Page images
PDF
EPUB

Que, bien que leur naissance au trône les destine,

Si son ordre est trop lent, leur grand cœur s'en mutine;
Qu'un père garde trop un bien qui leur est dû,
Et qui perd de son prix étant trop attendu;
Qu'on voit naître de là mille sourdes pratiques
Dans le gros de son peuple et dans ses domestiques;
Et que si l'on ne va jusqu'à trancher le cours
De son règne ennuyeux et de ses tristes jours,
Du moins une insolente et fausse obéissance,
Lui laissant un vain titre, usurpe sa puissance.

ARASPE.

C'est ce que de tout autre il faudrait redouter,
Seigneur, et qu'en tout autre il faudrait arrêter;
Mais ce n'est pas pour vous un avis nécessaire :
Le prince est vertueux, et vous êtes bon père.

PRUSIAS.

Si je n'étais bon père, il serait criminel :
Il doit son innocence à l'amour paternel;
C'est lui seul qui l'excuse, et qui le justifie,
Ou lui seul qui me trompe, et qui me sacrifie,
Car je dois craindre enfin que sa haute vertu
Contre l'ambition n'ait en vain combattu,
Qu'il ne force en son cœur la nature à se taire.
Qui se lasse d'un roi peut se lasser d'un père;
Mille exemples sanglants nous peuvent l'enseigner :
Il n'est rien qui ne cède à l'ardeur de régner;
Et depuis qu'une fois elle nous inquiète,
La nature est aveugle, et la vertu muette.

Te le dirai-je, Araspe? il m'a trop bien servi;
Augmentant mon pouvoir, il me l'a tout ravi :
Il n'est plus mon sujet qu'autant qu'il le veut être,
Et qui me fait régner en effet est mon maître.
Pour paraître à mes yeux son mérite est trop grand :
On n'aime point à voir ceux à qui l'on doit tant.
Tout ce qu'il a fait parle au moment qu'il m'approche,
Et sa seule présence est un secret reproche.
Elle me dit toujours qu'il m'a fait trois fois roi,
Que je tiens plus de lui qu'il ne tiendra de moi,
Et que, si je lui laisse un jour une couronne,
Ma tête en porte trois que sa valeur me donne.
J'en rougis dans mon âme, et ma confusion,
Qui renouvelle et croît à chaque occasion,
Sans cesse offre à mes yeux cette vue importune,
Que qui m'en donne trois peut bien m'en ôter une;
Qu'il n'a qu'à l'entreprendre, et peut tout ce qu'il veut.
Juge, Araspe, où j'en suis s'il veut tout ce qu'il peut,

ARASPE.

Pour tout autre que lui je sais comme s'explique

La règle de la vraie et saine politique.

Aussitôt qu'un sujet s'est rendu trop puissant,
Encor qu'il soit sans crime, il n'est pas innocent:
On n'attend point alors qu'il s'ose tout permettre;
C'est un crime d'État que d'en pouvoir commettre;
Et qui sait bien régner l'empêche prudemment
De mériter un juste et plus grand châtiment,
Et prévient, par un ordre à tous deux salutaire,
Ou les maux qu'il prépare, ou ceux qu'il pourrait faire.
Mais, seigneur, pour le prince, il a trop de vertu;
Je vous l'ai déjà dit.

PRUSIAS.

Et m'en répondras-tu?

Me seras-tu garant de ce qu'il pourra faire
Pour venger Annibal, ou pour perdre son frère?
Et le prends-tu pour homme à voir d'un œil égal
Et l'amour de son frère et la mort d'Annibal ?
Non, ne nous flattons point, il court à sa vengeance;
Il en a le prétexte, il en a la puissance;
Il est l'astre naissant qu'adorent mes États;
Il est le dieu du peuple et celui des soldats.
Sûr de ceux-ci, sans doute il vient soulever l'autre,
Fondre avec son pouvoir sur le reste du nôtre :
Mais ce peu qui m'en reste, encor que languissant,
N'est pas peut-être encor tout à fait impuissant.
Je veux bien toutefois agir avec adresse,

Joindre beaucoup d'honneur à bien peu de rudesse,
Le chasser avec gloire, et mêler doucement

Le prix de son mérite à mon ressentiment,

Mais, s'il ne m'obéit, ou s'il ose s'en plaindre,

Quoi qu'il ait fait pour moi, quoi que j'en voie à craindre,
Dussé-je voir par là tout l'État hasardé...

SCÈNE III. PRUSIAS, NICOMÈDE, FLAMINIUS

Prusias et Flaminius sont mis en présence, comme les deux types de la diplomatie romaine et de la sujétion des rois alliés.

FLAMINIUS.

Sur le point de partir, Rome, seigneur, me mande
Que je vous fasse encor pour elle une demande.
Elle a nourri vingt ans un prince votre fils,
Et vous pouvez juger les soins qu'elle en a pris
Par les hautes vertus et les illustres marques
Qui font briller en lui le sang de vos monarques.

Surtout il est instruit en l'art de bien régner :
C'est à vous de le croire et de le témoigner.
Si vous faites état de cette nourriture 1,
Donnez ordre qu'il règne : elle vous en conjure;
Et vous offenseriez l'estime qu'elle en fait,
Si vous le laissiez vivre et mourir en sujet.
Faites donc aujourd'hui que je lui puisse dire
Où vous lui destinez un souverain empire.

PRUSIAS.

Les soins qu'ont pris de lui le peuple et le sénat
Ne trouveront en moi jamais un père ingrat':
Je crois que pour régner il en a les mérites,
Et n'en veux point douter après ce que vous dites;
Mais vous voyez, seigneur, le prince son aîné,
Dont le bras généreux trois fois m'a couronné;
Il ne fait que sortir encor d'une victoire,

Et pour tant de hauts faits je lui dois quelque gloire :
Souffrez qu'il ait l'honneur de répondre pour moi.

NICOMÈDE.

Seigneur, c'est à vous seul de faire Attale roi.

PRUSIAS.

C'est votre intérêt seul que sa demande touche.
NICOMÈDE.

Le vôtre toutefois m'ouvrira seul la bouche.

De quoi se mêle Rome, et d'où prend le sénat,
Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre État?
Vivez, régnez, seigneur, jusqu'à la sépulture,
Et laissez faire après ou Rome ou la nature.

PRUSIAS.

Pour de pareils amis il faut se faire effort.
NICOMEDE.

Qui partage vos biens aspire à votre mort;
Et de pareils amis, en bonne politique...

PRUSIAS.

Ah! ne me brouillez point avec la république :
Portez plus de respect à de tels alliés.

NICOMÈDE.

Je ne puis voir sous eux les rois humiliés,
Et quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrais son présent avec joie.
S'il est si bien instruit en l'art de commander,
C'est un rare trésor qu'elle devrait garder,
Et conserver chez soi sa chère nourriture,
Ou pour le consulat ou pour la dictature.

1. « Nourriture est ici pour éducation, et, dans ce sens, il ne se dit

:

plus c'est peut-être une perte pour notre langue. (Voltaire.)

FLAMINIUS (à Prusias).

Seigneur, dans ce discours qui nous traite si mal,
Vous voyez un effet des leçons d'Annibal;
Ce perfide ennemi de la grandeur romaine
N'en a mis en son cœur que mépris et que haine.

[merged small][ocr errors]

Non, mais il m'a surtout laissé ferme en ce point,
D'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.
On me croit son disciple, et je le tiens à gloire,
Et quand Flaminius attaque sa mémoire,

Il doit savoir qu'un jour il me fera raison
D'avoir réduit mon maître au secours du poison,
Et n'oublier jamais qu'autrefois ce grand homme
Commença par son père à triompher de Rome 1.

FLAMINIUS.

Ah! c'est trop m'outrager!

NICOMEDE.

N'outragez plus les morts.

PRUSIAS.

Et vous, ne cherchez point à former de discords;
Parlez, et nettement, sur ce qu'il me propose.
NICOMÈDE.

Eh bien! s'il est besoin de répondre autre chose,
Attale doit régner, Rome l'a résolu,

Et puisqu'elle a partout un pouvoir absolu,
C'est aux rois d'obéir alors qu'elle commande.

Attale a le cœur grand, l'esprit grand, l'âme grande,
Et toutes les grandeurs dont se fait un grand roi;
Mais c'est trop que d'en croire un Romain sur sa foi.
Par quelque grand effet voyons s'il en est digne,
S'il a cette vertu, cette valeur insigne :
Donnez-lui votre armée, et voyons ces grands coups;
Qu'il en fasse pour lui ce que j'ai fait pour vous;
Qu'il règne avec éclat sur sa propre conquête,
Et que de sa victoire il couronne sa tête.
Je lui prête mon bras, et veux dès maintenant,
S'il daigne s'en servir, être son lieutenant.
L'exemple des Romains m'autorise à le faire :
Le fameux Scipion le fut bien de son frère;
Et lorsqu'Antiochus fut par eux détrôné,

Sous les lois du plus jeune on vit marcher l'aîné.
Les bords de l'Hellespont, ceux de la mer Égée,

1. L'ambassadeur romain dont l'arrivée chez Prusias détermina le suicide d'Annibal, était T. Quintius Flaminius, le vainqueur de Philippe à Cynocéphales. C'est par erreur, ou pour se ménager un effet dramatique, que Corneille lui substitue un fils de C. Flaminius Nepos, vaincu par Annibal à la bataille du lac de Trasimène.

Le reste de l'Asie à nos côtés rangée,
Offrent une matière à son ambition.,.

FLAMINIUS.

Rome prend tout ce reste en sa protection,
Et vous n'y pouvez plus étendre vos conquêtes
Sans attirer sur vous d'effroyables tempêtes.
NICOMÈDE.

J'ignore sur ce point les volontés du roi;
Mais peut-être qu'un jour je dépendrai de moi,
Et nous verrons alors l'effet de ces menaces.

Vous pouvez cependant faire munir ces places,
Préparer un obstacle à mes nouveaux desseins,
Disposer de bonne heure un secours de Romains,
Et, si Flaminius en est le capitaine,

Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène.

RACINE

Jean Racine, né le 21 décembre 1639 à la Ferté-Milon, fit ses études chez les solitaires de Port-Royal (Lancelot, Le Maistre de Sacy), où il apprit à connaître et à goûter la littérature grecque. Destiné tour à tour par sa famille à l'administration et à l'église, il ne put résister à sa passion pour la poésie; et son ami Molière lui ouvrit l'accès du théâtre. Ses débuts furent les Frères ennemis (1664) et Alexandre (1665). Puis le génie du poète se révéla dans une suite de chefs-d'œuvre : Andromaque (1667), Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie en Aulide (1674), et Phèdre (1677), que fit tomber une cabale de cour.

Cet échec immérité, joint au pieux souvenir des sentiments chrétiens de son enfance, détermina Racine à quitter le théâtre. Il se maria, se livra à l'éducation de ses enfants, fut nommé avec Boileau historiographe du roi, et tâcha de prendre au sérieux cette charge impossible. Enfin, après douze ans de silence, le poète déploya de nouveau son génie, et le montra au moins digne de son passé dans une sphère différente. Mme de Maintenon pria Racine de composer pour les demoiselles de Saint-Cyr « quelque

« PreviousContinue »