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entretiens, souvent par vanité ou par humeur, rarement avec assez d'attention: tout occupé du désir de répondre à ce qu'on n'écoute point, l'on suit ses idées, et on les explique sans le moindre égard pour les raisonnements d'autrui; l'on est bien éloigné de trouver ensemble la vérité, on n'est point encore convenu de celle que l'on cherche. Qui pourrait écouter ces sortes de conversations et les écrire, ferait voir quelquefois de bonnes choses qui n'ont nulle suite. »

Cet aveu est précieux nous prenons l'observateur en flagrant délit, et nous voyons le parti qu'il savait tirer de la société dans laquelle il vivait. Il agissait partout ainsi, et il étendait autant que possible le champ de ses observations. On le trouvait dans les endroits les plus fréquentés (1), dans les rendez-vous publics, soit au Cours et aux Tuileries, où l'on venait exactement tous les soirs. pour se regarder au visage et se désapprouver les uns les autres; soit sur les bancs du Luxembourg, où il allait plus souvent qu'en Sorbonne; soit dans les promenades, comme la plaine des Sablons, où l'on passait en revue carrosses, livrées, armoiries, et où chacun disait son mot sur les personnes et les équipages; soit au quai Saint-Bernard (2), où les hommes se baignaient pendant les chaleurs de la canicule, et où les femmes de la ville ne se promenaient jamais, ni avant ni après la saison des bains; soit au boulevard Saint-Antoine (3), qui était déjà très fréquenté; soit au Jardin de Rambouillet (4), où la foule aimait à aller danser et se divertir. Où n'était-il point? S'il y avait une fameuse exécution ou un feu de joie, il paraissait sur la place de Grève ou peut-être à une fenêtre de l'hôtel de ville; si l'on attendait une magnifique entrée, il avait sa place sur un échafaud; si le roi recevait des ambassadeurs, il voyait leur marche, et il était en haie quand ils revenaient de leur audience. Dès 1663, il avait jugé sa présence plus essentielle aux serments des ligues suisses (5) que celle dú chancelier Séguier, qui avait été remplacé par André d'Ormesson. Y avait-il une chasse publique, une Saint-Hubert (6)? le voilà à cheval; parlait-on d'un camp ou d'une

(1) Chap. VII, no 1. (2) Chap. VII, no 2.

(3) Chap. VII, no 13.

(4) Chap. VII, no 13.

(5) Journal d'Olivier d'Ormesson, t. II, p. 51, 60.

(6) Mercure galant.

revue (1)? il était à Ouilles, il était à Achères; il assistait même aux exercices militaires des jeunes gentilshommes qui faisaient leur éducation à l'académie de M. Bernardi, et voyait de près le siège du fort qu'ils construisaient près du couvent des Chartreux; non qu'il aimât la guerre, mais parce que ce spectacle attirait une foule de curieux. Dans ces divers endroits les spectateurs étaient pour lui un spectacle, et il faisait une riche récolte d'observations. Il y trouvait tant de plaisir, que ce qui n'était d'abord pour lui qu'un goût et un amusement devint peu à peu un attachement, une passion. « On ne peut se passer, disait-il (2), de ce même monde qu'on n'aime point, et dont on se moque. »

Il s'est peint lui-même au milieu des sociétés parisiennes de ce temps-là. « La ville est partagée (3) en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire; tant que cet assemblage est dans sa force, et que l'entêtement subsiste, l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que ce qui part des siens, et l'on est incapable de goûter ce qui vient d'ailleurs : cela va jusques au mépris pour les gens qui ne sont pas initiés dans leurs mystères. L'homme du monde d'un meilleur esprit, que le hasard a porté au milieu d'eux, leur est étranger : il se trouve là comme dans un pays lointain, dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni les mœurs, ni la coutume; il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle à l'oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un morne silence; il y perd son maintien, ne trouve pas où placer un seul mot, et n'a pas même de quoi écouter. Il ne manque jamais là un mauvais plaisant qui domine, et qui est comme le héros de la société : celui-ci est chargé de la joie des autres, et fait toujours rire avant que d'avoir parlé. Si quelquefois une femme survient qui n'est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne peut comprendre qu'elle ne sache point rire de choses qu'elle n'entend pas, et paraisse insensible à des fadaises qu'ils n'entendent eux-mêmes que parce qu'ils les ont faites : ils ne lui pardonneront ni son ton de voix, ni son silence, ni sa taille, ni son visage, ni son habillement, ni son entrée, ni la manière dont

(1) Mercure galant, octobre 1678, p. 125; novembre 1679, p. 259; août 1679, p. 336; novembre 1678, etc.

(2) Chap. VII, no 1. (3) Chap. VII, no 4.

elle est sortie. Deux années cependant ne passent point sur une même coterie: il y a toujours, dès la première année, des semences de division pour rompre dans celle qui doit suivre; l'intérêt de la beauté, les incidents du jeu, l'extravagance des repas, qui modestes au commencement, dégénèrent bientôt en pyramides de viandes et en banquets somptueux, dérangent la république, et lui portent enfin le conp mortel il n'est en fort peu de temps non plus parlé de cette nation que des mouches de l'année passée. »

Les républiques françaises du dix-septième siècle ne duraient pas longtemps. La légèreté était toujours le fond du caractère des Parisiens; ce qui choquait le plus la Bruyère, c'est qu'ils ne sussent pas respecter la liberté d'autrui. Personne à Paris ne savait être libre, et tout le monde était esclave de pénibles coutumes; mais c'étaient les femmes qui dominaient dans les coteries et qui étaient elles-mêmes asservies aux plus pénibles incommodités (1). « Se chercher incessamment les unes les autres avec l'impatience de ne point se rencontrer; ne se rencontrer que pour se dire des riens, que pour s'apprendre réciproquement des choses dont on est également instruite, ou dont il importe si peu que l'on soit instruite; n'entrer dans une chambre précisément que pour en sortir; ne sortir de chez soi l'après-dînée que pour y rentrer le soir, fort satisfaite d'avoir vu en cinq petites heures trois suisses, une femme que l'on connaît à peine, et une autre que l'on n'aime guère. Qui connaîtrait bien le prix du temps, et combien sa perte est irréparable, pleurerait amèrement sur de si grandes misères. >>

Cependant la Bruyère vit alors à Paris des hommes qui connaissaient le prix du temps; leurs actions étaient réglées chaque jour avec un ordre parfait; ils menaient une vie d'une correction irréprochable; on les admirait partout où ils allaient, et ils s'admiraient eux-mêmes. C'est pourquoi la Bruyère les appelle tous du même nom, Narcisse; et fait ainsi leur portrait (2): « Narcisse se lève le matin pour se coucher le soir; il a ses heures de toilette comme une femme; il va tous les jours fort régulièrement à la belle messe aux Feuillants ou aux Minimes ; il est homme d'un bon commerce, et l'on compte sur lui au quartier de *** pour un tiers ou pour un

(1) Chap. VII, no 20. (2) Chap. VII, no 12.

cinquième à l'hombre ou au reversis. Là il tient le fauteuil quatre heures de suite chez Aricie, où il risque chaque soir cinq pistoles d'or. Il lit exactement la Gazette de Hollande et le Mercure galant; il a lu Bergerac, des Marets, Lesclache, les Historiettes de Rabbin (1), et quelques recueils de poésies. Il se promène avec des femmes à la Plaine (2) ou au Cours (3), et il est d'une ponctualité religieuse sur les visites. Il fera demain ce qu'il a fait aujourd'hui et ce qu'il fit hier; et il meurt ainsi après avoir vécu. » Et vous, monsieur de la Bruyère, quel métier faites-vous donc? « C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule (4); il faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité; il était homme délié et pratique dans les affaires (5) il a fait imprimer un ouvrage moral, qui est rare par le ridicule. »

Ce magistrat s'appelait Pierre Poncet de la Rivière, comte d'Ablys, conseiller d'État et membre du conseil royal des finances (6). Il était d'origine ligueuse et fort connu de la famille de la Bruyère. Patelin, souple et adroit, il avait fait fortune avec la protection du chancelier Séguier (7), dont il avait suivi aveuglément les volontés. Maintenant il marchait seul vers la place de premier président, que la mort de M. de Lamoignon venait de laisser vacante, le 10 décembre 1677. Il était sur les rangs pour l'obtenir; le roi ne savait à qui la donner. La grande richesse de M. Poncet n'était nullement un obstacle à ses desseins; mais il venait d'y ajouter un nouveau titre, c'était un livre intitulé: Considérations sur la vieillesse dans la vie chrétienne, politique, civile, économique et solitaire (8). On dit que le P. Bouhours, qui en fut l'éditeur, le retoucha et polit encore l'esprit qu'il y avait. L'auteur exposait tous les avantages de la vieillesse, bien mieux que ne le fit jamais Cicéron, à tous les points de vue : il démontrait longuement, entre autres choses, la vertu des nombres 7 et 9 joints ensemble, à l'égard du corps humain. Selon lui, le bel âge était 79 ans ;

(1) Barbin.

(2) La plaine des Sablons.

(3) Cours-la-Reine.

(4) Chap. I, no 3.

(5) Chap. I, no 3.

(6) Servois, t. I, p. 403, note.

(7) Tallemant des Réaux, t. V, p. 283.

(8) Paris, Sébastien Mabre Cramoisy, 1677.

il y touchait, quand, le 12 juin 1678, la succession de M. de Lamoignon fut donnée à M. de Novion, qui n'avait guère alors que 61 ans, et voulait encore paraître plus jeune que son âge. La Bruyère avait donc le droit de se moquer de la malheureuse démangeaison d'imprimer qui avait fait tant de tort à M. Poncet; et il continuait, sans rien publier, ses études philosophiques. En 1679, parut un autre ouvrage de M. Poncet (1): « Harangues faites en l'assemblée du clergé de 1675, suivant l'ordre du Roi, prononcées par M. Poncet, conseiller d'État ordinaire et au Conseil Royal des finances, l'un des commissaires députés à cet effet par S. M., omises au procès verbal qui en a été dressé. » C'était une petite vengeance facile à comprendre ce livre fut lu avec quelque curiosité. A son tour, la Bruyère fut raillé sur son goût pour la perfection. « Il n'est pas si aisé, répondait-il (2), de se faire un nom avec un ouvrage parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on s'est déjà acquis. >> « Folie (3), simplicité, imbécillité, de mettre enseigne d'auteur ou de philosophe! On paye au tuilier sa tuile, à l'ouvrier son temps et son ouvrage; paye-t-on à un auteur ce qu'il pense ou ce qu'il écrit? et s'il pense très bien, le paye-t-on plus largement? Se meublet-il à force de penser et d'écrire juste?» Et M. de Romeau, avocat au parlement comme son frère, admirait le bonheur de ces hommes qui avaient acquis de grandes richesses sans perdre leur temps à écrire ou philosopher. « N'envions point à cette sorte de gens leurs grandes richesses, répondait le philosophe (4) ; ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point. Ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir; cela est trop cher, il n'y a rien à gagner à un tel marché. » Mais vous ne pouvez

nier que ce sont des gens d'esprit. — « Oui, il faut (5) une sorte d'esprit pour faire fortune, et surtout une grande fortune : ce n'est ni le bon, ni le bel esprit, ni le grand, ni le sublime, ni le fort, ni le délicat ; je ne sais précisément lequel c'est, et j'attends que quelqu'un veuille m'en instruire. »

(1) Servois, t. I, p. 405.

(2) Chap. I, no 4.

(3) Chap. XII, no 21.

(4) Chap. VI, n 13. (5) Chap. VI, n° 38.

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