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ment dans leurs ouvrages, peut-être qu'on pourrait parler ainsi : Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres; celui-là peint les hommes tels qu'ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on admire et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnaît dans les autres ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier; et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes; et dans celui-ci du goût et des sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l'un imite Sophocle, et que l'autre doit plus à Euripide.

Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu'il lit pour la première fois, où il n'a nulle part, et que l'auteur aurait soumis à sa critique, et se persuader ensuite qu'on n'est pas entendu seulement à cause que l'on s'entend soi-même, mais parce qu'on est en effet intelligible.

L'on n'écrit que pour être entendu; mais il faut du moins, en écrivant, faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage?

Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule. S'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit : mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus

relevée il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs.

CHAPITRE VI DES BIENS DE FORTUNE

LE RICHE ET LE PAUVRE

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance; il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre; il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche; tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin 1, politique, mystérieux sur les affaires du temps; il se croit des talents et de l'esprit. Il est riche.

:

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre il dort peu, et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide : il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus; et s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal; il croit peser à ceux à qui il parle; il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services; il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide; il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent. Il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau : il

1. On appelait libertins au xviie siècle ceux que l'on appelle aujourd'hui libres penseurs.

n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siège; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n'ouvre la bouche que pour répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau; il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie; il n'en coûte à personne ni salut, ni compliment. Il est pauvre.

FÉNELON

François de Salignac de la Mothe-Fénelon naquit le 6 août 1651 au château de Fénelon, en Périgord. Au sortir du séminaire de Saint-Sulpice, il se sentit entraîné par son ardente charité vers la carrière périlleuse des missions étrangères, mais la délicatesse de sa santé le retint en France. Chargé successivement de l'instruction des Nouvelles Catholiques, puis d'une mission dans le Poitou, où sa douceur et son éloquence opérèrent de nombreuses conversions, il fut nommé, à la recommandation de Mme de Maintenon, précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Cette éducation terminée, Fénelon fut promu en 1694 à l'archevêché de Cambrai. La polémique qu'il soutint contre Bossuet au sujet du quiétisme et de la doctrine du pur amour de Dieu, et la condamnation dont le saint-siège frappa son livre des Maximes des Saints, lui firent perdre la bienveillance du roi. Retiré dans son diocèse, il se consacra tout entier à ses fonctions pastorales, et se fit chérir par une bienfaisance devenue proverbiale. Il mourut à Cambrai le 8 janvier 1715, à soixante-quatre

ans.

Les principaux ouvrages de Fénelon sont le Traité de l'Éducation des filles, 1687; les Maximes des Saints, 1697; le Télémaque, publié en 1699, sans l'aveu de Fénelon, par un secrétaire infidèle, et réimprimé en 1717 par les soins de sa famille; les Dialogues des morts et les Fables, 1712;

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la Lettre à l'Académie française écrite en 1714, et publiée en 1716 par ordre de l'Académie; les Dialogues sur l'Éloquence, 1718; la Démonstration de l'existenee de Dieu, 1713, avec une deuxième partie, 1718; des Sermons, ou plutôt des plans, des projets de sermons, car Fénelon, comme Bossuet, prêchait d'abondance.

Les œuvres complètes de Fénelon ont été publiées : Paris, 1787-1792, Didot, 9 vol. in-4; par Gosselin et Caron, Paris, Lebel, 1820-1850, 35 vol. in-8; Paris, Didot, 1838, 3 vol. gr. in-8; Lille, Lefort, 1852, 10 vol. in-8. Les opuscules littéraires de Fénelon (Lettre à l'Académie, Dialogues sur l'Éloquence, etc.) ont été publiés souvent en éditions classiques, et en particulier par M. Deschanel, en 1845. — Des Lettres inédites ont paru en 1874 par les soins de l'abbé Verlaque. Il y a plusieurs éditions d'OEuvres choisies, entre autres celle de la librairie Hachette, 1865, 4 vol. in-12 (édition Lahure).

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Vie de Fénelon par Ramsay, Paris, 1727, 2 vol. in-8. Histoire de Fénelon par le cardinal de Bausset, Versailles, Lebel, 1817, 2 vol. On pourra consulter aussi l'Histoire de Fénelon par M. Gosselin.

C'est pour le duc de Bourgogne que Fénelon composa ses œuvres les plus littéraires: d'abord ses Fables, où d'excellentes leçons, où d'indulgents reproches se déguisent, pour plaire davantage, sous de simples et gracieuses fictions; puis les Dialogues, exposition dramatique des réflexions inspirées à l'enfant par l'étude de l'histoire; enfin l'ouvrage le plus connu, le plus populaire de Fénelon, celui qui résume tout son esprit, toutes ses tendances, les Aventures de Télémaque.

Ici on retrouve Fénelon tel sans doute qu'il s'était déjà montré, dans la lettre hardie qu'il écrivit au roi en 1704 sur les abus de son règne, dans les Mémoires particuliers qu'il rédigea à Chaulnes, en 1711, sous les yeux du duc de Chevreuse, et qui devaient servir de programme à un règne nouveau, enfin dans ses admirables Directions pour la conscience d'un roi partisan des lois et d'une liberté sage, ennemi du despotisme, au point d'alarmer, par d'involontaires mais inévitables allusions, l'orgueil du roi vieillissant,

malheureux, et toujours enivré de lui-même. On reconnaît dans la pureté de sa morale évangélique, dans la délicieuse peinture d'un Élysée tout chrétien, le prêtre plein de charité et de tendresse d'âme. Mais cet ouvrage fait briller en lui, de tout son éclat, un caractère nouveau, et qui forma un des traits les plus distinctifs de Fénelon, cette poétique imagination, colorée de tous les souvenirs de la Grèce. C'est par là qu'il se rattache au XVIe siècle qu'à tant d'autres égards il semble laisser derrière lui. Peut-être même le devance-t-il encore ici par l'exquise pureté de son goût, par le dédain de toute parure de convention, par ce sentiment vif et délicat de l'aimable simplicité du monde naissant 1.

C'est par ce goût exquis que Fénelon, dans ses admirations classiques, ne s'arrête pas aux Romains, comme Corneille, comme Boileau, comme la plupart des écrivains français depuis Malherbe. Parmi les Grecs eux-mêmes, il s'attache aux plus simples, aux plus purs, aux plus naïfs, ce qui le distingue de Racine. Homère, Xénophon, Platon, deviennent ses modèles. Il préfère même l'Odyssée à l'Iliade; il en traduit six chants pour se bien pénétrer de ce style enchanteur. C'est alors seulement qu'il aborde le récit des Aventures de Télémaque, et le lecteur charmé croit encore lire Homère.

Rejetant le vers alexandrin, qui, sous la discipline de Boileau, n'avait pu s'assouplir assez pour revêtir un long récit épique, Fénelon a créé pour son usage une prose élégante et simple, qui flotte à longs plis autour de sa pensée et l'enveloppe d'images et d'harmonie.

Il serait à regretter qu'un écrivain d'un goût si parfait, d'un génie si universel et si peu exclusif, n'eût pas, avant d'achever sa carrière, consigné dans quelques pages la théorie d'un art qu'il avait si admirablement pratiqué. Sa Lettre sur les occupations de l'Académie française (1714), ses Lettres à La Motte sur Homère et sur les anciens, ses Dialogues sur l'Éloquence, sont pleins d'une critique excellente et féconde.

1. Expression de Fénelon dans une de ses lettres à La Motte, 24 mai 1714.

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