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M. le Prince. » Le 14 février, la Bruyère reçut une lettre de M. le Prince qui contenait l'approbation explicite de sa conduite. Le 15 février, le P. du Rosel écrivait à Condé : « M. de la Bruyère nous a fait voir la lettre que Votre Altesse Sérénissime lui a fait l'honneur de lui écrire. Nous continuons à être ses confidents, et comme il dit partout sa consolation. » Le 18 février, M. le Duc vint avec Mme la Duchesse à l'hôtel de Condé à Versailles on avait précédemment enlevé de l'hôtel ce qui appartenait à M. de la Roche-sur-Yon et à ses domestiques. M. le Duc visita tout avec son fils, donna les deux chambres au bout de la galerie aux deux RR. PP., qui les avaient choisies comme les meilleures, et installa M. de la Bruyère auprès d'eux dans une chambre qui était également de son choix. Enfin la Bruyère avait ce qu'il désirait; il a célébré son installation dans l'hôtel de Condé à Versailles par ce petit chant de triomphe : « Tout le monde s'élève contre un homme qui entre en réputation (1) : à peine ceux qu'il croit ses amis lui pardonnent-ils un mérite naissant, et une première vogue qui semble l'associer à la gloire dont ils sont en possession; l'on ne se rend qu'à l'extrémité, et après que le prince s'est déclaré par des récompenses: tous alors se rapprochent de lui, et de ce jour-là seulement il prend son rang d'homme de mérite. »

M. le duc d'Elbeuf vint à Paris chez Mme de la Fayette; il arrivait de Versailles (2). Il dit qu'il était charmé de M. le duc de Bourbou, qu'il était demeuré deux jours de plus qu'à l'ordinaire à Versailles pour le voir monter à cheval et danser ; qu'il n'avait jamais rien vu de si joli ni de si aimable ; qu'il le court partout, et que chez Mme la Dauphine le jeune prince est venu à eux leur parler avec beaucoup de sens et d'honnêteté. Ce grand seigneur, prince de la maison de Lorraine et allié à la maison de la Tour, rendit hommage, sans le savoir, aux modestes efforts de la Bruyère pour faire un peu de bien dans l'éducation de M. le duc de Bourbon. Mme de la Fayette dit à du Bouchet (3), qui revenait de sa province d'Anjou et qui fut témoin de cette scène, que l'on était maintenant extrêmement content de la conduite et du savoir-vivre de M. le duc de Bourbon. M. du Bouchet comprit M. Deschamps était remplacé.

Cependant le carnaval, qui désolait la Bruyère et Sauveur, semblait

(1) Chap. XII, no 59.

(2) Mss. de l'hôtel de Condé.

(3) Lettre de du Bouchet à Condé.

cette année devoir être interminable. On était déjà à la fin de février, bals et mascarades se succédaient toujours. M. Sauveur calculait en soupirant que le carême ne viendrait pas avant le 7 mars. Un événement imprévu, qui arriva en février, fit tout rentrer dans l'ordre : la mort de Charles II, roi d'Angleterre, mit la cour en grand deuil pour six semaines. Les études reprirent leur cours. Elles furent plus longues et meilleures. La Bruyère et Sauveur étaient contents. Mais le duc de Bourbon l'était un peu moins : adieu l'opéra, la comédie, les bals, les mascarades; du moins, il restait la chasse. Le 2 mars, à la chasse du roi, << il partit un lièvre que les lévriers perdirent après l'avoir un peu couru; M. le duc de Bourbon, qui le voyait, le suivit à travers les vignes avec une vitesse dont on fut étonné, et si longtemps qu'il le lassa; de sorte que le lièvre, ramené dans la plaine et ne pouvant plus courir, se laissa prendre par un petit chien basset. » C'était là une grosse faute contre les antiques règles de la vénerie royale. On admira la vitesse extraordinaire de la jument alezane que Mr le Dauphin avait donnée à son cousin; on trouva encore que le jeune prince était bien à cheval, vigoureux, déterminé et ne craignant rien; mais « le roi luimême conta la chose à M. le Duc et l'invita à prendre garde à son fils, de peur qu'il ne se tuât. » C'est pourquoi M. Duplessis, le maître d'académie, interdit la chasse à M. le duc de Bourbon pour trois mois, jusqu'à ce qu'il sût mieux tenir son cheval. Cette année-là, à la grande satisfaction de la Bruyère et de Sauveur, qui se gardèrent bien d'en rien dire, le carême commença d'assez bonne heure et dura longtemps.

La Bruyère venait de voir le cas que l'on faisait, à la cour, des hommes qui ont pris le parti de cultiver les sciences et les belles-lettres. « Il n'y a point, dit-il (1), d'art si mécanique ni si vile condition où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. » Si, à Paris, il avait vu « le comédien Baron, couché dans son carrosse, jeter de la boue au visage de Corneille, qui était à pied, » il n'en était pas ainsi dans la maison de Condé. La Bruyère maintenant était sûr, au moins, de la bienveillance attentive de M. le Prince. Voilà un avantage solide, qu'il n'eût pas trouvé aussi facilement dans les arts mécaniques, ni dans aucune autre condition. Et si, comme il est probable, il confia soit à Bossuet, soit à Fleury, les grands chagrins qu'il avait essuyés, ils lui répondirent avec une parfaite sincérité qu'ils avaient traversé

(1) Chap. XII, no 17.

bien d'autres épreuves. Bossuet ne lui raconta pas tout ce qu'il avait en à souffrir; mais à ces maux, inévitables dans les cours (1), il n'avait trouvé d'autres remèdes que l'humilité, la confiance, la persévérance, le travail assidu et la patience. Fleury connaissait encore un autre remède « Comme la condition des gens de lettres, dit-il (2), les éloigne pour la plupart de ce commerce du grand monde qui demande une extrême politesse, je crois que leur civilité consiste principalement à se taire sans affecter le silence, ou à ne parler de ce qu'ils savent qu'autant que la charité le demande pour l'instruction et la satisfaction du prochain, et du reste à agir et à parler simplement comme les autres hommes. » C'est ce que dorénavant la Bruyère tâchera de faire à la cour et dans la maison de Condé.

(1) Lettre au maréchal de Bellefond, Euvres de Bossuet, t. XXVI, p. 154.

(2) Traité du choix et de la méthode des études, ch. Sur la civilité.

CHAPITRE X.

1685.

On s'aperçoit que le roi était marié. Le carême de 1685.

Grenade est commandé.

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Condé se

Le carrousel de la prise de Fuite des princes de Conti. Le duc de Bourbon sera commandant des Zégris. Exercices du jeune prince au manège. Leçons de la Bruyère. Son erreur à propos de la bataille de Nordlingue en traduisant un livre allemand sur l'histoire de Hongrie. Les princes de Conti s'égarent en Allemagne. convertit à la religion catholique et fait ses pâques. Joie du roi et des jésuites. Le mariage du duc de Bourbon avec Mlle de Nantes avance rapidement. le contrat. - Pénible situation de la Bruyère au milieu des fêtes. comment il s'en tire. - On apprend que les princes de Conti ont passé au service de l'Empereur. Humiliations de Condé. Bonheur de la Bruyère en l'écoutant. Fêtes du carrousel. Opinion de Descartes sur la Providence. Réflexions de la Bruyère, qui commence à comprendre le véritable caractère de la cour.

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- On signe

Un peu avant la mi-février (1), le roi, entrant à la messe, avait dit à M. le Grand (c'est ainsi qu'on appelait le grand écuyer, qui était alors Louis de Lorraine, duc d'Armagnac) : « N'avez-vous point entendu dire, aussi bien que les autres, que je fais faire une livrée, et que c'est une marque certaine que je me remarie? » Le roi se moquait ainsi de ceux qui prétendaient pénétrer au fond de son cœur et deviner son secret; mais cela fit faire des réflexions. Ce discours, tenu en public, parut affecté. On remarqua que plusieurs fois le roi avait mis la même finesse en usage pour faire croire qu'il ne pensait pas à des choses qu'il avait déjà résolues. Les courtisans éclairés en conclurent que ce n'était point une exclusion du mariage du roi : ils se persuadèrent, les uns que Sa Majesté avait réellement envie de se remarier, les autres

(1) Mémoires du marquis de Sourches, t. I, p. 184.

qu'elle l'avait déjà fait. Au commencement de mars, parut un incident plus grave: Mme de Maintenon eut quelques accès de fièvre, « lesquels n'eurent pas de suite fâcheuse, dit le marquis de Sourches; ils servirent seulement à faire connaître l'affection du roi, qui allait trois ou quatre fois par jour chez Mme de Maintenon. » Le marquis de Sourches avait compris, si bien compris, qu'il n'ajoute pas un mot de plus. Prévôt de l'hôtel du roi, et grand prévôt de France, il devait tout connaître, et n'en rien dire sans ordre de Sa Majesté. Mais les courtisans, moins éclairés, avaient l'esprit à la torture pour deviner le secret du roi (1). « Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des princes un peu de celui d'incommoder les autres. Mais non, les princes ressemblent aux hommes; ils songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur commodité : cela est naturel. » La Bruyère commençait à connaître la cour.

La maison de Condé offrait à la Bruyère mille ressources pour bien voir ce qui se passait, et il en faisait son profit. Il comprit les avantages de sa modestie dès qu'il vit les inconvénients de cette vie de la cour, qui avait tant de prestige sur toutes les imaginations. Les occasions d'observer les mœurs venaient à chaque instant éveiller son attention et provoquer ses remarques; soit en lisant l'État de France avec le duc de Bourbon, soit en entendant les recommandations de M. le Duc, soit en voyant les agitations de la cour pour la moindre bagatelle, soit en observant le trouble où les questions d'étiquette jetaient les courtisans, il connut cette effroyable servitude de l'ambition. « L'esclave n'a qu'un maître, dit-il (2): l'ambitieux en a autant qu'il y a de gens utiles à sa fortune. » Et quels maîtres! « Il semble, ajoute-t-il (3), que la première règle des compagnies, des gens en place ou des puissants, est de donner à ceux qui dépendent d'eux pour le besoin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre. >>

Au moment où le duc de Bourbon se remettait sérieusement à ses études, les oreilles de la Bruyère furent frappées par de sourds murmures qui attirèrent sa curiosité. La jeunesse de la cour était fort animée. Le dernier dimanche du carnaval, 4 mars, le Dauphin avait donné une petite course de têtes, où lui et neuf autres furent armés de toutes

(1) Chap. IX, no 29.
(2) Chap. VIII, no 70.
(3) Chap. IX, no 30.

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