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Conti. Là encore, il voulut parvenir trop vite, et Mazarin l'envoya réfléchir pendant six mois à la Bastille : il avoue qu'il s'y ennuyait, quoiqu'il y fit bonne chère. Il s'amusa fort en sortant de là, joua gros jeu et gagna beaucoup d'argent. Dans le même temps il fit sa cour au surintendant Fouquet, partagea ses téméraires entreprises financières, réalisa d'énormes bénéfices; mais, enveloppé dans sa disgrâce, il eut beaucoup de peine à s'en tirer; condamné à mort, il eut le plaisir de se voir pendu en effigie, et de reconnaître, par ses propres yeux, que son effigie n'était pas trop ressemblante. Il s'enfuit en Hollande, passa en Angleterre, revint dans les Pays-Bas, et finit par être nommé plénipotentiaire du roi de France auprès du duc de Brunswick. Après ce brillant exil, il revint en France, conclut un marché avec Colbert, et s'attacha de nouveau à M. le Prince, dont il remit les affaires en ordre. Il fit à Madrid un voyage des plus intéressants, et arracha au trésor épuisé du roi d'Espagne de quoi payer une partie des dettes de la maison de Condé, retourna auprès de M. le Prince, fit flèche de tout bois, argent de toute espèce, et mit la fortune des Condé sur un pied de prospérité où l'on ne l'avait pas encore vue. Alors, bien entendu, il était devenu riche et accrédité. Comment était-il parvenu à ses fins? Laquais, maître d'hôtel, courrier, conspirateur, négociateur, joueur, traitant, aventurier, diplomate, administrateur, toujours intrigant et heureux en affaires, il avait fait admirablement celles des autres et encore mieux les siennes : c'était là son véritable génie. Aussi était-il recherché des grands et même des princes en tous pays. A l'étranger, il leur donnait de bons dîners et de bons conseils. Charles II d'Angleterre l'appelait le plus sage des Français. En France, il passait auprès des dames pour un homme de cœur; auprès des courtisans, pour un homme d'esprit. Il gagna la bienveillance même de Louis XIV, et il était consulté par les ministres Colbert et Louvois. Que pouvait-il désirer encore? Un peu de philosophie, pour justifier ce bonheur insolent? Il était pénétré de celle que la Rochefoucauld avait mise en maximes : elle est si commode! 1° Nos vertus (1) ne sont le plus souvent que des vices déguisés. 2o La nature (2) fait le mérite, et la fortune le met en œuvre. Il avait bien pleuré le célèbre moraliste, son ancien maître ; il avait même édifié Mme de Sévi

(1) Maxime 1.

(2) Maxime 153.

gné, qui le trouvait en cela estimable et adorable; il fit mieux encore, il recueillit pieusement la morale de la Rochefoucauld sous une forme naïve : « Il m'a souvent passé par l'esprit que les hommes ont leurs propriétés comme les herbes, et que leur bonheur consiste d'avoir été destinés ou de s'être destinés eux-mêmes aux choses pour lesquelles ils étaient nés... J'oserais quasi croire que j'étais né avec la propriété de me faire aimer des gens à qui j'ai eu affaire, et que c'est cela proprement qui m'a fait jouer un assez beau rôle avec tous ceux à qui j'avais besoin de plaire. >>

Pendant que Gourville se prélassait dans son bonheur, non sans quelque fatuité, la Bruyère souffrait dans la condition étroite et obscure où il végétait (1). « Quelle horrible peine à un homme qui est sans prôneurs, sans cabale, qui n'est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, et qui n'a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers l'obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d'un fat qui est en crédit! » Quoique la Bruyère eût sérieusement étudié les finances et les entendit assez bien, il ne désirait pas faire fortune comme Gourville; mais il parle trop de sa modestie (2) pour qu'on ne sente pas les blessures de son orgueil. La philosophie, selon la Rochefoucauld et Gourville son élève (3), triomphe aisément des maux passés et des maux à venir; mais les maux présents triomphent d'elle. La Bruyère étouffait dans sa condition, comme Gourville à la Bastille son entrée dans la maison de Condé sera pour lui la lumière, la vie et la liberté.

La sincérité de Gourville (4), qui dans ses hardies propositions se servait également du oui comme du non, et persuadait presque toujours ce qu'il voulait qu'on crût, n'était, selon la Rochefoucauld (5), qu'une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres. La Bruyère était vraiment sincère dans son culte pour la philosophie. Soumis à sa destinée, il suivit la troisième règle de la morale provisoire de Descartes dans le Discours sur la méthode: « plutôt me vaincre que la fortune, plutôt changer mes désirs que l'ordre du monde. Il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées. Après avoir fait

(1) Chap. II, no 4.

(2) Chap. XI, n° 69.

(3) Maxime 22.

(4) Mémoires de Mme de Motteville, éd. Charpentier, 1855, t. III, p. 193. (5) Maxime 62.

de notre mieux touchant les choses extérieures, il faut considérer ce qui manque de nous réussir comme absolument impossible. » — Ce n'était pas la faute de la Bruyère, s'il n'y avait pas place pour lui à la cour ou dans la maison de Condé ; il ne devait pas en être plus privé que de ne posséder pas le royaume de la Chine ou l'empire du Mexique. Il régla ainsi sa conduite : « Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir (1) : maxime inestimable et d'une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l'esprit ; elle les rend maîtres de leur fortune ou de leur repos. >>

(1) Chap. II, no 11.

CHAPITRE V.

Comment la Bruyère fut-il admis dans la société de Bossuet? - On ne sait : il s'était concilié sinon l'amitié, au moins la bienveillance et la confiance de Bossuet, plusieurs années avant d'entrer dans la maison de Condé. - Allée des philosophes, le petit concile, pères ecclésiastiques et pères laïques. Portrait du président. Cl. Fleury publie les Mœurs des Israelites; à son exemple, la Bruyère veut faire connaître les mœurs des Grecs et il traduit les Caractères de Théophraste; mais, après bien des réflexions, il n'ose les publier. - Il s'aperçoit qu'il serait ridicule aux yeux des hommes et des femmes du monde, s'il venait leur recommander comme un modèle la civilité des Athéniens. Il reçut alors la visite du chartreux Bonaventure d'Argonne. La Bruyère n'avait rien de pédant, il était seulement un homme docte, c'est-à-dire une personne humble, ensevelie dans le cabinet, qui avait médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie. Bossuet, enfin, trouva une occasion de l'attacher à l'éducation du duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé.

« L'amour (1) naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié au contraire se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main! » Quel beau visage ou quelle belle main fit naître en un moment, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse, l'amour dans le cœur de la Bruyère? J'avoue que je n'en sais rien. Mais il est certain qu'avant d'entrer dans la maison de Condé, il était lié avec Bossuet par les sentiments d'une amitié qui s'était formée peu à peu, avec le temps, par la pratique et par un long commerce. Nous supposons que Cl. Fleury et Cordemoi durent servir d'intermédiaires; mais assurément la Bruyère ne négli

(1) Chap. IV, no 3.

gea aucune occasion, pendant plusieurs années, pour mériter, à force d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance, l'amitié de ce grand personnage qui était à la fois orateur, historien, théologien, philosophe et Père de l'Église.

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« L'on est petit à la cour (1), et quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel; mais le mal est commun, et les grands mêmes y sont petits.» « Il n'y a personne à qui nous devions davantage, disait Louis XIV au Dauphin (2), qu'à ceux qui ont eu l'honneur et la peine, tout ensemble, de former notre esprit et nos mœurs. » Bossuet, précepteur du Dauphin, avait à ce titre les grandes entrées tant désirées par le duc d'Enghien; mais il était dispensé par ses occupations (3) de l'assiduité des courtisans auprès du roi. Il n'aimait pas le grand commerce du monde, et il vivait à la cour sans autre liaison particulière que celle qui s'entretient par honnêteté et par politesse. Mais sa profession d'homme de lettres attacha plus particulièrement autour de sa personne une troupe de gens choisis, distingués par leur esprit et leur savoir.

L'abbé le Dieu, qui fut secrétaire de Bossuet depuis 1684 jusqu'à sa mort, prétend les avoir tous connus (4) : « l'abbé de la Broue, toulousain, célèbre prédicateur, évêque de Mirepoix; à sa recommandation, l'abbé de Saint-Luc, aumônier du roi, d'un rare mérite; l'abbé Fleury, son ami de longue main et dès qu'il était encore avocat, alors précepteur des princes de Conti à qui il l'avait donné, et depuis du duc de Vermandois; de Cordemoi, célèbre avocat, fait lecteur de Monseigneur le Dauphin à sa prière, connu depuis par ses ouvrages de philosophie et par son histoire de France; Gallande, secrétaire du cabinet, bel esprit, philosophe, habile en tout (et traducteur des Mille et une nuits). C'étaient les plus assidus. Bien d'autres venaient encore par exemple, le fameux Pellisson et l'abbé Renaudot, alors attaché aux princes de Conti, plus tard rédacteur de la Gazette de France et auteur du livre de la Perpétuité de la foi. Le marquis de Fénelon, qui était à la cour en réputation d'homme d'esprit et de piété, y amena son jeune neveu l'abbé de Fénelon, tout brillant d'esprit, mais élevé dans la mo

(1) Chap. VIII, no 5.

(2) Euvres de Louis XIV, éd. du général Grimoard, 1806, in-8°, t. I, p. 199, et t. II, p. 467.

(3) Mémoires de le Dieu, p. 135.

(4) Mémoires de le Dieu, p. 136.

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