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était bleu, or et argent. Après cela, il marchait lui-même, monté superbement, et entouré de douzes nègres naturels qui lui servaient de valets de pied. Son habit était à fond bleu, et toutes les tailles, boutonnières et ceintures étaient brodées d'or mat, rebrodées de fleurs d'or brillant, dans lesquelles étaient enchâssés des rubis et des diamants; le plein de l'habit était brodé de compartiments d'argent, avec quantité de pierreries; sa coiffure était un turban d'or et d'argent et de bleu enrichi de rubis; il avait un collier de velours noir enrichi de pierreries comme le reste; la housse de son cheval était à jour, composée de festons de broderies d'or et de pierreries, et le reste du harnais en était tout couvert. Son cheval en avait même une aigrette sur la tête, de laquelle s'élevaient plusieurs plumes bleues et blanches. Ses pages et ses estafiers nègres étaient aussi vêtus de la même livrée, et d'une manière fort convenable à leur pays; ils étaient armés de carquois et de colliers d'argent, avec des pendants d'oreilles. Son écuyer portait l'écu, sur lequel il y avait, pour corps de sa devise, un vaisseau appareillé dans un port superbe. Ce vaisseau était tout prêt à partir, avec ces mots : « Aspetto l'aura. »

Comment la Bruyère n'aurait-il pas remarqué la toilette de M. le duc de Bourbon (1)? Tout le monde l'admira. Le grand prévôt, qui renonce à décrire celle du chef des Abencérages, ne nous fait grâce d'aucun détail lorsqu'il décrit le costume du chef des Zégris et le harnais de son cheval. Mme de Montespan et Mme de Thianges ne cessaient d'en faire l'éloge, et M de Nantes ne manquait pas de trouver le duc de Bourbon fort beau dans cet attirail. Mais ce qui était du dernier galant, c'était la devise. On avait dépensé beaucoup d'esprit pour inventer des devises nouvelles, piquantes, originales, qui peignissent les caractères, les prétentions, les souvenirs ou les aspirations de ceux qui les portaient. Il y avait beaucoup de soleils dans diverses positions, toutes bienfaisantes; assez d'aigles et d'aiglons qui regardaient le soleil ; pas une lune ; quelques lions pleins d'audace, des taureaux prêts au combat, des abeilles qui travaillent et qui piquent, des lévriers rapides, un porc-épic hérissé; des arbres élevés, chênes et pins; des arbres en fleur, orangers et pommiers; un bouton de rose, un torrent, deux éclairs, une bombe qui crève, un brûlot en feu, un cadran solaire, un thermomètre. M. de la Ferté, pour se moquer de ces devises, en avait pris une singulière, c'était un chien (1) Mercure galant, juin 1685.

qui rongeait un os, avec ce mot : « Faute de mieux. » Le duc de SaintAignan, maréchal de camp général du carrousel, vieillard de 76 ans, aux manières vives, étincelantes, et qui s'était mis sur un tel pied de galanterie chevaleresque que personne n'eût osé lui disputer l'honneur de commander à cette jeunesse, portait sur son écu un diamant taillé à facettes, sans être enchâssé en œuvre, et pour âme : « Da ogni parte fiammegia » (il flamboie de tous côtés). Monseigneur avait pour corps de sa devise trois couronnes, une de dauphins, une de laurier, une de myrte, avec ces mots : « Las merece » (il les mérite). Tout cela était éblouissant, et aussi curieux à étudier pour la Bruyère que les Caractères de Théophraste. Il voyait là tous les caractères des jeunes gens de la cour de Louis XIV, sans oublier le fils de Mme de la Fayette, qui, comme l'éclair, voulait luire et mourir; ni ce jeune Soyecourt, dont l'épée nue brillait et frappait, et dont la Bruyère pleurera la mort sur le champ de bataille quelques années plus tard. Mais la devise de M. le duc de Bourbon éclipsa toutes les autres par sa gracieuse galanterie : ce vaisseau tout appareillé et prêt à partir, avec tous ses agrès, toutes ses voiles tendues, c'était le vaisseau qui portait ses amours. Tout était préparé pour son mariage : les meubles, le linge, les bijoux, les rentes, le contrat, rien n'y manquait; les parents brûlaient du désir d'unir les deux fiancés. Qu'attendait-on encore? Une chose qui est accordée aux plus pauvres matelots, le plus léger vent favorable, un doux zéphyr. Le ciel sera-t-il assez jaloux du bonheur des deux époux pour le leur refuser? « Aspetto l'aura » (j'attends le zéphyr), disait le duc de Bourbon dans la langue harmonieuse de Pétrarque. «Aspetto l'aura,» répétait Me de Nantes, qui était heureuse d'avoir appris les langues étrangères: elle voyait dans ce jeu de mots une allusion facile à comprendre et chère à son cœur. Mme de Montespan en était si touchée, qu'elle eût voulu finir le mariage dès le 1er juin, douzième anniversaire de la naissance de sa fille. M. le Duc, qui avait si bien conduit toute cette affaire, montrait un tel empressement de la terminer, que dès le second jour du carrousel, 5 juin, il partit pour aller présider les états de Bourgogne et revenir le plus vite possible hâter la cérémonie tant désirée.

Mais dans les entreprises les mieux concertées il y a toujours quelque chose qui échappe à la prudence humaine. Il faudra attendre au moins sept longues semaines avant que la cérémonie du mariage ne se fasse; et, en attendant, M. le Prince fut d'avis que le duc de Bour

bon reprît ses études accoutumées. M. le Prince avait bien vieilli; il n'avait plus aucun goût pour la toilette. La Bruyère, le comparant à M. le duc de Saint-Aignan, disait (1): « Une trop grande négligence, comme une excessive parure, dans les vieillards, multiplient leurs rides et font mieux voir leur caducité. » Puis M. le Prince, le 10 juin, jour de la Pentecôte, communiait en public à sa paroisse, Saint-Sulpice de Paris, devant une foule de fidèles qui admiraient sa piété. Vieux et dévot, il était à l'abri de la fascination des plaisirs, et il donnait à son petit-fils les meilleurs conseils. Alors la Bruyère finit avec M. le duc de Bourbon la lecture des Principes de Descartes. Le philosophe, après avoir exposé son système avec tout le soin possible et démontré, selon les principes qu'il avait établis, les choses les plus générales, qui concernent la fabrique du ciel et de la terre, ajoute : << Toutefois, à cause que je ne veux pas me fier trop à moi-même, je << n'assure ici aucune chose, et je soumets toutes mes opinions au juge<«<ment des plus sages et à l'autorité de l'Église. » Il est clair que Descartes n'était ni esprit fort ni libertin. Peut-être Condé, comme il faisait les soirs à Chantilly, tira de cette lecture quelques conclusions religieuses. Voici celle de la Bruyère (2) : « Il faudrait s'éprouver et s'examiner très sérieusement, avant que de se déclarer esprit fort ou libertin, afin au moins, et selon ses principes, de finir comme l'on a vécu; ou, si l'on ne se sent pas la force d'aller si loin, se résoudre de vivre comme l'on veut mourir. >>

Il n'est pas aisé de savoir si le duc de Bourbon comprit bien les leçons et les exemples que lui donnait son grand-père ; pour la Bruyère, ce fut comme une révélation. Il comprit enfin l'esprit de la cour. Du fond de son obscurité silencieuse, il voyait en pleine lumière, sous mille feux habilement disposés, les grands personnages qui entouraient le roi se mouvoir et s'agiter comme des acteurs sur un théâtre. Le moraliste les étudiait dans leurs paroles et dans leurs gestes, comme il avait étudié deux philosophes du temps: Molière à la Comédie française (3), Arlequin à la Comédie italienne. Il ne prenait pas moins d'intérêt à considérer les spectateurs qu'à suivre la pièce. Pendant qu'ils riaient, qu'ils applaudissaient, qu'ils éclataient, il distinguait au jeu de leur physionomie leurs sentiments les plus secrets. Au milieu des

(1) Chap. XI, n 116.

(2) Chap. XVI, no 7.

(3) Notes de Saint-Simon sur Dangeau, t. II, p. 156-157 et t. XI, p. 341.

fêtes, des plaisirs et des divertissements de toutes sortes, il voyait sous une apparence ou sereine ou joyeuse les cruelles anxiétés ou les tristesses profondes que nous avons racontées. Il lui semblait avoir fait la découverte d'un nouveau monde sous la conduite de M. le Prince. « Il y a, dit-il (1), un pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels. Qui croirait que l'empressement pour les spectacles, que les éclats et les applaudissements aux théâtres de Molière ou d'Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels, couvrissent tant d'inquiétudes, de soins et de divers intérêts, tant de craintes et d'espérances, des passions si vives et des affaires si sérieuses? » Quand la Bruyère aura passé un plus long temps dans ces parages, il sera moins surpris de voir ce qui fut toujours le véritable caractère de la cour.

(1) Chap. VIII, no 63.

CHAPITRE XI.

1685.

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La Bruyère quitte l'étude de la philosophie pour celle des sciences politiques. Sévérité du moraliste pour Gourville. Galanteries de M. le duc de Bourbon envers Mile de Nantes; il apprend l'espagnol pour lui plaire. Fête de Meudon. - Promenades à Clagny. - Fête de Sceaux; Idylle de la Paix. - Cérémonies du mariage. Fêtes magnifiques Les jeunes époux étaient mariés sans l'être. Louis XIV devient le modèle des maris. La Bruyère reprend ses études avec le duc de Bourbon sur un nouveau plan de plus en plus politique. Condé retourne à Chantilly. On saisit les lettres aux princes de Conti. Grand scandale; colère du roi. M. de la Roche-Guyon, M. d'A

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lincourt et M. de Liancourt sont exilés. Le cardinal de Bouillon veut défendre M. de Turenne, son neveu: il est exilé. Désespoir de la princesse de Conti. — Oraison funèbre de la princesse palatine par Bossuet. Admirable leçon d'histoire politique et de philosophie religieuse. La Bruyère ne put l'entendre: il assistait ce jour-là. 9 août, à l'enterrement de sa mère. Réponse à une lettre de M. le Prince. - Débarrassé d'une surveillance incommode sur le duc de Bourbon, il est chargé unique ment d'être son maître de politique.

La philosophie avait tenu jusque-là une grande place dans l'enseignement de la Bruyère. C'est peut-être ce qui avait fait croire à M. Régis que l'on suivait son système dans l'éducation du duc de Bourbon ; du moins il le reprochera plus tard à Sauveur d'une manière dure et offensante (1). Le jeune prince avait lu dans les Principes de Descartes ce qui pouvait l'intéresser; la Bruyère en avait tiré ce qui pouvait lui être utile pour compléter son éducation libérale et le préparer à la vie publique. La démonstration était faite de l'existence de Dieu et de la spiritualité de l'âme ; c'était, selon Bossuet, le meilleur

(1) Journal des savants, 8, 15, 22 mars 1694.

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