Page images
PDF
EPUB

:

time. « Il faut toujours, disait le marquis du Chastelet (1), accommoder toutes choses à la règle générale de la politique, qui est de procurer incessamment le bien des États. Quand on accorda l'édit de Nantes, on pourvut au bonheur de la France, et, si ce bonheur veut aujourd'hui que cet édit soit révoqué, il n'y a pas de façon à faire ou il faut révoquer, ou passer par-dessus. » Le vénérable ministre Dumoulin répondait (2): « L'état vraiment royal où le roi est à présent le garantira suffisamment de soulèvements au dedans et d'invasions au dehors; et s'il en advenait, voilà plus de cent mille huguenots, que M. le marquis lui a trouvés au cœur de son État, lesquels il lui plaît appeler ses ennemis, mais qui en toutes occasions et surtout en celle-ci rendront à Sa Majesté un franc et fidèle service. » La soumission des huguenots aux dragonnades (3) était la meilleure réponse à M. du Chastelet. « Il y a peu de règles générales (4), dit la Bruyère, peu de mesures certaines pour bien gouverner; l'on suit les temps et les conjonctures, et cela roule sur la prudence et sur les vues de ceux qui règnent : aussi le chef-d'œuvre de l'esprit, c'est le parfait gouvernement; et ce ne serait peut-être pas une chose possible, si les peuples, par l'habitude où ils sont de la dépendance et de la soumission, ne faisaient la moitié de l'ouvrage. »

(1) Traité de la politique, p. 74 et p. 75.

(2) Réflexions sur le Traité de la politique de France, par M. de l'Ormegrigny, page 161. Cologne, Pierre du Marteau, 1677.

(3) Cf. mss. du P. Batterel, 3o partie, c. 2, p. 254, cité par le P. Ingold de l'Oratoire. (4) Chap. X, no 32.

LA BRUYÈRE.

T. I.

21

CHAPITRE XIII.

1685 (octobre-novembre).

plaisanteries.

[ocr errors]

Mauvaise

L'éducation du duc de Bourbon, désorganisée à Chambord, se réorganise autour de la Bruyère
à Fontainebleau. Fausse situation du duc et de la duchesse de Bourbon: mauvaises
Mésaventures de l'abbé Genest et du père Pallu, du prince de Conti et
du prince de la Roche-sur-Yon. La princesse de Conti a la petite vérole.
humeur de M. le duc de Bourbon. - La Bruyère continue ses leçons d'histoire politique;
mais il espère que M. le Duc l'aidera en faisant répéter ses leçons au jeune prince.
Condé n'est pas content de la faiblesse de M. le Duc, mais le roi est content du duc de

Bourbon. Les dragonnades produisaient l'effet voulu. - Étonnement de la Bruyère.
Révocation de l'édit de Nantes. Indignation de la Bruyère.

[ocr errors]

Sermon de Bossuet très touchant, mais peu juste. - Embarras de la Bruyère; il change son enseignement. Folies du prince de la Roche-sur-Yon. Mort du chancelier Michel Le Tellier; mort du prince de Conti. Le duc de Bourbon lui rend les derniers honneurs, et retourne avec la cour à Versailles. Conclusion morale : le prince de la Roche-sur-Yon fut exilé à l'IsleAdam. - M. le Duc n'eut pas les grandes entrées, et Bossuet fut chargé de prononcer l'oraison funèbre de Michel Le Tellier.

SÉJOUR A FONTAINEBLEAU ET RETOUR A VERSAILLES.

OCTOBRE-NOVEMBRE 1685.

Chambord, malgré sa belle architecture, n'était plus qu'un magnifique rendez-vous de chasse, comme l'avait été Versailles sous Louis XIII. Pour ceux qui n'avaient pas la passion de la chasse, la vie y manquait d'agrément : on n'y était jamais bien installé ; le roi lui-même n'y était pas au large, et Mme de Maintenon ne s'y trouvait pas tellement à son aise qu'elle tînt beaucoup à y revenir. Aussi ce fut le dernier séjour que fit la cour de Louis XIV dans cette superbe

[ocr errors]

et ennuyeuse résidence. A Fontainebleau, au contraire, tout semblait être à souhait pour l'agrément de la vie. Sa Majesté devait y prolonger son séjour cette année jusqu'après la Toussaint, pour y donner à sa cour tous les divertissements qu'on pouvait désirer. « On y a, dit M. de Ricous (1), deux jours la comédie française, un jour l'italienne, un jour bal et appartement. M. le duc de Bourbon étudie le matin avec M. de la Bruyère et danse avec Fabvier. A midi, il sort de sa chambre et va chez Mme la Duchesse et chez Mme la duchesse de Bourbon; de là, à la messe du roi. Ensuite il se met à table. Après dîner, il renvoie chercher M. de la Bruyère et il étudie jusques à la chasse, s'il y en a, jusques à quatre heures et demie, s'il n'y a pas de chasse pour lui. Au retour de la chasse ou après son étude, il va à la comédie, ou chez Mme la duchesse de Bourbon, où il est jusqu'au souper. Il va attendre le roi chez Mme de Montespan, d'où il sort après le roi pour se retirer chez lui. Voilà comme les jours se passent à Fontainebleau. >> Maintenant voici en détail ce que faisait la Bruyère avec le duc de Bourbon (2 octobre 1685,) lettre à M. le prince : « Monseigneur, hier lundi, le matin et le soir, je fis étudier M. le duc de Bourbon; j'ai fait la même chose aujourd'hui : ainsi depuis dimanche j'ai eu avec Son Altesse quatre longs entretiens sur l'histoire de Louis XII qui s'achemine par là vers sa fin. Elle m'envoie querir dès qu'elle a le moindre intervalle qu'elle peut donner à ses études, et me tient fidèlement la parole que j'ai eue d'elle à Chambord, qu'elle remplacerait ici le temps perdu à la chasse et aux divertissements, en m'accordant toutes les heures qu'elle aurait de libres à Fontainebleau. Je dois assurer Votre Altesse Sérénissime que tout commence bien ici, et qu'il y a même lieu d'espérer que la fin répondra au commencement. Nous en sommes présentement à la révolte des Génois, à leur punition, et à l'entrée du roi Louis XII dans leur ville; cela me donne l'occasion d'entretenir M. le duc de Bourbon de la république de Gênes, de lui en faire l'histoire dès son premier établissement jusques à ses dernières soumissions à Versailles dont nous avons été les témoins. Si ces sortes de digressions ne déplaisent point à Votre Altesse, je continuerai d'en faire ainsi de chaque État, royaume ou république, que je lui expliquerai en détail, mais pourtant fort succinctement, et sans retarder le cours de notre histoire ordinaire qui fait la marche de nos études. Il a présentement assez d'application, et telle que j'en suis content. Dès (1) Mss. de l'hôtel de Condé.

que je le serai moins, vous en serez aussitôt averti je le lui fais entendre ainsi de temps en temps pour me faire écouter. Je ne désire rien au monde que de pouvoir lui être utile par mes soins, et vous persuader que je suis avec le respect que je vous dois, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. >>

L'éducation du duc de Bourbon, désorganisée à Chambord, se réorganisa non sans peine à Fontainebleau autour de la Bruyère, qui était resté seul à son poste dans les circonstances les plus difficiles (1). Le 3 octobre, Gourville écrivait de Paris à M. le Prince : « J'ai été cette après-dînée chez M. Sauveur pour savoir s'il était ici, et lui dire, de la part de Votre Altesse Sérénissime, d'aller incessamment à Fontainebleau. J'ai parlé à un homme qui loge avec lui: il m'a dit qu'il était allé à la Flèche et qu'il ne doutait pas qu'il fût en route pour s'en revenir, mais qu'il allait lui écrire à tout hasard à la Flèche pour le presser d'en partir au plus tôt. » Gourville courut aussi après les RR. PP. Alleaume et du Rosel; mais il eut moins de peine à les rattraper. D'ailleurs, le R. P. Bergier avait écrit de Chantilly au P. Talon pour l'informer des intentions formelles de M. le Prince; cependant ils prirent encore quelques jours avant de partir pour Fontainebleau. M. de Briord y était arrivé aussitôt que la cour et s'était installé dans ses nouvelles fonctions auprès du duc de Bourbon; mais dès le commencement il vit combien le duc de Bourbon était difficile à gouverner, car de la Noue du Vair écrivait, le 2 octobre, à Condé : « Je crois que Sa Majesté, à la première occasion, dira à M. le duc de Bourbon que, Vos Altesses Sérénissimes ayant mis M. de Briord auprès de lui, elle entend qu'outre le compte qu'il leur rendra de sa conduite, il l'en informe aussi, afin de l'autoriser davantage. » Le roi dit-il au duc de Bourbon ce que croyait de la Noue du Vair? Nous ne pouvons le savoir M. de Briord, étant auprès du jeune prince dans une charge qui ne lui appartenait pas, manquait d'autorité parce qu'il avait une situation fausse. Au contraire, la Bruyère avait une situation nette et franche, quoique subalterne : il entendait les devoirs de sa charge dans le sens étroit, comme le voulait M. le Duc; mais il les remplissait dans toute leur étendue, sans avoir besoin d'emprunter la moindre parcelle de l'autorité royale. Il regrettait un peu la large responsabilité que M. le Prince avait voulu lui donner, mais celle qu'il avait suffisait à sa capacité; il n'importunait personne de ses plaintes et (1) Mss. de l'hôtel de Condé.

:

réprimait lui-même les inquiétudes de son ambition. « Un homme de mérite, et qui est en place (1), n'est jamais incommode par sa vanité. Il s'étourdit moins du poste qu'il occupe, qu'il n'est humilié par un plus grand qu'il ne remplit pas et dont il se croit digne. Plus capable d'inquiétude que de fierté ou de mépris pour les autres, il ne pèse qu'à lui-même. >>

Il y avait deux choses qui rendaient alors extrêmement difficile et pleine de périls l'éducation du duc de Bourbon. Ce n'était pas le caractère mobile et fantasque de M. le Duc, car M. le Prince, qui connaissait son fils, savait réprimer ses écarts et le ramener dans la bonne voie. Ce n'était pas même l'orgueil malicieux et brutal du duc de Bourbon, car le jeune prince avait aussi des qualités sérieuses et une généreuse ambition dont on pouvait se servir pour l'arrêter dans le mal et le conduire au bien ; mais c'étaient le crédit que lui donnaient les grandes entrées, et la position incertaine et mystérieuse que lui faisait son mariage inachevé. Dans l'Institution au droit français (2), il est écrit: « Le consentement des époux qui fait le mariage doit pour être légitime avoir trois qualités : être libre, autorisé, public. » Le consentement du duc de Bourbon et de Mlle de Nantes avait ces trois qualités : donc il était légitime, donc leur mariage était valide. Mais, d'après les lois canoniques alors en vigueur, la cohabitation était indispensable. La demi-heure que les deux époux avaient passée ensemble à distance respectueuse dans le grand lit du roi était une présomption légale en leur faveur. Cependant, tant que la cohabitation n'était pas un fait accompli, il fut toujours possible, sur la demande de l'un des deux époux, de rompre le mariage. Ainsi le duc et la duchesse de Bourbon étaient mariés, et ils ne l'étaient pas. De cette situation contradictoire, invraisemblable, qui semble empruntée au Roman comique de Scarron, Mme de Maintenon se servira fort habilement pour amuser Sa Majesté; mais cette situation mal définie et difficile à comprendre donnera lieu, pour ceux qui n'étaient pas tout à fait au courant, à des malentendus, à des méprises risibles et à des bévues extrêmement dangereuses. Malheur à ceux qui blesseront le duc de Bourbon, car il peut toujours se venger au moyen des grandes entrées. Il ne sera même pas permis de se laisser prendre en flagrant délit de mauvaise

(1) Chap. II, no 13. (2) L'abbé Fleury.

« PreviousContinue »