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les présomptions, toutes choses néanmoins qui élèvent le génie, lui donnent de la force et de l'étendue, et qui contraignent bien moins l'éloquence qu'elles ne la fixent et ne la dirigent. Il doit au contraire tirer son discours d'une source commune, et où tout le monde puise; et s'il s'écarte de ces lieux communs, il n'est plus populaire, il est abstrait ou déclamateur, il ne prêche plus l'Évangile. Il n'a besoin que d'une noble simplicité, mais il faut l'atteindre, talent rare, et qui passe les forces du commun des hommes: ce qu'ils ont de génie, d'imagination, d'érudition et de mémoire, ne leur sert souvent qu'à s'en éloigner. >

On voit avec quelle ardeur le jeune avocat embrassait la carrière du barreau: il se laissa entraîner par son enthousiasme jusqu'à des exagérations étranges qui lui valurent d'amers désappointements (1). << La fonction de l'avocat est pénible, laborieuse, et suppose, dans celui qui l'exerce, un riche fonds et de grandes ressources. Il n'est pas seulement chargé, comme le prédicateur, d'un certain nombre d'oraisons (2) composées avec loisir, récitées de mémoire, avec autorité, sans contradicteurs, et qui avec de médiocres changements lui font honneur plusieurs fois ; il prononce de graves plaidoyers devant des juges qui peuvent lui imposer silence, et contre des adversaires qui l'interrompent; il doit être prêt sur la réplique ; il parle en un même jour, dans divers tribunaux, de différentes affaires. Sa maison n'est pas pour lui un lieu de repos et de retraite, ni un asile contre les plaideurs ; elle est ouverte à tous ceux qui viennent l'accabler de leurs questions et de leurs doutes. Il ne se met pas au lit, on ne l'essuie point, on ne lui prépare point des rafraîchissements; il ne se fait point dans sa chambre un concours de monde de tous les états et de tous les sexes, pour le féliciter sur l'agrément et sur la politesse de son langage, lui remettre l'esprit sur un endroit où il a couru risque de demeurer court, ou sur un scrupule qu'il a sur le chevet d'avoir plaidé moins vivement qu'à l'ordinaire. Il se délasse d'un long discours par de plus longs écrits, il ne fait que changer de travaux et de fatigues : j'ose dire qu'il est dans son genre ce qu'étaient dans le leur les premiers hommes apostoliques. »

Parmi les avocats que la Bruyère put entendre et prendre pour modèles, il y avait certainement des hommes respectables; mais du

(1) Chap. XV, no 26.

(2) Vie du P. Senault, par Tabaraud, dans la Biographie universelle.

rément la charité des oratoriens ne fit point ce miracle dans l'âme de la Bruyère. La manière dont il s'est conduit pendant le reste de sa vie prouve qu'il n'était guère capable de s'élever à une si haute perfection. On pouvait captiver son affection, mais il fut toujours difficile d'anéantir sa volonté propre.

Il était dans sa vingtième année lorsque, le 3 juin 1665, il présenta à messieurs les docteurs de l'université d'Orléans (1) ses thèses imprimées de Tutelis et Donationibus pour les soutenir dans les écoles de droit et avoir son degré de licencié ès deux droits (2). Charles Perrault a gaiement raconté dans ses mémoires le voyage qu'il fit à Orléans pour prendre sa licence; la Bruyère n'était pas si gai dans cette circonstance. Il était même fort troublé quand il écrivit sa requête sur le registre des suppliques de l'université d'Orléans. On le voit bien à son écriture et aux inexactitudes de la rédaction. Quelques heures après, quand il eut passé son examen et pris ses licences par acte public, il était plus maître de lui-même; toutefois on remarque encore une distraction sur le registre où il consigna son succès. Peu importe; il avait ses degrés : la carrière du barreau s'ouvrait devant lui; il peut devenir avocat au parlement de Paris.

Mais pourquoi donc la Bruyère était-il si fort troublé en présentant ses thèses devant messieurs les docteurs de l'université d'Orléans? D'abord l'université d'Orléans, avec celle de Poitiers (3), pouvait seule à cette époque enseigner le droit civil; ensuite la Bruyère avait peut-être, en apprenant le droit, suivi une autre méthode que celle qu'il croyait suivie à Orléans; enfin les écoles de droit étaient alors mal tenues et mal organisées. Des années entières (4) se passaient à expliquer un ou deux titres du Digeste; en sorte qu'il eût fallu un siècle pour expliquer tous les titres des cinquante livres, et d'autres siècles pour le Code et pour les Novelles. Tout cela n'était encore que le droit romain, où il fallait ajouter la connaissance « de nos coutumes, de nos ordonnances et de notre procédure » (5). C'est pourquoi, faute d'entendre les textes, on s'en rapportait aux sommaires et aux gloses de ceux qui passaient pour les mieux entendre, et toute la jurispru

(1) Archives départementales du Loiret.

(2) Album des œuvres de la Bruyère, par Servois. Fac-similé de l'écriture de la Bruyère. (3) Histoire de l'École de droit d'Orléans, par E. Bimbenet, greffier à la cour d'Orléans. (4) Choix et méthode des études, c. xv, par Cl. Fleury.

(5) Ibid., c. XI.

dence, réduite en disputes d'école, se bornait aux opinions de docteurs qui n'y cherchaient pas d'autre utilité que celle de gagner de l'argent ou de la réputation. On appelait glose d'Orléans celle qui fait périr le texte sous le poids des commentaires. De là le proverbe : Glose d'Orléans, plus obscure que le texte. Cujas et les grands jurisconsultes du seizième siècle avaient détruit cette routine scolastique; mais les écoles de droit avaient elles-mêmes été détruites par les guerres civiles et religieuses; et lorsqu'elles s'étaient relevées, les abus de la routine s'étaient relevés avec elles. Racine s'en moque (1) dans la comédie des Plaideurs. Alors il y avait à Paris des hommes de sens et d'expérience qui s'étaient dégagés des entraves de la scolastique et avaient repris la méthode de Cujas: s'attacher au droit romain comme étant le fond de la science du palais, lire toujours les textes et les ouvrages originaux sans se perdre dans le fatras des commentaires, rapprocher les textes les uns des autres pour en dégager les principes et leurs conséquences (2), telle était la méthode de MM. Halley, Vautier et de Gaumont pour mettre les lois civiles dans leur ordre naturel et rétablir la raison dans la jurisprudence. C'est ce que fera Domat quelques années plus tard. Cette méthode était publiquement enseignée à Orléans (3). Un condisciple de la Bruyère, Vincent Flaccius de Hambourg, l'atteste de la manière la plus formelle. Mais on comprend que la Bruyère, qui avait étudié le droit à Paris, arrivât avec quelques préventions contre messieurs de l'université d'Orléans, et redoutât la sévérité de ses juges en passant ses examens de licence.

Son succès l'affermit dans son estime pour la méthode qu'il avait adoptée. Il reconnut qu'elle était excellente pour tout genre d'érudition : et fort de son expérience, il répétera plus tard et même publiera les conseils qu'il avait reçus et dont il avait profité. « L'étude des textes (4) ne peut jamais être assez recommandée, c'est le chemin le plus court, le plus sûr et le plus agréable pour tout genre d'érudition. Ayez les choses de première main ; puisez à la source; maniez, remaniez le texte; apprenez-le de mémoire; citez-le dans les occasions; songez surtout à en pénétrer le sens dans toute son étendue et dans ses cir

(1) Acte III, scène III.

(2) Fleury, Lettre sur M. de Gaumont.

(3) Theatrum anonymorum et pseudonymorum, V. Flaccius; Hambourg, 1707, m. in-fo. Préface par Fabricius.

(4) Chap. XIV, no 72.

constances; conciliez un auteur original, ajustez ses principes, tirez vous-même les conclusions. Les premiers commentateurs se sont trouvés dans le cas où je désire que vous soyez n'empruntez leurs lumières et ne suivez leurs vues qu'où les vôtres seraient trop courtes; leurs explications ne sont pas à vous, et peuvent aisément vous échapper; vos observations au contraire naissent de votre esprit et y demeurent : vous les retrouvez plus ordinairement dans la conversation, dans la consultation et dans la dispute. Ayez le plaisir de voir que vous n'êtes arrêté dans la lecture que par les difficultés qui sont invincibles, où les commentateurs et les scoliastes eux-mêmes demeurent court, si fertiles d'ailleurs, si abondants et si chargés d'une vaine et fastueuse érudition dans les endroits clairs, et qui ne font de peine ni à eux ni aux autres. Achevez ainsi de vous convaincre par cette méthode d'étudier, que c'est la paresse des hommes qui a encouragé le pédantisme à grossir plutôt qu'à enrichir les bibliothèques, à faire périr le texte sous le poids des commentaires, et qu'elle a agi en cela contre soi-même et contre ses plus chers intérêts en multipliant les lectures, les recherches et le travail qu'elles cherchent à éviter. »

La pratique des affaires (1) sert plus encore que les livres à former le jugement et à développer le bon sens, qui est le maître de la vie humaine. En faisant son stage pour devenir avocat au parlement de Paris, la Bruyère recueillit, je suppose, quelques observations; en voici qui sont bien dans le goût de la basoche de ce temps-là :

<< Dîne bien, Cléarque, soupe le soir, mets du bois au feu, achète un manteau, tapisse ta chambre (2): tu n'aimes point ton héritier, tu ne le connais point, tu n'en as point. >>

« Jeune, on conserve pour sa vieillesse ; vieux, on épargne pour la mort (3). L'héritier prodigue paye de superbes funérailles, et dévore le reste. >>

« L'avare dépense plus mort en un seul jour, qu'il ne faisait vivant en dix années (4); et son héritier plus en dix mois, qu'il n'a su faire lui-même en toute sa vie. >>

« Ce que l'on prodigue, on l'ôte à son héritier (5); ce que l'on épar

(1) Cl. Fleury.

(2) Chap. VI, n° 63.

(3) Chap. VI, n° 64. (4) Chap. VI, n° 65. (5) Chap. VI, n° 66.

gne sordidement, on se l'ôte à soi-même. Le milieu est justice pour soi et pour les autres. »

« Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères, et réciproquement les pères à leurs enfants, sans le titre d'héritiers (1). »

<< Triste condition de l'homme et qui dégoûte de la vie! Il faut suer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l'agonie de nos proches (2). Celui qui s'empêche de souhaiter que son père y passe bientôt, est homme de bien. »

Le père de notre auteur, Louis de la Bruyère, mourut à Paris, le 7 septembre 1666, rue du Grenier-Saint-Lazare (3). Il fut inhumé deux jours après, « en l'église, où un service complet fut chanté à son intention, le corps présent, avec l'assistance de M. le curé et de quarante prêtres ». On voit encore aujourd'hui son épitaphe dans la chapelle Saint-Vincent de Paul de l'église Saint-Nicolas des Champs; mais elle est un peu cachée sous un confessionnal. La mort de Louis de la Bruyère fut un coup terrible pour sa famille. Le défunt laissa ses affaires dans un tel état (4), que ses enfants furent obligés de renoncer à sa succession. Il ne pouvait rien donner à sa veuve : la coutume de Paris s'y opposait; et cependant il avait peut-être compromis l'avoir de sa femme pendant sa vie. Qu'allaient devenir Mme de la Bruyère et ses enfants? « Il y a, dit notre auteur (5), des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on n'ose penser et dont la seule vue fait frémir: s'il arrive que l'on y tombe, l'on se trouve. des ressources que l'on ne se connaissait point; l'on se raidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espérait. >>

Jean de la Bruyère, oncle et parrain de notre auteur, n'abandonna point sa famille dans le malheur. Depuis quelque temps, il demeurait avec son frère rue Grenier-Saint-Lazare. Il accepta la succession de son frère et prit en main les affaires de sa veuve et de ses enfants : il devint seul chef de la famille.

C'était un singulier personnage que l'oncle Jean, comme l'appelaient ses neveux. Il était, comme son père Guillaume de la Bruyère, secrétaire du roi ; mais, bien différent de son père, il aimait à faire des

(1) Chap. VI, n° 67.

(2) Chap. VI, n° 68.

(3) Cf. Servois, Album. Archives de l'éta: civil de Paris aujourd'hui détruites. (4) Servois, Notice biographique, p. XXXIII.

(5) Chap. XI, no 30.

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