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CHAPITRE IV.

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Loin d'avoir fait une revue générale de la société française, la Bruyère en avait à peine vu la moitié; il ne connaissait ni les grands, ni la cour. Comment y parvenir? - Le héros de l'époque était Condé; s'il pouvait se trouver auprès de lui, que de choses curieuses il pourrait étudier! - État de la maison de Condé vers 1679-1682. Éducation de M. le duc de Bourbon. État de la famille de la Bruyère de 1679 à 1684. Mariage de son frère Louis, qu'on appelait M. de Romeau. - Le trésorier de France et général des finances en la généralité de Caen est volé à Paris par son domestique. Il demeure seul et triste avec sa mère. Comment sortir de l'obscurité où il étouffe. Ah! s'il avait l'esprit de M. de Gourville, il y a longtemps qu'il serait à l'hôtel de Condé. Mais résolu à ne se point faire valoir par des choses qui dépendent des autres, il aime mieux changer ses désirs que l'ordre du monde.

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« Ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait; conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu par degrés jusques à la connaissance des plus composés; et faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. » Telle était la méthode de Descartes (1), que suivait la Bruyère dans ses études sur les mœurs de son siècle. Jusque-là il avait étudié beaucoup d'individus dans le peuple et la bourgeoisie, parmi les légistes et les lettrés, et même parmi les nobles; il ne connaissait ni la cour, ni les grands, ni le roi. Or, qu'était-ce que la société française au dix-septième siècle sans la cour, les grands et le roi?

La Bruyère avait remarqué l'effet prodigieux que produisait alors la cour au fond des provinces : c'est le véritable endroit, disait-il (2),

(1) Discours sur la méthode, par Descartes.

(2) Chap. VIII, no 6.

pour voir la cour, avec tous ses avantages qui diminuent à mesure qu'on s'en rapproche. La distance morale était si grande, qu'à Paris on n'était encore qu'à moitié chemin. « Un homme de la ville (1) était juste pour une femme de province, ce qu'était pour une femme de la ville un homme de la cour. » Une femme de la ville entendait-elle un carrosse s'arrêter à sa porte? Elle pétillait de goût et de complaisance pour quiconque était dedans. Pourvu que ce fût un homme de la cour, elle était capable de s'amuser avec la philosophie et la vertu ; mais s'il ne s'y trouvait qu'un homme de la ville, fût-il trésorier de France en la généralité de Caen, on ne lui accordait pas grande attention. Nous avons vu le peu de cas que l'on faisait dans une coterie d'un bourgeois de meilleure société : dans une ruelle, il perdait tout à fait contenance. « Le rebut de la cour, dit la Bruyère (2), est reçu à la ville dans une ruelle, où il défait le magistrat en cravate et en habit gris, ainsi que le bourgeois en baudrier. (C'était pourtant alors ce qu'il y avait de mieux en fait de toilette.) Il les écarte, et devient maître de la place; il est écouté, il est aimé, on ne tient guère plus d'un moment contre une écharpe d'or et une plume blanche, contre un homme qui parle au roi et voit des ministres. Il fait des jaloux et des jalouses; on l'admire, il fait envie. A quatre lieues de là il fait pitié. » Paris était le singe de Versailles : il manquait au moraliste d'étudier l'original dont il connaissait déjà la contrefaçon.

Mais c'étaient les grands qui exerçaient le plus de prestige. Il n'y avait pas de marchand (3) tout occupé d'aunage, de tarif, de sol pour livre, pas de vil praticien dans son étude sombre et enfumée, qui ne fût entêté des grands (4), de leur mine, de leurs gestes, de leur ton de voix, de leurs manières en général, et ne cherchât à les imiter. La Bruyère n'avait aucune prévention de ce genre. « Si les grands, disait-il (5), ont des occasions de nous faire du bien, ils en ont rarement la volonté ; et s'ils désirent nous faire du mal, ils n'en trouvent pas toujours les occasions. Ainsi l'on peut être trompé dans l'espèce de culte qu'on leur rend, s'il n'est fondé que sur l'espérance ou sur la crainte ; et une longue vie se termine quelquefois, sans qu'il arrive de

(1) Chap. III, no 30.
(2) Chap. III, no 29.
(3) Chap. VII, no 21.

(4) Chap. IX, n° 1.
(5) Chap. 1x, no 52.

dépendre d'eux pour le moindre intérêt, ou qu'on leur doive sa bonne ou sa mauvaise fortune. Nous devons les honorer, parce qu'ils sont grands et que nous sommes petits, et qu'il y en a de plus petits que nous qui nous honorent. » Cependant comment connaître les mœurs de ce siècle, si l'on ne connaissait celles des grands qui donnaient le ton, non seulement à la noblesse, mais même à la plus basse bourgeoisie? Enfin au-dessus des grands, à une hauteur incommensurable, il y avait le roi, le roi Louis XIV. Sa volonté était l'âme toute-puissante de l'État; son caractère se reflétait dans les mœurs de la cour et de la plus grande partie de la France. Comment approcher de Sa Majesté? La Bruyère sera-t-il toujours condamné à ne connaître le roi que par les sèches indications de la Gazette de France, par les méchancetés et les mensonges de la Gazette de Hollande, ou par les fadaises du Mercure galant? Ne pourra-t-il jamais apercevoir le caractère du roi qu'à travers les actes officiels, les louanges des courtisans, ou les réticences des gens de bien et les compliments des prédicateurs? Autant croire les flatteries des poètes. Ne pourrat-il pénétrer ce caractère mystérieux où l'on croyait voir de loin tant de mal et tant de bien, qu'il ne pouvait le mettre dans aucune classe à lui connue? Vraiment, Cordemoi avait fait un beau rêve, quand il fut appelé par Bossuet à la cour pour l'éducation du Dauphin! Maintenant le Dauphin était marié avec la princesse Christine de Bavière; son éducation finie, il n'ouvrait plus un livre. Le lecteur du Dauphin avait tout le loisir nécessaire pour achever son histoire de France, avant et après Charlemagne. Mais la Bruyère, que ferat-il? Ne pourra-t-il pas, comme l'abbé Fleury, arriver dans la maison de Condé? Là il serait à bonne portée de Sa Majesté pour n'être pas ébloui des rayons du soleil et regarder à son aise tout ce qui serait éclairé de sa lumière. Quelle chance heureuse pour lui, s'il lui était donné d'entrer dans une société où l'on sait et l'on dit tout ce qui se passe ; où l'on lit couramment la Gazette de France et où l'on se moque de la Gazette de Hollande; où l'on suit les événements les plus graves en tout pays et où l'on discute les mœurs les plus légères de France et de Navarre, sans consulter le Mercure galant; où l'on goûte d'autre sel attique que celui des États de la lune par Cyrano de Bergerac ; où l'on aime d'autres satires que celles de Desmarets de Saint-Sorlin; où l'on entend d'autre philosophie que celle de Lesclache et d'autres historiettes que celles de Barbin; où Boileau était sa

LA BRUYÈRE. - T. I.

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tisfait qu'on le souffrît quelquefois; où Racine était content d'être bien reçu et de plaire; où Malebranche était fier d'avoir été compris, et Bossuet d'être un ami! L'événement décisif de la vie de la Bruyère, dit Sainte-Beuve (1), fut son entrée dans la maison de Condé. « Qu'aurait-il été sans ce jour inattendu qui lui fut ouvert sur le plus grand monde, sans cette place de coin qu'il occupe dans une première loge au grand spectacle de la vie humaine et de la haute comédie de son temps? Il aurait été comme un chasseur à qui le gibier manque, le gros gibier, et qui est obligé de se contenter d'un pauvre lièvre qu'il rencontre en plaine. La Bruyère, réduit à observer la bourgeoisie et les lettrés, s'en serait tiré encore; mais qu'il y aurait perdu! Et que nous y aurions perdu avec lui!

Divers critiques, et entre autres Sainte-Beuve lui-même, ont placé cet événement décisif de la vie de la Bruyère en 1680. Assurément la Bruyère eût été heureux d'entrer alors dans la maison de Condé, ne fût-ce que pour voir l'antichambre où le fameux Pacolet lut le Charlemagne de M. le Laboureur (2), et où Gourville, en 1670, remporta une si belle victoire sur les créanciers de M. le Prince (3), quand il paya 9,000,000 de francs de dettes avec 1,500,000 francs d'argent comptant. Mais la Bruyère ne s'arrêtera pas là. Bien d'autres choses sollicitaient son attention.

En 1680, Louis de Bourbon, deuxième du nom, prince de Condé, premier prince du sang, nommé M. le Prince, et surnommé le grand Condé, n'avait pas encore soixante ans ; il avait déjà, depuis quelques années, sous prétexte de fatigue et d'infirmités, quitté le commandement des armées de Sa Majesté ; et le roi, son cousin, avait renoncé sans trop de peine aux services d'un si grand capitaine. « Il m'importait, dit Louis XIV (4), que les princes de mon sang ne conçussent pas de plus hautes espérances que celles qu'il me plaisait de leur donner. » Mais l'opinion publique, reconnaissante, surtout depuis la mort de Turenne, des belles actions de Condé, et oubliant les fautes qu'il avait réparées par un noble repentir, lui avait décerné un titre que le roi lui-même n'aurait pu lui donner on appelait communément M. le Prince « le Héros », comme on l'appelle aujourd'hui le

(1) Nouveaux Lundis, p. 128, t. II, août 1850.

(2) Boileau, épitre IX.

(3) Mémoires de Gourville, p. 560.

(4) Mémoires de Louis XIV.

grand Condé. Il s'était retiré à Chantilly, « comme les guerriers d'Homère dans les champs Élysées »; Mme de Grignan prétendait que les feuilles mêmes de ses grands bois murmuraient ses louanges. Il venait rarement à la cour, et quand il y venait, il ne semblait plus s'occuper des affaires ni des personnes du jour.

Tout en lui, jusqu'à son extérieur assez négligé, laissait paraître quelque chose d'étrange et de bizarre, surtout à Chantilly. Mais à Chantilly comme ailleurs, soit qu'il fût occupé (1) « à embellir cette magnifique et délicieuse demeure, du même air que jadis il fortifiait un camp; soit qu'il se promenât dans ces superbes allées avec ses compagnons d'armes ou de savants amis, comme lorsqu'il marchait avec son armée au milieu des périls et du fracas des armes, c'était toujours le même homme, et sa gloire le suivait partout ». Cette gloire le suivra-t-elle toujours, ou mourra-t-elle avec lui? Son plus grand désir eût été que sa famille pût en hériter comme de ses biens et de son nom. Mais il avait sur ce sujet les plus justes inquiétudes. C'est le chagrin secret qui le consumait. Quel caractère à développer pour la Bruyère!

Le mariage de Condé avec Claire-Clémence de Maillé-Brézé, fille du maréchal de Maillé-Brézé et nièce du cardinal de Richelieu, n'avait pas été des plus heureux. Il l'avait épousée malgré lui, malgré elle, par obéissance pour le terrible ministre de Louis XIII (2). Mme la Princesse, après la mort de son oncle et après la naissance de HenriJules, son fils unique, avait toujours été assez méprisée. Son mari, comme le grand Cyrus de Me de Scudéry, courait d'un autre côté, mais il ne la laissait manquer de rien et lui permettait de voir le monde. Elle était comme une autre, dit la grande Mademoiselle (3). Pendant les troubles de la Fronde, elle avait montré une adresse et une énergie singulière pour se dérober, elle et son fils, aux « recors du cardinal de Mazarin ». Trompant la vigilance de M. de Vouldy, qui était venu l'arrêter à Chantilly, elle avait traversé Paris, s'était enfermée à Montrond en Berry, et y avait défendu sa liberté. Puis, en dépit des troupes royales qui venaient l'y assiéger, elle s'était échappée avec son fils pour aller rejoindre son mari en Guyenne. Mais rien n'avait pu vaincre la froideur de M. le Prince; et, après son retour d'exil, elle

(1) Bossuet, oraison funèbre de Condé.

(2) Mémoires de Lenet.

(3) Mémoires de Mile de Montpensier.

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