Page images
PDF
EPUB

LA VIE

D'ESO PE

LE

Nous

PHRYGIEN.

n'avons rien d'affuré touchant la naiffance d'Homere & d'Efope. A peine même fait-on ce qui leur eft arrivé de plus remat quable. C'est dont il y a lieu de s'étonner, vu que l'Histoire ne rejette pas des chofes moins agréables & moins néceffaires que celle-là. Tant de deftructeurs de Nations, tant de Princes fans mérite ont trouvé des gens qui nous ont appris jufqu'aux moindres particularités de leur vie; & nous ignorons les plus importantes de celle d'Efope & d'Homere, c'est-à-dire, des deux perfonnages qui ont le mieux mérité des fiecles fuivans. Car Homere n'eft pas feulement le pere des Dieux, c'eft auffi celui des bons Poëtes. Quant à Efope, il me semble qu'on le devoit mettre au nombre des Sages, dont la Grece s'eft tant vantée; lui qui enfeignoit la Tome I.

A

véritable fageffe, & qui l'enfeignoit avec bien plus d'art que ceux qui en donnent des définitions & des regles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes, mais la plupart des Savans les tiennent toutes deux fabulcufes; particuliérement celle que Planude a écrite. Pour moi, je n'ai pas voulu m'engager dans cette critique. Comme Planude vivoit dans un fiecle où la mémoire des choses arrivées à Elope ne devoit pas être encore éteinte, j'ai cru qu'il favoit par tradition ce qu'il a laiffé. Dans cette croyance, je l'ai fuivi, fans retrancher de ce qu'il a dit d'Efope, que ce qui in'a femblé trop puéril, ou qui s'écartoit en quelque façon de la bienféance.

[ocr errors]

Efope étoit Phrygien d'un Bourg appellé Amorium. Il naquit vers la cinquante feptieme Olympiade, quelque deux cents ans après la fondation de Rome. On ne fauroit dire s'il eut fujet de remercier la nature, ou bien de fe plaindre d'elle: car en le douant d'un très-bel efprit, elle le fit naître difforme & laid de visage, ayant à peine figure d'homme, jusqu'à lui refufer entiérement la parole. Avec ces défauts, quand il n'auroit pas été de condition à être efclave, il ne pouvoit manquer de le devenir. Au refte, fon ame fe maintint toujours libre & indépendante de la Fortune.

Le premier maître qu'il eut, l'envoya aux

champs labourer la terre; foit qu'il le jugeât incapable de toute autre chofe; foit pour s'ôter de devant les yeux un objet fi défagréable. Or, il arriva que ce maître étant allé voir fa maison des champs, un paysan lui donna des figues : illes trouva belles, & les fit ferrer fort soigneufement, donnant ordre à fon Sommelier, appellé Agathopus, de les lui apporter au fortir du bain. Le hafard`voulut qu'Elope eut affaire dans le logis. Auffi-tôt qu'il y fut entré, Agathopus fe fervit de l'occafion, & mangea les figues avec quelques-uns de fes camarades: puis ils rejetterent cette friponnerie fur Efope, ne croyant pas qu'il fe pût jamais justifier, tant il étoit bégue, & paroiffoit idiot. Les châtimens dont les anciens ufoient envers leurs esclaves étoient fort cruels, & cette faute très-puniffable. Le pauvre Efope fe jetta aux pieds de fon maître, & le faisant entendre du mieux qu'il put, il témoigna qu'il demandoit pour toute grace qu'on fursît de quelques momens fa punition. Cette grace lui ayant été accordée, il alla quérir de l'eau tiede, la but en présence de fon Seigneur, fe mit les doigts dans la bouche, & ce qui s'enfuit, fans rendre autre chose que cette eau feule. Après s'être justifié, il fit figne qu'on obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura furpris: on n'auroit pas cru qu'une telle invention pût partir d'Esope. Aga

thopus & fes camarades ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le Phrygien avoit fait, & fe mirent les doigts dans la bouche, mais ils fe garderent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laiffa pas d'agir, & de mettre en évidence les figues toutes crues encore & toutes vermeilles. Par ce moyen Esope se garantit fes accufateurs furent punis doublement, pour leur gourmandife & pour leur méchanceté. Le lendemain, après que leur maître fut parti, & le Phrygien étant à fon travail ordinaire, quelques voyageurs égarés ( aucuns difent que c'étoient des Prêtres de Diane) le prierent au nom de Jupiter Hospitalier, qu'il leur enfeignât le chemin qui conduifoit à la Ville. Efope les obligea premiérement de fe reposer à l'ombre; puis leur ayant préfenté une légere collation, il voulut être leur guide, & ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens leverent les mains au Ciel, & prierent Jupiter de ne pas laiffer cette action charitable fans récompenfe. A peine Efope les eut quittés, que le chaud & la laffitude le contraignirent de s'endormir. Pendant fon fommeil, il s'imagina que la Fortune étoit debout devant lui, qui lui délioit la langue, & par même moyen lui faifoit préfent de cet art dont on peut dire qu'il eft l'Auteur. Réjoui de cette aventure, il s'éveilla en furfaut ; & en

s'éveillant: Qu'eft ceci dit-il, ma voix eft devenue libre; je prononce bien un rateau, une charrue, tout ce que je veux. Cette merveille fut caufe qu'il changea de maître. Car, comme un certain Zenas qui étoit-là en qualité d'Econome, & qui avoit l'œil fur les efclaves, en eut battu un outrageufement pour une faute qui ne le méritoit pas, Elope ne put s'empêcher de le reprendre, & le menaça que fes mauvais traitemens feroient fus. Zénas, pour le prévenir, & pour le venger de lui, alla dire au maître qu'il étoit arrivé un prodige dans fa maison; que le Phrygien avoit recouvré la parole, mais que le méchant ne s'en fervoit qu'à blasphemer& à médire de leur Seigneur. Le maître le crut, & paffa bien plus avant; car il lui donna Esope, avec liberté d'en faire ce qu'il voudroit. Zénas de retour aux champs, un Marchand l'alla trouver, & lui demanda fi pour de l'argent il le vouloit accommoder de quelque bête de fomme. Non pas cela, dit Zénas, je n'en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, tu le veux un de nos efclaves. Là-deffus ayant fait venir Efope, le Marchand dit: Eft-ce afin de te moquer que tu me proposes l'achat de ce personnage? On le prendroit pour un Outre. Dès que le Marchand cut ainfi parlé, il prit congé d'eux • partie murmurant, partie riant de ce bel objet Efope le rappella, & lui dit : Achete-moi har

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
« PreviousContinue »