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perfection littéraire. Cette dernière leçon fut la plus utile à la Bruyère (1). « Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu'à ses écrits: il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre. »

(1) Chap. I, no 67.

CHAPITRE XXI.

1687.

La Bruyère rédige son livre sur les Maurs ou caractères de ce siècle, écrit le commencement et la fin de son Discours sur Théophraste, et joint ses Caractères à ceux du philosophe grec. Il lit son ouvrage à quelques amis, entre autres à Boileau. - Quelles dames furent soupçonnées d'en avoir écrit la meilleure partie. — Après quelques hésitations, il donne son livre à l'imprimeur Étienne Michallet, rue Saint-Jacques, à Paris.

La Bruyère n'avait point l'ambition d'être un grand écrivain; il voulait seulement montrer aux hommes (1) ces images des choses qui leur sont si familières et dont néanmoins ils ne s'avisent pas de tirer leur instruction. Ni sublime comme Pascal, ni délicat comme la Rochefoucauld, il se contentait d'être raisonnable, et pour cela il n'était pas besoiu de talents extraordinaires. « Il y a, dit-il (2), dans quelques hommes une certaine médiocrité d'esprit qui les rend sages. » Là se bornaient toutes ses prétentions. Peu de métaphysique, beaucoup de bon sens pratique, nulle profondeur de vues, la connaissance acquise par un long usage de la vie, une intelligence nette et claire des choses communes, une simple tendance vers la raison et des aspirations sincères vers la vertu voilà toute la sagesse de la Bruyère. Un gen tilhomme de la maison de Condé pouvait s'en contenter, et cela suffisait pour faire un bon livre.

Ce livre commençait par la traduction des Caractères de Théo

(1) Préface et Discours sur Théophraste.

(2) Chap. XI, n° 153.

phraste. Comme l'ouvrage de Théophraste n'est qu'une simple instruction sur les mœurs des hommes et qu'il vise moins à les rendre savants qu'à les rendre sages, la Bruyère ne voulut point le charger de longues et curieuses observations ou de doctes commentaires qui rendissent un compte exact de l'antiquité. Il se contenta de mettre de petites notes à côté de certains endroits qu'il crut les mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochassent pas même ce petit défaut. Mais comment mettre les Caractères ou mœurs de ce siècle après ceux de Théophraste? Voilà la grande difficulté devant laquelle il avait reculé une première fois, et devant laquelle il ne reculera plus. « Je n'estime pas, dit-il, que l'homme soit capable de former dans son esprit un projet plus vain et plus chimérique que de prétendre, en écrivant de quelque art ou de quelque science que ce soit, échapper à toute sorte de critique et enlever les suffrages de tous ses lecteurs. » D'ailleurs, depuis qu'il est entré dans la maison de Condé, il a complété ses recherches, terminé ses études et ses découvertes: il a vu des choses qui lui étaient nouvelles et dont il ne se doutait pas, et, avançant par des expériences continuelles dans la connaissance de l'humanité (1), il a fini par savoir de combien de manières différentes l'homme peut être faible ou vicieux. Descartes l'a guidé dans ses recherches; mais lorsqu'il a voulu mettre en ordre toutes les vérités qu'il avait trouvées, Bossuet lui a fourni le moyen de les classer; il lui a même inspiré le plan et l'économie de son livre. Maintenant la Bruyère va écrire ce livre et mettre les vérités qu'il a découvertes dans le meilleur jour pour produire l'impression nécessaire à son dessein (2).

« Mon livre, dit-il (3), est composé presque en entier de remarques solides et de sérieuses réflexions, et pour le reste de peintures ou caractères. Quel fat donc son travail? Il commença par écarter toutes les remarques qui n'étaient pas solides, c'est-à-dire (4) qui ne reposaient pas sur des faits clairement et distinctement connus ; et toutes les réflexions qui n'étaient pas sérieuses, c'est-à-dire (5) qui ne

(1) Chap. XI, no 156.

(2) Chap. I, n° 34.

(3) Préface du discours à l'Académie.

(4) Chap. XII, no 42.

(5) Discours sur Théophraste.

tendaient pas à rendre l'homme raisonnable. Il mit ensuite de côté tout ce qui était trop commun pour fournir à la satire, et tout ce qui était trop singulier pour fournir à la saine morale (1). Pourquoi décrire ces âmes faibles, molles et indifférentes, sans vice ni vertu, qui ne se distinguent par aucun caractère particulier? Pourquoi relever ces ridicules répandus parmi les hommes, qui par leur singularité ne tirent point à conséquence, et ne sont d'aucune ressource pour l'instruction? Ce sont des vices uniques qui ne sont point contagieux, et qui sont moins de l'humanité que de la personne ou de l'individu. Beaucoup sont du ressort de la médecine (2), et non de la morale. Un grand nombre d'autres observations, qui ne parurent pas d'un utile emploi (3), furent aussi réservées pour des occasions meilleures.

La Bruyère voulait censurer les vices sans offenser les vicieux. Pour exécuter ce dessein, il n'admit dans les divers chapitres de son livre que des moralités qui pouvaient s'appliquer à tout le monde et ne s'adressaient à personne en particulier. Il cita les noms de Fabry, Rousseau, la Couture; mais c'étaient des noms si décriés, qu'aucun homme honorable ne pouvait s'en plaindre. Il nomma Despréaux, Corneille, Racine, Lully, Mignard, Lebrun, Harlay, Séguier, Bossuet, Conti, Enghien, Condé, mais toujours par groupes et toujours pour signaler leurs mérites ou leurs talents. Et ces noms glorieux, il les écrivit en grosses lettres capitales, dans les beaux endroits, dont la clarté fût encore augmentée par l'obscurité qui les environnait. Ordinairement il se servait de locutions indéfinies, dont le sens est plus ou moins compréhensif selon le nombre de personnes qu'on a en vue ; par exemple : les hommes, les femmes, les jeunes gens, les vieillards, la plupart, plusieurs, ceux qui, celles qui, tel qui, il y a des gens qui, etc. Mais le procédé qu'il employa le plus pour dissimuler les noms des personnes fut de mettre le pronom indéfini on sujet de ses phrases. Ainsi on sert à désigner toutes les personnes on, c'est Condé, c'est M. le Prince, Mme la Princesse, M. le Duc et Mme la Duchesse; on, c'est le prince de Conti, la princesse de Conti, le prince de la Roche-sur-Yon; on, c'est le Dauphin, la Dauphine, et même le roi. C'est encore Mme de Maintenon, Mme de Montespan; ce sont les ministres Louvois et Seignelay; les prédicateurs Bossuet, Bourdaloue,

(1) Chap. XI, n° 158.

(2) Discours sur Theophraste.

(3) La Bruyère, édit. Chassang.

et Fléchier; les jésuites de la Chaise, Talon, Alleaume et du Rosel; ce sont les grands et les petits, les gentilshommes et les bourgeois, la cour, la ville et la province; en un mot, on, c'est tout le monde et ce n'est personne. L'auteur est tellement habitué à ce mot on, qu'il s'en sert de la façon la plus bizarre : dans un passage de son Discours sur Theophraste (1), il attribue à tout le monde ses impressions personnelles et des réflexions que lui seul a faites pour rattacher ses Caractères à ceux de Théophraste.

Les locutions indéfinies, malgré l'abus qu'il en a fait dans sa première édition, ne suffirent pas pour désigner toutes ses remarques, ni surtout les peintures qui personnifiaient les vices et les faiblesses des hommes. Les prédicateurs empruntaient à l'Écriture sainte des exemples de vertus et de différents vices; la Bruyère emprunta à la mythologie, à l'histoire et à la comédie des exemples dont il se servit pour le même usage. Bossuet avait pris les noms de Salomon, David, Loth, Nabuchodonozor et Balthazar pour montrer l'enchaînement des passions; la Brayère donna les noms d'Oronte, Cléante et Lucile (2) aux héros de trois anecdotes ; les noms d'Ariste et Zelotes (3) à deux auteurs jaloux l'un de l'autre ; les noms de Sosie, Arfure, Crésus et Champagne (4) à quatre personnages comiques; le nom de Narcisse (5) au Parisien du bon ton ; les noms de Théotime, Théodule et Théodore (6) à trois types de prêtres. Enfin il indiqua (7) sous l'initiale de N*** deux espèces d'hommes bien différents : le vieux bourgeois qui bâtit, et le courtisan disgrâcié. Qu'y avait-il là qui pût blesser M. le Prince et les connaisseurs?

Les vices des hommes sont souvent ridicules. « Il ne faut pas mettre un ridicule où il n'y en a point (8) : c'est se gâter le goût, c'est corrompre son jugement et celui des autres; mais le ridicule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer avec grâce et d'une manière qui plaise et qui instruise. » Ainsi il pouvait comme la comédie corriger les mœurs en riant. Il le pouvait même mieux que la comédie,

(1) Édition Servois, t. I, p. 31, 32.

(2) Chap. VI, n° 20; ch. V, n° 43 ; ch. IX, n 14.

(3) Chap. I, no 19.

(4) Chap. VI, nos 15, 16, 17, 18.

(5) Chap. VII, no 12.

(6) Chap. XIII, no 1; ch. XV, no 14; ch. XV, no 16.

(7) Chap. XI, no 124; ch. VIII, no 66.

(8) Chap. I, n° 68.

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