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CHAPITRE XVI.

1686 (avril-juin.)

Le duc de Bourbon devient raisonnable. Le mariage de Mlle de Mursay avec M. de Caylus, celui de Mlle de Lowenstein avec le marquis de Dangeau, les grogneries de M. de Saint-Géran contre sa femme, et enfin l'intrigue de Mlle de Rambures pour épouser M. de Polignac, avaient fait réfléchir le duc et la duchesse de Bourbon. Mme de Montespan demande l'achèvement du mariage, qui a lieu le même jour que celui de M. et Mme de Polignac. - Nouvelle situation du duc et de la duchesse de Bourbon. - Les demoiselles d'honneur. Le roi accorde au jeune prince le cordon bleu de l'ordre du Saint-Esprit. Qu'est-ce que la gueule enfarinée? · Lutte de modération entre Mme de

Montespan et Mme de Maintenon. La maladie du roi plus aiguë. Défaite de Mme de Montespan. Carrousel de Thalestris, reine des amazones. - Promotion de famille dans l'ordre du Saint-Esprit. Le prince de Conti vient recevoir le cordon bleu et retourne aussitôt en exil à Chantilly. Triomphe de Mme de Maintenon, et fondation de SaintCyr. Enfin M. le Duc reçoit les grandes entrées, un peu tard, et avec des restrictions qui consolent la jalousie des courtisans.

« Dans ces jours qu'on appelle saints le moine confesse, pendant que le curé tonne en chaire contre le moine et ses adhérents; telle femme pieuse sort de l'autel, qui apprend au prône qu'elle vient de faire un sacrilège. N'y a-t-il point dans l'Église une puissance à qui il appartienne ou de faire taire le pasteur, ou de suspendre pour un temps le pouvoir du barnabite (1)? » Cela pouvait se passer ainsi loin des yeux du roi; mais pour peu que le roi en fût informé, l'archevêque ne manquait pas de supprimer ce scandale. A la cour et dans la maison de Condé rien de semblable, le roi ne l'eût pas souffert. Il ne pouvait y avoir le moindre désaccord sur la religion et la morale,

(1) Chap. XIV, no 22.

entre le clergé séculier et le clergé régulier. Au temps pascal de l'an 1686, le 21 avril, le P. Alleaume écrivait à M. le Prince (1) : « Nous avons entretenu le duc de Bourbon ces jours-ci il nous a paru avoir des sentiments raisonnables sur la religion et sur sa propre conduite. » « La prévention du peuple en faveur des grands, dit la Bruyère (2), est si aveugle, et l'entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs manières si général, que s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait jusqu'à l'idolâtrie, le seul mal sous ce règne que l'on pouvait craindre. » Pourquoi donc ne s'avisaient-ils pas d'être bons? « Les grands se piquent d'ouvrir une allée, de dorer des plafonds, de soutenir des terres par de longues murailles, de meubler une orangerie; mais de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend pas jusque-là (3). » On pouvait adresser ce reproche à M. le Duc, mais point à M. le duc de Bourbon, car il s'avisa d'être bon et se montra curieux de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier.

Ceux qui entouraient le jeune prince n'étaient pas d'accord sur la cause de ce changement; mais sur le fait même, leur témoignage ne laisse aucun doute. « Je ne sais, écrivait le vieux gentilhomme de la Noue du Vair à M. le Prince (4), si Votre Altesse Sérénissime a eu la bonté d'écrire quelque chose à M. le duc de Bourbon, touchant ce que j'avais eu l'honneur de vous mander. Il paraît que ça est mieux. Quand il veut s'appliquer, il réussit très bien à ce qu'il fait. » Un jour, dans la plaine de Grenelle, il ne manqua que trois coups de fusil à la chasse au tir, et tua quatorze perdrix. C'était le vendredi saint: il en fit faire un pâté qu'il envoya au R. P. Talon pour le dédommager par ce bon repas de l'abstinence du carême. L'enthousiasme du principal du collège Louis le Grand, en célébrant la vertu de son ancien élève, est un peu ridicule; mais il est clair que le jeune prince avait réussi à combler de joie l'âme de son vieux maître. Un autre jour, en revenant de Paris à Versailles, les chevaux du carrosse du duc de Bourbon s'emportèrent, la voiture fut renversée, le cocher traîné par les chevaux ; le prince ne perdit pas son sang-froid, s'occupa du cocher

(1) Mss. de l'hôtel de Condé.

(2) Chap. IX, no 1. Ci. chap. XXII de ce livre.

(3) Chap. IX, no 4.

(4) Mss. de l'hôtel de Condé.

blessé et le fit bien soigner. Mais s'il était bon, il voulait que ses serviteurs le fussent comme lui, même ses laquais. Ayant appris que l'un d'eux jurait beaucoup et scandalisait les autres par sa grossièreté, il le chassa, après en avoir parlé à M. le Duc. Enfin il se réconcilia avec la Bruyère (1): « Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au-dessus de nous les rend haïssables; mais un salut ou un sourire nous les réconcilie. » Voilà bien des cœurs contents qui ne vont pas à l'idolâtrie! La curiosité du duc de Bourbon s'étendit plus loin.

Le roi lui avait dit, à Noël, que, s'il était homme de bien et honnête homme, il obtiendrait ce qu'il voudrait; à Pâques, il voulait être un bon mari comme le roi. Va-t-on le refuser? Il ne demanda rien; mais il fit fort bien comprendre jusqu'où s'étendait sa curiosité. Il s'était passé à la cour plusieurs faits de peu d'importance que la Bruyère a remarqués parce qu'ils avaient fait faire, sans qu'on s'en aperçût, des réflexions singulières au duc et à la duchesse de Bourbon. Ce fut d'abord le mariage de Mlle de Mursay. Elle descendait du fameux huguenot Agrippa d'Aubigné, qui ne pardonna jamais à Henri IV, dont il était l'ami, de s'être fait catholique pour sauver la France. Elle était née dans la religion protestante; mais depuis que sa tante Mme de Maintenon l'avait fait venir auprès d'elle, elle était élevée dans la religion catholique, sans autre forme d'abjuration. Son père, M. de Villette, était un brave officier de marine qui abjura la foi calviniste sur le tard, et ne connut jamais la manière de s'enrichir. Mais Me de Mursay fut de bonne heure très recherchée et très digne de l'être. Jamais Saint-Simon (2) n'a vu un visage si spirituel, si touchant, si parlant, jamais une fraîcheur pareille; jamais tant de grâce ni plus d'esprit ; jamais tant de gaieté et d'amusement; jamais créature si séduisante. Quand elle était quelque part, dit l'abbé de Choisy (3), on n'avait pas le temps de respirer ni de s'ennuyer. Elle répandait autour d'elle, dit un de ses convives (4), une joie si douce et si vive, un goût de volupté si noble et si élégant, que tous les âges et tous les caractères paraissaient aimables et heureux. Elle était pauvre, il est vrai; mais elle était l'objet d'une sollicitude si tendre de

(1) Chap. IX, no 16.

(2) Saint-Simon, éd. Cheruel, t. IV, p. 380-381.

(3) Mémoires de l'abbé de Choisy, p. 601.

(4) Remond, cité par Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 28 octobre 1850.

la part de sa tante, que c'était pour elle le gage de la plus belle dot, et la certitude pour son futur mari du plus brillant avenir. Elle avait à peine dix ans lorsqu'elle fut demandée par M. de Roquelaure: Me de Maintenon répondit qu'elle était encore une enfant, et ne songeait pas sitôt à l'établir. On comprenait facilement que sa tante la voulût garder le plus longtemps possible auprès d'elle; mais en voyant grandir et se développer d'une manière merveilleuse le crédit de la tante, la beauté de la petite nièce et la réputation des avantages qu'elle offrait, le nombre des admirateurs ne fit que s'accroître. Me de Maintenon n'oublia pas les deux frères de la charmante Mile de Mursay, et le roi leur donna plus qu'ils n'avaient osé espérer. « Tout favorisait cette jeune personne, jusqu'à l'opinion des hommes qui aimait à lui accorder tout ce qui pouvait la rendre plus souhaitable (1). » A l'âge de douze ans, elle avait déjà fait des victimes. Le chevalier de Lessay, enseigne dans les gardes du roi, brûlait pour elle du plus violent amour; elle ne le trouva pas mauvais, elle avait de l'amitié pour lui. Elle était déjà un peu engagée, lorsque Mme de Montchevreuil découvrit à Mme de Maintenon la coquetterie de sa petite nièce. C'était en mars 1685. Le chevalier devait, au premier jour d'avril prochain, entrer au service auprès du roi. Sa Majesté, ne voulant pas donner à Mme de Maintenon le chagrin de voir un homme qui l'avait offensée, le cassa et lui donna 2,000 pistoles de récompense. Le pauvre chevalier avait eu beaucoup d'imprudence : dans le poste où était alors Mme de Maintenon, vouloir enlever sa nièce, c'était s'exposer à une ruine certaine; mais, dit le grand prévôt de France (2), il avait beaucoup de mérite, et cela faisait qu'il était plaint de tous les honnêtes gens. Mlle de Mursay a dit elle-même comment on la refusa au chevalier de Boufflers; elle n'a pas dit comment en secret le jeune marquis de Villeroy parvint à lui plaire. Elle était convoitée de tous les plus beaux partis de la cour. « A juger de cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n'y a, disait la Bruyère (3), personne qui doute que ce ne soit un héros qui doive la charmer. Son choix est fait : c'est un petit monstre qui manque d'esprit. » Le 5 mars 1686, elle épousa M. le marquis de Caylus, qui n'avait pour tout mérite que de grands biens. Personne ne pouvait com

(1) Chap. III, no 60.

(2) T. I, p. 197.
(3) Chap. III, no 27.

prendre (1) qu'une si jolie créature eût été livrée à un mari blasé, hébété depuis plusieurs années par le vin et l'eau-de-vie. Au carrousel de la prise de Grenade, il avait pris pour devise un arbre enté qui commence à jeter des feuilles, et pour âme : Si jubeas, reflorescet (si le roi l'ordonne, il fleurira de nouveau). Son nom avait été bien connu du temps de Henri III; mais depuis lors il était tombé dans un oubli mérité. Le souvenir des mignons était odieux sous les Bourbons (2). Par ordre de Louis XIV et grâce à son mariage avec Mlle de Mursay, ce nom refleurit. L'heureux mari fut nommé menin de Monseigneur, et emmena sa femme à Paris pour demeurer avec elle chez sa mère. Son mariage était achevé, et celui de la duchesse de Bourbon ne l'était pas encore!

Voici un autre petit fait qui fit jaser les courtisans et réfléchir le duc de Bourbon, « Le 30 mars à minuit, dit exactement Dangeau dans son journal, nous allâmes à la chapelle, où j'épousai Me de Loewenstein. Cette demoiselle d'honneur de la Dauphine avait été amenée à la cour de France par son oncle le cardinal de Furstenberg, évêque de Strasbourg (3). Quoique le cardinal eût montré dans les luttes de l'Empire un grand dévouement au roi de France, et qu'il eût même supporté une longue et dure captivité, sa nièce, auprès de Mme la Dauphine, semblait avoir perdu son rang. Me de Loewenstein était de Bavière, de la maison palatine du Rhin, comme la Dauphine, et alliée aux plus grandes maisons souveraines de l'Allemagne ; mais elle ne se distinguait plus parmi les autres demoiselles d'honneur que par sa modestie, sa sagesse et sa beauté. » Cependant cette haute naissance, cette figure charmante et une vertu si rare n'avaient trouvé que le froid Dangeau capable d'en connaître le prix. Il était veuf et avait une fille, mais il avait un bien considérable, qu'il augmentait tous les jours; puis il était menin de Monseigneur, et il venait d'acheter de M. le duc de Richelieu la charge de chevalier d'honneur de Mme la Dauphine; enfin, pour couronner son œuvre de prospérité incroyable, il avait découvert au milieu de la cour cette perle d'une exquise pureté, et il avait eu si peu de peine à la cueillir, qu'il semblait plutôt l'avoir acceptée que recherchée. Le succès de Dangeau fut complet.

(1) Asselineau, préface de son édition de Mme de Caylus.

(2) Souvenirs, p. 176.

(3) Mémoires de l'abbé de Choisy, p. 601-602. Souvenirs de Mme de Caylus, p. 109-111. Saint-Simon de Boislisle, t. III, p. 182-192.

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