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toutefois les Dieux l'ordonnoient ainfi, il y confentiroit, partant qu'il prît garde au premier préfage qu'il auroit étant forti du logis: s'il étoit heureux, & que, par exemple, deux corneilles fe préfentaffent à fa vue, la liberté lui feroit donnée : s'il n'en voyoit qu'une, qu'il ne fe laffât point d'être elclave. Efope fortit auffi-tôt. Son Maître étoit logé à l'écart, & apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il apperçut deux corneilles qui s'abattirent fur le plus haut. Il en alla avertir fon Maître, qui voulut voir lui-même s'il difoit vrai. Tandis que Xantus venoit, une des corneilles s'envola. Me tromperas-tu toujours? dit-il à Esope: qu'on lui donne les étrivieres. L'ordre fut exécuté. Pendant le fupplice du pauvre Efope, on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu'il s'y trouveroit. Hélas! s'écria Esope, les préfages font bien menteurs! moi qui ai vu deux corneilles, je fuis battu; mon Maître qui n'en a vu qu'une eft prié de noces. Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on ceffât de fouetter Efope: mais quant à la liberté, il ne fe pouvoit réfoudre à la lui donner encore qu'il la promît en diverfes occafions.

Un jour ils fe promenoient tous deux parmi de vieux monumens, confidérant avec beaucoup de plaifir les infcriptions qu'on y avoit

mises. Xantus en apperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il demeurât long-temps à en chercher l'explication. Elle étoit compofée (1) des premieres lettres de certains mots. Le Philofophe avoua ingénument que cela paffoit fon efprit. Si je vous fais trouver un tréfor par le moyen de ces lettres, lui dit Efope, quelle récompenfe aurai-je ? Xantus lui promit la liberté & la moitié du tréfor. Elles fignifient, poursuivit Elope, qu'à quatre pas de cette coloane nous en trouverons un. En effet, ils le trouverent après avoir creufé quelque peu dans la terre. Le Philofophe fut fommé de tenir parole; mais il reculoit toujours. Les Dieux me gardent de t'affranchir, dit-il à Efope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de ces lettres ce me fera un autre tréfor plus précieux que celui que nous avons trouvé. On les a ici gravées, poursuivit Efope, comme étant les premieres lettres de ces mots : A'ofas, Bhuala, &c. C'est-à-dire : Si vous reculez quatre pas, & que vous creufiez, vous trouverez un tréfor. Puifque tu es fi fubtil, répartit Xantus, j'aurois tort de me défaire de toi n'efpere donc pas que je t'affranchiffe. Et moi, répliqua Efope, je vous dénoncerai au Roi

(1) αβδοεθχο

Denys; car c'eft à lui que le tréfor appartient; & ces mêmes lettres commencent d'autres mots qui le fignifient. Le Philofophe intimidé, dit au Phrygien, qu'il prît fa part de l'argent & qu'il n'en dît mot; de quoi Efope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choifies de telle maniere, qu'elles renfermoient un triple fens, & fignifioient encore: En vous en allant, vous partagerez le tréfor que vous aurez rencontré. Dès qu'il fut de retour, Xantus commanda que l'on enfermât le Phrygien, & que l'on lui mît les fers aux. picds, de crainte qu'il n'allât publier cette aventure. Hélas! s'écria Efope, eft-ce ainsi que les Philofophes s'acquittent de leurs promeffes? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m'affranchiffiez malgré

vous.

Sa prédiction fe trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un aigle enleva l'anneau public (c'étoit apparemment quelque fceau que l'on appofoit aux délibérations du Confeil) & le fit tomber au fein d'un esclave. Le Philofophe fut confulté làdeffus, & comme étant Philofophe, & comme étant un des premiers de la République. Il demanda du temps, & eut recours à fon oracle ordinaire c'étoit Efope. Celui-ci confeilla de le produire en public; parce que s'il rencon

troit bien, l'honneur en feroit toujours à fon Maître; finon, il n'y auroit que l'efclave de blâmé. Xantus approuva la chofe, & le fir monter à la tribune aux Harangues. Dès qu'on le vit, chacun s'éclata de rire; perfonne ne s'imagina qu'il pût rien partir de raisonnable d'un homme fait de cette maniere. Efope leur dit, qu'il ne falloit pas confidérer le vafe, mais la liqueur qui y étoit enfermée. Les Samiens lui crierent qu'il dit donc fans crainte ce qu'il jugeoit de ce prodige. Efope s'en excufa fur ce qu'il n'ofoit le faire. La fortune, disoit-il, avoit mis un débat de gloire entre le Maître & l'Esclave: fi l'Esclave disoit mal, il feroit battu : s'il difoit mieux que le Maître, il fer oit battu encore. Auffi-tôt on preffa Xantus de l'affranchir. Le Philofophe réfifta long-temps. A la fin, le Prévôt de Ville le menaça de le faire de fon office, & en vertu du pouvoir qu'il avoit, comme Magiftrat; de façon que le Philofophe fut obligé d'y donner les mains. Cela fait, Efope dit, que les Samiens étoient menacés de fervitude par ce prodige ; & que l'aigle enlevant leur fceau, ne fignifioit autre chose qu'un Roi puiffant qui vouloit les affujettir.

Peu de temps après, Créfus, Roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos, qu'ils euffent à fe rendre fes tributaires; finon, qu'il les y forceroit par les armes. La plupart étoient d'avis

qu'on lui obéit. Efope leur dit que la Fortune préfentoit deux chemins aux hommes; l'un de liberté, rude & épineux au commencement, mais dans la fuite très-agréable; l'autre d'efclavage, dont les commencemens étoient plus aifés, mais la fuite laborieufe. C'étoit confeiller affez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyerent l'Ambaffadeur de Créfus avec peu de fatisfaction.

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Créfus fe mit en état de les attaquer. L'Ambaffadeur lui dit, que tant qu'ils auroient Efope avec eux il auroit peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu'ils avoient au bon fens du perfonnage. Créfus le leur envoya demander avec proteffe de leur laiffer la liberté s'ils le lui livroient. Des principaux de la ville trouverent ces conditions avantageuses, & ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher, quand ils l'acheteroient aux dépens d'Esope. Le Phrigien leur fit changer de fentiment, en leur contant que les loups & les brebis ayant fait un traité de paix, celles - ci donnerent leurs chiens pour ôtages. Quand elles n'eurent plus de défenfeurs, les loups les étranglerent avec moins de peine qu'ils ne faifoient. Cet apologue fit fon effet les Samiens prirent une délibération toute contraire à celle qu'ils avoient prise. Esope voulut toutefois aller vers Créfus, & dit qu'il les ferviroit plus utilement étant près du Roi, que s'il demeuroit à Samos.

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