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contrats et il voyait l'argent grossir dans ses coffres. Il avait aussi l'esprit de famille et, après avoir fait assez vite fortune, il avait racheté des créanciers de son père et de sa mère une partie de leurs titres, sinon tous: il retira même un assez joli denier de la succession de son frère. M. Servois, qui a trouvé dans les archives d'un notaire de Paris quelques actes relatifs à la famille de la Bruyère, nous explique ainsi le procédé de l'oncle Jean pour s'enrichir (1) : « Le prêt à intérêt étant interdit aussi bien par la loi civile que par la loi religieuse, la seule manière licite de tirer profit d'un prêt fait à un particulier était de lui constituer une rente perpétuelle, c'est-à-dire de lui remettre un capital qu'il restait maître de garder aussi longtemps que bon lui semblerait, à la seule condition d'en payer annuellement la rente. Les particuliers étaient, en général, de plus sûrs débiteurs que l'État et que la ville, dont les rentes étaient parfois soumises à des réductions arbitraires, ou encore que les hôpitaux, exposés àl a banqueroute. Aussi l'oncle Jean avait-il préféré à toutes autres les créances par contrats. Ses emprunteurs étaient quelquefois des membres de sa famille ou de la famille de sa belle-sœur, plus souvent des étrangers nobles ou bourgeois. Il ne prêtait pas toujours à visage découvert, et se dissimulait quelquefois derrière son frère, ou, quand il l'eut perdu, derrière l'un de ses neveux. De temps à autre il lui fallait user contre ses débiteurs de voies de rigueur, ou accepter des accommodements. C'est ainsi qu'il fut amené à se rendre propriétaire d'une maison de campagne qui était située dans le village de Saulx, près Lonjumeau, et qui fera partie de sa succession. » M. Servois estime la fortune mobilière de l'oncle Jean pouvait bien s'élever à plus de 100,000 livres. Comme tous les bourgeois aisés de ce temps-là, il avait renoncé au service d'étain sur sa table, et à la mule de ses ancêtres. M. Servois ne doute pas que les neveux de l'oncle Jean fissent usage de son argenterie et montassent dans son carrosse. Cela dut (2) un peu adoucir leur chagrin. « Dans une grande affliction (3), l'on pleure amèrement et l'on est sensiblement touché mais l'on est ensuite si faible et si léger que l'on se console. »

que

Notre auteur, reçu avocat au parlement, s'occupa d'être un homme

(1) Notice biographique, p. XXX-XXXI.

(2) Chap. XI, n° 31.

(3) Chap. IV, no 35.

éloquent. « Le métier de la parole (1) ressemble en une chose à celui de la guerre : il y a plus de risque qu'ailleurs, mais la fortune est plus rapide. » La Bruyère réfléchit longtemps avant d'affronter ces risques, si longtemps qu'à la fin il n'en eut plus le courage.

« Il y a moins d'un siècle, disait-il en 1690 (2), un livre français était un certain nombre de pages latines où l'on découvrait quelques mots en notre langue. Les passages, les traits, et les citations n'en étaient pas demeurés là: Ovide et Catulle achevaient de décider des mariages et des testaments, et venaient avec les Pandectes au secours de la veuve et des pupilles. Le sacré et le profane ne se quittaient pas. Ils s'étaient glissés ensemble jusque dans la chaire : saint Cyrille, Horace, saint Cyprien, Lucrèce parlaient alternativement. Les poètes étaient de l'avis de saint Augustin et de tous les Pères on parlait latin, et longtemps, devant des femmes et des marguilliers; on a parlé grec. Il fallait savoir prodigieusement pour parler si mal. Autre temps, autre usage. Le texte est encore latin, tout le discours est français et d'un beau français. » « Les citations profanes (3) ont fini; les froides allusions, le mauvais pathétique, les antithèses, les figures outrées ont pris leur place. » Quand se fit ce changement? La Bruyère en a indiqué la date. Depuis trente ans, écrivait-il en 1694 (4), on prête l'oreille aux rhéteurs, aux déclamateurs, aux énumérateurs... Cette date de 1664 n'est qu'approximative. Le changement que signale notre auteur a commencé plus tôt et duré plus longtemps: mais il s'en aperçut vers le temps où il étudia l'éloquence de la chaire et celle du barreau.

Le même changement que Richelieu avait fait dans la politique (5), Condé dans l'art de la guerre, Pascal l'avait fait dans l'art d'écrire et le jésuite Lingendes dans l'art de parler (6). Le P. Lingendes fut cité comme le plus parfait prédicateur de son temps. Il composait en latin les sermons qu'il devait prononcer en français ; et dans l'édition française que l'on possède de ses sermons, si on ne peut juger de son éloquence (7), on aperçoit très facilement les pre

(1) Chap. XV, no 15.

(2) Chap. XV, no 6. (3) Chap. xv, no 4.

(4) Chap. xv, no 5.

(5) Chap. XI, n° 143.

(6) Réflexions sur l'Éloquence. Le P. Rapin, ŒŒuvres complètes, t. II, p. 92, éd. de 1725. (7) Voltaire, Siècle de Louis XIV, c. XXXII.

miers modèles du nouveau genre ainsi décrit par la Bruyère. « Un beau sermon (1) est un discours oratoire qui est, dans toutes ses règles, purgé de tous ses défauts, conforme aux préceptes de l'éloquence humaine et paré de tous les ornements de la rhétorique. Ceux qui entendent finement n'en perdent pas le moindre trait, ni une seule pensée; ils suivent sans peine l'orateur dans toutes les énumérations où il se promène, comme dans toutes les élévations où il se jette. Ce n'est une énigme que pour le peuple. » Dans ce genre, depuis Lingendes jusqu'à Bourdaloue, les jésuites eurent souvent l'avantage sur les oratoriens. A l'Oratoire même, ce nouveau genre avait la vogue au moment où la Bruyère en sortait.

« Il y a, dit Bossuet dans l'oraison funèbre du R. P. Bourgoing (décembre 1662), des prédicateurs infidèles qui ravilissent leur dignité jusqu'à faire servir au désir de plaire le ministère chrétien; qui ne rougissent pas d'acheter des acclamations et des flatteries par la parole de vérité; des louanges, vains aliments d'un esprit léger, par la nourriture solide et substantielle que Dieu a préparée à ses enfants! Quelle indignité! Est-ce ainsi qu'on fait parler Jésus-Christ? Savezvous, ô prédicateurs, que ce divin conquérant veut régner sur les cœurs par votre parole? Faibles discoureurs dont les sermons sont le fruit d'une étude lente et tardive, détruirez-vous les remparts des mauvaises habitudes en jetant des fleurs? L'éloquence ne doit jamais être recherchée avec soin; si elle vient, ce ne doit être que comme la servante de la vérité et attirée par les choses mêmes. » Le discours chrétien se répand à la manière d'un torrent, et s'il trouve en chemin les fleurs de l'élocution, il les entraîne plutôt après lui par sa propre impétuosité qu'il ne les cueille avec choix pour se parer d'un tel ornement. C'est l'idée de l'éloquence que donne saint Augustin aux prédicateurs, c'est celle dont Bossuet offrait alors à ses auditeurs étonnés le plus parfait modèle, c'est celle qu'avait recommandée M. de Bérulle à ses disciples. Le P. Bourgoing s'était efforcé de la mettre en pratique (2); il n'avait point cette richesse d'imagination. qui voit naître sous ses pas les fleurs de l'élocution, ni cette impétuosité de génie qui les entraîne dans sa course sans s'amuser à les cueillir (3) son style terne et triste, nourri des saintes Écri

(1) Chap. XV, no 10.

(2) Bibliothèque oratorienne. Vies de Cloysault. 2o vie, celle du P. Bourgoing. (3) Excellences et vérités de la doctrine chrétienne, par le P. Bourgoing.

tures (1), et sa parole sans art et sans éclat, n'avaient rien d'oratoire ; << il expliquait l'Évangile au peuple uniment et familièrement ».

Le même genre d'éloquence simple et familière, dans la prédication de l'Évangile, était bien plus marqué dans les sermons du P. le Jeune, dont on venait de publier la première édition. Il abondait en images populaires et en comparaisons sensibles, et s'en servait avec un bon sens ingénu (2). Les yeux fixés sur ses auditeurs, le missionnaire mesurait ses paroles à leurs besoins ; il était toujours près d'eux, avec eux, et ne pensait qu'à eux. Depuis saint François de Sales, personne n'avait mis dans la prédication évangélique plus de simplicité, plus d'expérience et de charité. Voilà l'idéal que la Bruyère rêvait; vingtcinq ans après, il le regrettait encore en disant (3) : « Jusqu'à ce qu'il revienne un homme comme lui, les orateurs et les déclamateurs seront suivis. »

Parmi les orateurs, la Bruyère mettait le P. Senault, qui succéda au P. Bourgoing, comme supérieur général de l'Oratoire. C'était le propre fils du fameux Senault, l'un des Seize de la Ligue; il était né à Anvers, pendant que son père exilé y demeurait avec le lieutenant civil de Paris Mathias de la Bruyère. Il est possible que le P. Senault n'ait pas été étranger à l'entrée de Jean de la Bruyère dans une des maisons de l'Oratoire, mais il ne fut peut-être pas étranger non plus à sa sortie. Dans son traité de la monarchie (4), le P. Senault posa des principes politiques d'un sage libéralisme, qui devaient plaire à notre auteur; dans son traité des passions, il expose un système que la Bruyère ne devait guère goûter; dans ses sermons (5), il déployait une éloquence dont le jeune moraliste démêla facilement l'artifice et l'habileté.

De l'école du P. Senault était Mascaron, comme Bourdaloue était de l'école de Lingendes. Il faut voir dans Mme de Sévigné la manière dont on allait les entendre, Mascaron à Saint-Gervais et Bourdaloue à Notre-Dame, en 1671. Ou plutôt il faut écouter la Bruyère, qui observa cette lutte oratoire avec un esprit aussi clairvoyant que Mme de Sévigné. Les deux témoignages sont parfaitement d'accord et se

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fortifient l'un l'autre. Voici celui de la Bruyère : « Le discours chrétien est devenu un spectacle (1). Cette tristesse évangélique qui en est l'âme ne s'y remarque plus; elle est suppléée par les avantages de la mine, par les inflexions de la voix, par la régularité du geste, par le choix des mots et par les longues énumérations. On n'écoute plus sérieusement la parole sainte ; c'est une sorte d'amusement entre mille autres ; c'est un jeu où il y a de l'émulation et des parieurs. »

La Bruyère s'était vite dégoûté du métier de prédicateur et nous en a dit les raisons (2). D'abord l'éloquence de la chaire est l'œuvre de la grâce divine. La sainteté du prédicateur en fait la plus grande partie. « Pour ce qui y entre d'humain et du talent de l'orateur, c'est chose cachée, connue de peu de personnes et d'une difficile exécution: quel art en ce genre pour plaire en persuadant! Il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce que l'on prévoit que vous allez dire. Les matières sont grandes, mais usées et triviales; les principes sûrs, mais dont les auditeurs pénètrent les conclusions d'une seule vue. Il y entre des sujets qui sont sublimes; mais qui peut traiter le sublime? Il y a des mystères que l'on doit expliquer, et qui s'expliquent mieux par une leçon de l'école que par un discours oratoire. La morale même de la chaire, qui comprend une matière aussi vaste et aussi diversifiée que le sont les mœurs des hommes, roule sur les mêmes pivots, retrace les mêmes images, et se prescrit des bornes bien plus étroites que la satire (3); après l'invective commune contre les honneurs, les richesses et le plaisir, il ne reste plus à l'orateur qu'à courir à la fin de son discours et à congédier l'assemblée. Si quelquefois on pleure, si on est ému, après avoir fait attention au génie et au caractère de ceux qui font pleurer, peut-être conviendrat-on que c'est la matière qui se prêche elle-même, et notre intérêt le plus capital qui se fait sentir; que c'est moins une véritable éloquence que la ferme poitrine du missionnaire qui nous ébranle et qui cause en nous ces mouvements. Enfin le prédicateur n'est point soutenu, comme l'avocat, par des faits toujours nouveaux, par de différents événements, par des aventures inouïes; il ne s'exerce point sur les questions douteuses, il ne fait point valoir les violentes conjectures et

(1) Chap. XV, no 1.

(2) Chap. XV, no 24 et no 26.

(3) Les neuf premières satires de Boileau.

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