Carie, Lycie, Pamphilie, Cilicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune 1, Charazie 2, Satalie 3, 3, Samagarie, Castamena, Luga, Savasta, jusques à Euphrates. rons-nous, dist Picrochole, Babylone et le mont Sinay? dirent-ilz, ja besoing pour ceste heure N'est-ce pas assez tracassé de avoir transfreté la mer Hircane, chevauché les deux Armenies, et les trois Arabies?

Il n'est,

Par ma foy, dist-il, nous sommes affollés. Ha, pauvres gens! - Quoy? dirent-ilz. Que boirons-nous par ces deserts? Car Julian Auguste et tout son ost y moururent de soif, comme l'on dist. Nous, dirent-ilz, avons ja donné ordre à tout. Par la mer Siriace, vous avez neuf mille quatorze grandes naufz, chargées des meilleurs vins du monde; elles arriverent à Japhes 5. Là se sont trouvés vingt et deux cens mille chameaux, et seize cens elephans, lesquelz avez pris à une chasse environ Sigeilmes, lorsque entrastes en Libye, et d'abondant 6 eustes toute la caravanne de Lamecha 7 Ne vous fournirent ilz de vin à suffisance? Voire, mais, dist-il, nous ne beusmes point frais. Par la vertu, dirent-ilz, non pas d'un petit poisson, un preux, un conquerent, un pretendant et aspirant à l'empire univers 9 ne peut tousjours avoir ses aises. Dieu soit loué qu'estes venu vous et vos gens, saufz et entiers, jusques au fleuve

du Tigre.

- Mais, dist-il, que fait ce pendant la part de nostre armée qui desconfit ce vilain humeux 10 Grandgousier? Ilz ne chomment pas, dirent-ilz; nous les rencontrerons tantost. Ilz vous ont pris Bretaigne, Normandie, Flandres, Haynault, Brabant, Artoys, Hollande, Selande: ilz ont passé le Rhein par sus le ventre des Suisses et Lansquenets, et part d'entre eux ont dompté Luxembourg, Lorraine, la Champaigne, Savoye, jusques à Lyon auquel lieu ont trouvé vos garnisons retournans des conquestes navales de la mer Mediterranée. Et se sont reassemblés en Boheme, après avoir mis à sac Soueve, Wuitemberg, Bavieres, Austriche, Moravie, et Stirie. Puis ont donné fièrement ensemble sus Lubek, Norwerge, Sweden, Rich, Dace, Gotthie, Engroneland 11, les Estrelins 12, jusques à la mer Glaciale. Ce fait, conquesterent les isles Orchades, et subjuguerent

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1. Bithynie. 2. Le Charax, promontoire de la Chersonèse Taurique. 3. Satalieh, ville de l'Anatolie (Attalia). 4. Passer une mer ou un fleuve (trans fretum). 6. De plus. 5. Jaffa. 7. La Mecque.

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8. Qui. 9. Universel. · 10. Buveur, ivrogne, de humer 11, Groen

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