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de la colère de leurs dieux. Ils prétendaient se les rendre propices par des traitements barbares que les hommes mêmes, cependant assez cruels, n'infligeraient pas à leurs semblables. Des blessures, du sang, de honteuses mutilations, voilà leurs prières (1)!

La conscience d'un crime primitif est donc universelle, et il en est de même de la nécessité de l'expier. C'est sur cette double doctrine que se sont élevées les institutions religieuses de tous les pays; le sacerdoce n'a pas d'autre origine, et tous les cultes ont pour but, non pas de remercier le ciel, mais de l'apaiser. C'est plus qu'une tradition écrite que nous donnons ici, c'est une tradition marquée en traits sanglants et terribles. C'est l'origine et le développement des sacrifices. Les sacrifices se produisent comme une nécessité immédiatement après la faute du premier homme, et se perpétuent chez tous les peuples par une tradition immémoriale jusqu'au moment de la mort du Christ. Le sacrifice n'est pas une offrande, il est une immolation, un anéantissement en vue d'une expiation, et l'anéantissement d'un être identique autant que possible à l'être coupable. Cette idée conduit à l'effusion du sang (2). Que ne pouvons-nous ici récu

(1) Se ipsi in templo contrucidant, vulneribus suis atque sanguine supplicant. (SÉNÈQUE.)

(2) On attribuait à l'effusion du sang une si parfaite purification, que le coupable descendait nu dans une fosse profonde, recouverte d'une planche percée d'une foule de trous. Sur cette planche, on égorgeait un taureau ou un bélier, de manière à ce que le sang encore tiède jaillit sur toutes les parties du corps du pénitent. Saint Grégoire de Nazianze

ser, comme un allégement à notre douleur, le témoignage de l'histoire nous racontant le plus terrible et le plus incroyable des forfaits! Mais le doute n'est même pas possible. L'usage abominable et universel des sacrifices humains n'est que trop incontestablement établi. Tous les monuments attestent l'existence de ce révoltant usage (1).

Il a fallu certes l'ascendant d'une conviction bien vive et bien profonde pour déterminer, je ne dis pas un homme, je ne dis pas un peuple, mais le genre humain tout entier, à des actes qui répugnent à la nature et n'inspirent que l'horreur. Abraham, sur le point d'immoler son fils Isaac, nous fait frémir, et cependant les diverses nations nous ont représenté cet affreux sacrifice, non dans son symbole, mais dans sa

rapporte que l'empereur Julien se soumit lui-même à cette bizarre et hideuse superstition.

Les Juifs immolaient le bouc émissaire. Les Grecs immolaient au Dieu du jour des hécatombes choisies de taureaux et de chèvres près des rivages de l'Océan.

Qui ne connaît les tauroboles et les crioboles auxquels donnèrent lieu en Orient le culte de Mithra et les hécatombes dans le monde entier?

Placare et vituli sanguine debito

Custodes Numido deos. (HORACE, livre 1.)
(4) A peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les dieux font sur l'autel entendre le tonnerre;
Les vents agitent l'air d'heureux frémissements,
Et la mer lui répond par des mugissements.
La rive au loin gémit blanchissante d'écume;
La flamme du bûcher d'elle-même s'allume;
Le ciel brille d'éclairs, s'entr'ouvre, et parmi nous
Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.

(RACINE.)

cruelle réalité. Toutes, à la seule exception des chrétiens, ont immolé des victimes humaines sur les autels de leurs divinités; expiation universelle, conséquence d'une faute universelle, originelle.

Ces sacrifices ont continué jusqu'à la mort du Christ; donc l'humanité, jusqu'à ce moment, ne s'est jamais sentie réhabilitée! En effet, quelle pouvait être l'efficacité réparatrice de moyens si coupables? Mais ces horribles essais d'expiation n'en montraient pas moins l'impression profonde, permanente du genre humain sur son état altéré; et quel homme oserait ne pas respecter l'impression la plus intimè du genre humain, et la plus fortement inhérente à toutes les phases de son existence? Quel est donc l'esprit assez sain, la raison assez forte pour oser affirmer que le genre humain n'a été, pendant les six mille ans de son existence, qu'un malade imaginaire, usant par caprice et sans le sentiment de ses besoins du remède le plus violent? L'universalité de l'emploi de ces moyens et l'uniforme invariabilité de leur but prouvent invinciblement, malgré leur violence même et leur erreur, la rébellion originelle. Sans l'irrésistible, sans l'unanime conviction de cette faute, comment l'idée de destruction douloureuse serait-elle entrée dans l'esprit de tous les peuples, comme l'essence même de la réparation?

Voyez cet ambitieux courtisan : il s'abaisse d'autant plus devant son maître irrité, qu'il sent davantage l'énormité d'une ancienne infidélité découverte. Le procédé est dans la nature. Après sa chute, l'idée de sacrifice devait être naturelle à l'homme.

L'on voit que, partout, la victime expiatoire a été choisie, pure, chère au sacrificateur. Il fallait qu'en l'immolant elle fût comme une partie de lui-même, que son âme fût déchirée, que la souillure s'exhalât pour ainsi dire avec la douleur, qu'il y eût en lui quelque chose d'anéanti et de profondément humilié, que sa personnalité renouvelée reprit la place purifiée de l'ancienne. L'homme avait cherché sa grandeur et sa félicité en lui-même; le sacrifice était une abdication de lui même, la réparation était ainsi adéquate, non au crime, mais du moins à l'intention qui l'avait commis.

C'était le moi humain qu'il avait élevé par un orgueil insensé; c'était le moi humain que par une abnégation absolue il immolait dans ses sacrifices. L'immolation d'un objet har n'eût point été un sacrifice, parce qu'il n'eût point été un déchirement, une séparation cruelle de ses affections, de ses joies, de son amour, un anéantissement du moi. Le sacrifice n'étant pas l'antithèse, le contraste de l'acte d'orgueil originel n'en eût pas été la réparation. Le contraire de l'usurpation, c'est l'abdication, non-seulement l'abdication du bien usurpé, mais l'abdication du désir, de l'aspiration usurpatrice. J'ai voulu m'assimiler l'honneur qui n'est dû qu'à vous, je renonce à mon propre honneur; j'ai voulu appeler votre divinité en moi, je renonce même à mon humanité; j'ai voulu mettre tout en moi, j'en arrache tout; j'ai méconnu vos droits, je m'immole dans tout ce que j'ai de plus cher.

L'homme commence par offrir à Dieu sur les autels

les plus beaux fruits, les animaux domestiques, et, parmi ceux-ci, les plus doux, par turturum, aut duos pullos columbarum, tout ce qui symbolise l'innocence et l'amour; puis les animaux et les objets du plus grand prix, les bœufs, les éléphants, l'or, les diamants, tout ce qui symbolise l'intérêt. Mais bientôt le sacrifice des animaux les plus doux, ou des objets les plus précieux, n'est pas jugé un déchirement assez réel, une réparation efficace de l'usurpation humaine; il faut un sang plus pur, plus noble que celui des animaux, celui du membre le plus cher à la famille. C'est Agamemnon faisant retentir sa tente de ses gémissements et de ses sanglots au moment où il va livrer Iphigénie pour le salut des Grecs (4); c'est Aristodème envoyant sa fille à la mort sur un oracle de Calchas; c'est Codrus s'immolant à Athènes, Curtius à Rome; c'est Moab offrant en holocauste son fils aîné. Et remarquez que ce n'est pas dans un moment de délire, dans l'effervescence du remords d'un grand crime, à des époques déterminées ou dans des lieux particuliers, que l'on cède à ce transport de sanguinaire désespoir; non, le besoin d'expiation poursuit l'humanité dans tous les lieux, à toutes les époques.

Les sacrifices humains se retrouvent partout. Nous en voyons l'usage enraciné chez les sauvages des plus lointains pays. Quelques-uns sont sans prêtres, sans

(1) Et Casta inceste, nubendi tempore in ipso Hostia conciderit mactatu mæsta parentis.

(LUCRET., liv. I, v. 99 et 400.)

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