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Ces parolles, et autres, que le Roy leur dit, les saoula 1 un petit : mais non pourtant tousjours recommençoyent leur riote, et n'alloyent pié de terre, qu'ils ne riotassent. Quand les deux Barons dessus dit veirent cette foule de gens, si descendirent du tertre, et brocherent chevaux des esperons, celle part 2. Quand ils furent à la place, si demanderent : « Qu'est-ce cy?» et on leur dit : « C'est le roy de France, qui est prins, et le veulent avoir, et chalanger 3, plus de dix Chevaliers et Escuyers. » A doncques les deux barons entrerent, à force, en la presse, et firent toutes manières de gens tirer arriere, et leur commanderent de par le Prince, sur la teste, que tous se tirassent arriere, et que nul ne l'approchast, s'il n'y estoit ordonné, et commis. Lors se trairent toutes gens, bien en sus du Roy, et des deux barons, qui tantost descendirent à terre, et enclinerent le Roy tout bas, puis le conduirent, tout en paix, devers le Prince de Galles. (Ch. XXXVI-XLV.)

COMMENT LE PRINCE DE GALLES DONNA A SOUPER AU ROI DE FRANCE LE JOUR DE LA BATAILLE

Quant vint au soir, le Prince de Galles donna à soupper, en sa loge, au Roy de France, et à la plus grande partie des Princes et Barons, qui estoyent là prisonniers, et assit le Prince le Roy de France, son fils messire Philippe, messire Jaques de Bourbon, monseigneur Jehan d'Artois, le comte de Tancarville, le comte d'Estampes, le comte de Dampmartin, le comte de Graville, et le seigneur de Partenay, à une table haute et bien couverte, et tous les autres Barons et Chevaliers à autres tables. Et servoit toujours le Prince au devant de la table du Roy et par toutes les autres tables, aussy humblement comme il pouvoit, n'oncques ne se voulut seoir à la table du Roy, pour priere que le Roy en fist; ains disoit qu'il n'estoit encore mie assez suffisant, qu'il luy appartenist de soy seoir à la table de si grand Prince, et de si vaillant homme, que le corps du Roy estoit, et luy disoit bien : « Cher Sire, ne veuillez mie faire simple chere, pourtant si Dieu n'a voulu huy consentir vostre vouloir; car certainement Monseigneur mon pere vous fera tout honneur et amitié le plus qu'il pourra, et s'accordera à vous si raisonnablement, que vous demourrez bons amis ensemble à tousjours, et m'est advis que avez grand'raison de vous éliesser 5, combien que la journée ne soit tournée à vostre gré. Car vous avez aujourd'huy conquis le haut nom de prouesse, et avez passé aujourd'huy tous les mieux-faisans de vostre costé. Je ne le di mie, Cher Sire, pour vous louer; car tous ceux de nostre partie, qui ont veu les uns et les autres, se sont, par pleine conscience, à ce accordés, et vous en donnent le pris et le chapelet 6. » A ce point commencerent tous à murmurer, et disoyent entre eux François,

1. Les contenta. 2. De ce côté. 3. Réclamer. 4. Saluèrent. 5. Réjouir. 6. La couronne, la palme.

DEMOGEOT.

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que noblement et à poinct le Prince avoit parlé, et disoyent qu'en luy avoit et auroit encores un gentil 1 Seigneur, s'il pouvoit durer longuement et vivre, et en telle fortune perseverer. (Ch. XLIX.)

COMMINES

Philippe de Commines, sieur d'Argenton, né en 1445, en Poitou, mourut en 1509. Ses Mémoires ont pour objet les règnes de Louis XI et de Charles VIII, de 1464 à 1498. Il fut d'abord au service du duc de Bourgogne Charles le Téméraire, qu'il quitta en 1472 pour s'attacher à Louis XI. Après la mort du roi, dont il avait été le confident et le dévoué serviteur, il fut quelque temps disgracié, pour avoir suivi le parti du duc d'Orléans contre la dame de Beaujeu, régente. Il rentra en faveur, et accompagna Charles VIII en Italie. Sous Louis XII, il vécut dans la retraite, et employa ses loisirs à rédiger ses Mémoires.

Première édition: Paris, Galliot Du Pré, 1524, petit in-fol. goth., la plus complète est celle publiée par Mlle Dupont, Paris, Renouard, 1840-1847, 3 vol. gr. in-8.

M. Kervyn de Lettenhove a édité les Lettres et Négociations de Commines, Bruxelles, 1868, 2 vol. in-8. Ces deux dernières éditions sont accompagnées de notices.

En quittant Froissart pour écouter Philippe de Commines, on change de monde comme d'époque. Au spectacle brillant et animé des passes d'armes féodales succède l'étude grave et instructive de la politique naissante. L'histoire prend un caractère nouveau; elle devient critique, elle reçoit et pèse les témoignages. Elle n'a plus pour objet d'amuser, mais d'instruire. Commines écrit «< afin qu'on connaisse les habiletés de quoi on use en France ». Aussi n'épargne-t-il point les leçons, les raisonnements. Ses réflexions ne sont point de ces maximes brillantes ou profondes, à la manière de Tacite, qui concentre la pensée en un trait, et jette çà et là un éclair sur les abîmes les plus cachés du cœur humain. Les conclusions de Commines 1. -Noble.

se développent à l'aise et sans prétention d'éloquence; elles cachent, comme son héros, beaucoup de sens sous une allure vulgaire. Elles sont surtout pratiques et politiques. Rien de général, rien de vraiment humain; ses maximes touchent encore à l'expérience personnelle, d'où elles sont nées. Elles n'ont pour sphère que les cours et le gouvernement; au-dessus, l'auteur ne voit plus que le ciel et une providence fatale qui le dispense de rien chercher au delà.

Malgré le ton simple et en quelque sorte bourgeois qu'affectionne Commines, la vérité d'observation, la vue claire des grands intérêts politiques, arrivent quelquefois chez lui jusqu'au plus beau style de l'histoire. Le tableau qu'il trace des résultats de l'administration de Louis XI a une grandeur calme et simple à laquelle l'histoire moderne n'était pas encore parvenue, et qu'elle ne devait guère surpasser.

MORT DE LOUIS XI
(1483)

Luy print la maladie (dont il partit de ce monde) par un lundy, et dura jusques au samedy ensuyvant, pénultime d'Aoust, mil quatre cens quatre vingts et trois; et estoye présent à la fin de la maladie, parquoy en veulx dire quelque chose. Tantost après que le mal luy print, il perdit la parolle, comme autrefois avoit fait, et quand elle luy fut revenue, se sentit plus foible que jamais n'avoit esté, combien qu'auparavant il l'estoit tant, qu'à grand'peine pouvoit-il mettre la main jusques à la bouche, et estoit tant maigre et deffaict, qu'il faisoit pitié à tous ceux qui le voioyent. Ledict Seigneur se jugea mort, et sur l'heure il envoya querir Monseigneur de Beaujeu, mari de sa fille, à present Duc de Bourbon, et lui commanda aller au Roy son filz qui estoit à Amboise (ainsi l'appela il) en le luy recommandant, et ceux qui l'avoyent servi, et lui donna toute la charge et gouvernement dudict Roy.... Apres envoya le Chancelier, et toute sa sequelle 1, portant les Seaulx au Roy son filz. Luy envoya aussi partie des archiers de sa garde, et capitaines, et toute sa vennerie et faulconnerie et toutes autres choses. Et tous ceux qui le venoyent veoir, il les envoyoit à Amboise devers le Roy (ainsi l'appeloit-il), leur priant le servir bien, et par tous luy mandoit quelque chose.

La parole jamais ne luy faillit, depuis qu'elle luy fut revenue, ne 1. Sa suite.

le sens, ne jamais ne l'eust si bon. Jamais en toute sa maladie ne se plaignit, comme font toutes sortes de gens, quand ils sentent mal. Au moins suis-je de cette nature, et en ay veu plusieurs autres, et aussi on dit que le plaindre allége la douleur.

Toujours avoit espérance en ce bon Hermite 1, qui estoit au Plessis (dont j'ay parlé), qu'il avoit fait venir de Calabre, et incessamment envoyoit devers luy, disant qu'il lui allongeroit bien sa vie s'il vouloit; car nonobstant toutes ces ordonnances, qu'il avoit faites de ceulx qu'il avoit envoyés devers Monseigneur le Dauphin, son filz, si luy revint le cœur, et avoit bien espérance d'eschaper; et si ainsi fust advenu, il eust bien departy 2 l'assemblée, qu'il avoit envoyée à Amboise à ce nouveau Roy. Et pour cette espérance qu'il avoit audict Hermite, fut advisé par un certain théologien et autres, qu'on lui déclareroit qu'il s'abusoit, et qu'en son faict n'y avoit plus d'espérance qu'à la miséricorde de Dieu, et qu'à ces parolles se trouveroit présent son médecin, maistre Jaques Coctier, en qui il avoit toute espérance, et à qui chascun moys il donnoit dix mille escus, esperant qu'il luy alongeroit la vie. Et fut prise cette conclusion par maistre Olivier, à fin que de tous points il pensast à sa conscience, et qu'il laissast toutes autres pensées, et ce sainct homme, en qui il se fioit, et ledict maistre Jaques le medecin. Et tout ainsi qu'il avoit haulsé ledict maistre Olivier et autres, trop à coup, et sans propos, en estat plus grand, qu'il ne leur appartenoit, aussi tout de mesme, prindrent charge sans crainte, de dire chose à un tel Prince, qui ne leur appartenoit pas, ny ne garderent la reverence et l'humilité qu'il appartenoit au cas 3, comme eussent fait ceux qu'il avoit de long temps nourris, et lesquels peu paravant il avoit eslongnez de luy, pour ses imaginaires.... Signifierent à nostre Roy les dessus dicts sa mort en briefves parolles et rudes, disans : « Sire, il fault que nous nous acquitons; n'ayez plus d'espérance en ce sainct homme, n'en autre chose, car seurement il est faict de vous; et pour ce pensez à votre conscience, car il n'y a nul remede. » Et chascun dist quelque mot assés brief, ausquels il repóndit : « J'ay esperance que Dieu m'aidera, et par aventure 4 je ne suis pas si malade comme vous pensez. »

Quelle douleur luy fut d'ouïr ceste nouvelle et ceste sentence? Car onques homme ne craignit plus la mort, et ne feit tant de choses, pour y cuider mettre remede, comme luy; et avoit tout le temps de sa vie, à ses serviteurs, et à moy comme à d'autres dit, que si on le voyoit en nécessité de mort, que on ne luy dist fors tant seulement « Parlez peu », et qu'on l'emeust seulement à soy confesser, sans luy prononcer ce cruel mot de la mort; car il luy sembloit n'avoir pas cœur pour ouïr une si cruelle sentence. Toutefois il l'endura vertueusement et toutes autres choses jusques à la mort, et plus que nul homme, que jamais j'aye veu mourir.

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A son filz qu'il appeloit Roy, manda plusieurs choses et se confessa très bien, et dict plusieurs oraisons, servans à propos, selon les sacremens qu'il prenoit, lesquels luy-mesmes demanda. Et comme j'ay dit, il parloit aussi sec 1, comme si jamais n'eust été malade, et parloit de toutes choses, qui pouvoyent servir au Roy son filz... Apres tant de paour et de suspicions et douleurs, nostre Seigneur feit miracle sur luy, et le guerist tant de l'âme que du corps, comme tousjours a accoustumé, en faisant ses miracles. Car il l'osta de ce misérable monde en grand santé de sens et d'entendement et bonne memoire, ayant reçeu tous ses sacremens, sans souffrir douleur que l'on congneust, mais toujours parlant jusques à une Patenostre 2 avant sa mort, en ordonnant de sa sepulture; et nommoit ceulx qu'il vouloit qu'ils l'accompagnassent par chemin, et disoit qu'il n'esperoit à mourir qu'au samedy, et que nostre Dame luy procureroit ceste grâce, en qui tous jours avoit eu fiance et grand dévotion et priere. Et tout ainsi luy en advint car il deceda le samedy penultime jour d'aoust, l'an mil quatre cens quatre vingts et trois, à huit heures au soir, audict lieu du Plessis, où il avoit prins la maladie le lundy devant. Nostre Seigneur ait son âme, et la veuille avoir reçue en son Royaume de Paradis. (Mémoires de Philippe de Commines, liv. VI, ch. xi et xí.)

COMMENT LE ROI SE MAINTENOIT TANT ENVERS SES VOISINS QU'ENVERS SES SUJETS [PEU DE TEMPS AVANT SA MORT]

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Or donques ce mariage de Flandres 3 fut accomply, que le Roy avoit fort désiré, et tenoit les Flamans à sa poste 4. Bretagne, à qui il portoit grande haine, estoit en paix avec luy; mais il les tenoit en grande peur et en grande crainte, pour le grand nombre de gens d'armes qu'il tenoit logez en leurs frontières. Espagne estoit en repos avec luy, et ne désiroit le roy et la reyne d'Espagne sinon qu'amitié; et il les tenoit en doute et despense, à cause du pays de Roussillon qu'il tenoit de la maison d'Aragon, qui luy avoit esté baillé par le roy Jehan d'Arragon, pere du roi de Castille qui regne de present, en gage, et par aucunes conditions qui encore ne sont vuidées. Touchant la puissance d'Italie, ils le vouloient bien avoir pour amy, et avoient quelque confederation avec luy, et souvent y envoyoient leurs ambassadeurs. En Allemagne avoit les Suisses qui luy obeyssoient comme ses sujets; les roys d'Ecosse et de Portugal estoient ses alliez; partie de la Navarre faisoit ce qu'il vouloit; ses sujets trembloient devant luy; ce qu'il commandoit estoit incontinent accomply, sans nulle difficulté ni excusation.

(Liv. VI, ch. x.)

1. Avec autant de netteté et de fermeté. 2. Le temps de dire un Pater. 3. Le mariage du Dauphin avec Marguerite de Flandres, fille de Maximilien d'Autriche. 4. En sa dépendance. 5. Jean II d'Aragon avait engagé le Roussillon et la Cerdagne à Louis XI, en 1462, pour la somme de trois cent mille écus.

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