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Il considérait avec compassion l'infortune de la maison de Condé, infortune égale à sa grandeur : les inquiétudes de M. le Prince sur sa famille, la douleur de ses enfants privés d'un tel soutien, les plaies du cœur de M. le Prince d'aujourd'hui, comme dit si bien Bossuet qui les avait sondées, l'avenir du jeune M. le Duc, à qui il a consacré les plus belles années de sa vie et dont il a travaillé de toutes ses forces à former le cœur et l'esprit, et même le sort de cette charmante princesse, son élève, encore toute rouge des suites de la petite vérole, et qui reprend avec peine sa fraîcheur et sa beauté. Il leur pardonna volontiers les chagrins qu'ils lui avaient fait supporter; il ne pensa plus qu'aux agréments qu'il avait trouvés dans leur société : s'ils le veulent bien, il ne les quittera pas. Que lui en reviendra-t-il ? Peu importe. « Il est doux de voir ses amis par goût et par estime; il est pénible de les cultiver par intérêt (1). »

(1) Chap. IV, no 57.

CHAPITRE XX.

1686-1687.

-

État de la cour de France et de la maison de Condé après la mort de Condé. La Bruyère reste attaché à Leurs Altesses M. le Duc et Mme la Duchesse avec des fonctions de gen. tilhomme. - Il compose son livre sous l'inspiration de Bossuet, et non pas sous celle de Malebranche. Le sermon dogmatique de Bossuet pour la fête de la Circoncision (1687) lui fournit le plan de son livre. Les oraisons funèbres de Condé par Bossuet, Bourdaloue et autres, lui donnent aussi d'utiles leçons dont il sait profiter pour ne pas déplaire à M. le Prince d'aujourd'hui, Henri-Jules de Bourbon. - Influence de Bossuet sur la Bruyère, auquel il enseigne le mépris de la flatteric et le goût de la perfection.

« S'il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l'est encore davantage de s'y trouver complice d'un grand (1): il s'en tire, et vous laisse payer doublement pour lui et pour vous. » Le Dauphin (2) dans son obscure intrigue avec Mme de Polignac avait deux complices, M. de Sainte-Maure et le jeune M. de Créquy; mais il n'en avait pas d'autres. D'une part, Monseigneur exigeait le plus grand secret (3), et ce n'était qu'avec peine qu'il avait admis M. de Créquy dans sa confidence, sur la proposition de M. de Sainte-Maure qui trouvait la responsabilité trop lourde pour lui tout seul. D'autre part (4), les deux associés ne voulaient partager avec personne les bénéfices de leur entreprise; depuis le mois d'août qu'avait été fondée leur société, leurs espérances avaient grandi démesurément. Mme de Polignac,

(1) Chap. IX, no 38.

(2) De Sourches, t. I, p. 468, 469, 470.

(3) Dangeau, t. I, p. 428. Addition de Saint-Simon, t. I, p. 428-429.

(4) Saint-Simon, Mémoires, éd. Cheruel, t. V, p. 197.

« cette créature d'esprit et de boutades, qui ne se mettait en peine de rien que de se divertir », voulait suivre sans contrainte toutes ses fantaisies. Le roi était devenu si malade, que le règne de Monseigneur était infailliblement très prochain. Plus le roi supportait d'opérations, d'incisions et de douloureuses épreuves, plus nos deux complices étaient sûrs de faire une grande fortune. Car enfin le roi mort et Monseigneur roi, qui pourrait les en empêcher? Ce n'était pas une illusion de croire que le nouveau souverain, bien conseillé, était capable de soumettre la terre entière. Or, avec Mme de Polignac, eux deux, eux seuls étaient maîtres de Monseigneur. Il ne fallait pas une grande force de logique pour tirer la conséquence. « Je suppose, dit la Bruyère (1), qu'il n'y ait que deux hommes sur la terre, qui la possèdent seuls, et qui la partagent toute entre eux deux : je suis persuadé qu'il leur naîtra bientôt quelque sujet de rupture, quand ce ne serait que pour les limites. >> Quels fous insupportables que ces moralistes! Est-ce que la querelle sur les limites pouvait jamais arriver? Si Monseigneur avait plus de confiance en M. de Sainte-Maure, Mme de Polignac montrait plus de complaisance à M. de Créquy: il y avait compensation. Sur ce piedlà ils pouvaient longtemps rester unis et se soutenir contre vents et marées jusqu'à leur succès. Pendant que le roi dans son lit de douleur souffrait comme un criminel au supplice (2), la complaisance de Mme de Polignac pour M. de Créquy alla si loin, que M. de SainteMaure, qui en suivait le progrès avec inquiétude, crut s'apercevoir que son complice était aussi bien traité que Monseigneur lui-même : première querelle sur les limites. M. de Sainte-Maure ne pouvait pour si peu abandonner la partie où il était engagé ; mais M. de Créquy profita de la fortune favorable avec trop d'insolence: seconde querelle sur les limites. Auparavant M. de Créquy était amoureux de la fille aînée du comte de Gramont; il venait de l'abandonner avec de mauvais procédés. Le comte de Gramont, pour s'en venger, débaucha certain valet de chambre de Mme de Polignac, lequel déroba la cassette de sa maîtresse et la remit à M. de Gramont. Comment la cassette, pleine des lettres de M. de Créquy et autres, passa-t-elle des mains de M. de Gramont dans celles du roi? On ne sait. Les gens qui se disaient les mieux informés des choses de la cour prétendaient que tout cela n'était qu'un jeu, et que c'était M. de Sainte-Maure qui avait

(1) Chap. v, no 47.

(2) Lettre de Me de Maintenon.

donné des lumières pour découvrir la vérité : troisième et dernière querelle sur les limites. Le 13 décembre, le roi parla à Monseigneur très honnêtement, mêlant des discours d'ami à des conseils de père. Monseigneur, touché de cette conduite du roi, lui confessa toute l'intrigue qu'il avait eue avec Mme de Polignac ; il avoua même les conseils qu'elle lui avait donnés sur ce qu'il devait faire dans le cas où Sa Majesté viendrait à mourir. Sur cela le roi fit voir à Monseigneur les lettres qu'on avait trouvées dans la cassette de Me de Polignac, où cette dame et M. de Créquy ne traitaient pas Monseigneur avec tout le respect qu'ils lui devaient : ils l'appelaient un gros gifflard. Monseigneur indigné consentit sans peine à ce que le roi exilât M. de Créquy hors du royaume et reléguât Mme de Polignac dans ses terres. M. de Sainte-Maure devait aussi être puni; mais M. de Montausier vint demander sa grâce: le roi l'accorda, sous prétexte que c'était trop peu de chose pour tirer à conséquence. M. de Créquy espéra quelque temps qu'on lui pardonnerait aussi : il se trompait. Il lui fallut partir; il laissa Sainte-Maure en France et parcourut les pays étrangers. Voilà comment les deux complices de Monseigneur se partage rent le monde au grand chagrin de leur famille et à la grande satisfaction de la cour. Le 13 décembre, le roi se portait considérablement mieux et l'on ne doutait plus de sa guérison (1). Monseigneur avait fait couper ses cheveux, qui étaient fort longs et fort beaux (2). C'était un grand sacrifice de sa part; on eût dit qu'il entrait dans un cloître. Il prit perruque et devint un courtisan comme les autres.

M. le duc de Vendôme, M. le grand prieur, M. l'abbé de Chaulieu, M. le marquis de la Fare et autres libertins à grands projets, qui avaient à Anet donné une si belle fête à Monseigneur, furent obligés d'ensevelir dans le silence les rêves de leur ambition; mais comme ils n'avaient pas trempé dans l'intrigue de Mme de Polignac, on les tint quittes du reste. Les cent mille francs qu'ils avaient dépensés furent de l'argent perdu pour M. de Vendôme, ou plutôt de nouvelles dettes ajoutées à celles qu'il avait déjà ; mais cela profita aux maîtresses de M. de Chaulieu et de la Fare, qu'on avait fait venir de Paris pour chanter la Galathée de Campistron avec la musique de Lully. Ainsi l'on protégeait les arts, et l'on se flattait de savoir s'amuser mieux que personne. « Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus, dit la

(1) Dangeau.

(2) De Sourches.

Bruyère (1), l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtiments, et en bonne chère : l'on croit avoir plus de plaisir qu'un autre à entendre, à voir et à manger; l'on impose à ses semblables, et l'on se trompe soi-même. >>

son,

Les sages de la nouvelle école ne voulaient rien admettre que de positif, et ils avaient pour principe d'agir à leur guise. « C'est avec raice me semble, que frère Jean disait au bon Pantagruel : « Nous autres moines, hélas! nous n'avons que notre vie en ce monde. » Pantagruel lui répondit : « Hé! que diable ont de plus les rois et les princes? » Chacun effectivement n'a qu'un certain nombre de jours; il n'est question que d'en faire un bon usage. Les préceptes de la morale sont à peu près inutiles, les conseils de la philosophie ont peu de pouvoir : l'expérience du monde est le plus utile de tous les livres. Il ne s'agit pas de savoir ce que les hommes doivent penser et faire, il s'agit seulement de ce qu'ils pensent, de ce qu'ils font, de ce qu'ils sont capables de faire et d'en juger par ce qu'ils ont fait (2). » N'est-ce pas là le positivisme tel qu'on pouvait alors le concevoir? Au nom de ce qu'on appelait l'expérience, on ôtait à l'homme ses plus nobles croyances; on le dépouillait de son âme, de sa liberté morale, de toute espérance d'une vie future; on se persuadait qu'il n'existe pas d'autre science que celle du monde, ni d'autre ciel que les abîmes de l'inconnaissable ou du néant. « Il y a deux mondes, répondait la Bruyère (3), l'un où l'on séjourne peu et d'où l'on doit sortir pour n'y plus rentrer; l'autre où l'on doit bientôt entrer pour n'en jamais sortir. La faveur, l'autorité, les amis, la haute réputation, les grands biens servent pour le premier monde; le mépris de toutes ces choses sert pour le second. Il s'agit de choisir. »

Il y a surtout une question capitale où la Bruyère ne pouvait admettre le doute, c'est l'existence de Dieu (4) : « Je voudrais voir un homme sobre, modéré, chaste, équitable, prononcer qu'il n'y a point de Dieu : il parlerait sans intérêt ; mais cet homme ne se trouve point. >> - « J'aurais une extrême curiosité, disait encore la Bruyère (5), de voir celui qui serait persuadé que Dieu n'est point : il me dirait du

(1) Chap. VIII, no 82.

(2) Introduction des Mémoires de la Fare.

(3) Chap. XVI, no 31.

(4) Chap. XVI, no 11.

(5) Chap. XVI, no 12.

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