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« N'auriez-vous pas quelque chose à nous prescrire à l'égard de vos enfants et de vos affaires », lui demanda Criton? « Je vous réitère le conseil que je vous ai souvent donné, répondit Socrate, celui de vous enrichir de vertus: si vous le suivez, je n'ai pas besoin de vos promesses; si vous le négligez, elles seraient inutiles à ma famille. >>

Il passa ensuite dans une petite pièce pour se baigner: Criton le suivit ; ses autres amis s'entretinrent des discours qu'ils venaient d'entendre, et de l'état où sa mort allait les réduire ; ils se regardaient déjà comme des orphelins privés du meilleur des pères, et pleuraient moins sur lui que sur eux-mêmes. On lui présenta ses trois enfants; deux étaient encore dans un âge fort tendre. Il donna quelques ordres aux femmes qui les avaient amenés, et après les avoir renvoyés, il vint rejoindre ses amis.

assuré

Un moment après, le garde de la prison entra. «Socrate, lui dit-il, je ne m'attends pas aux imprécations dont me chargent ceux à qui je viens annoncer qu'il est temps de prendre le poison. Comme je n'ai jamais vu personne ici qui eût autant de force et de douceur que vous, je suis que vous n'êtes pas fàché contre moi, et que vous ne m'attribuez pas votre infortune; vous n'en connaissez que trop les auteurs. Adieu, tâchez de vous soumettre à la nécessité. » Ses pleurs lui permirent à peine d'achever, et il se retira dans un coin de la prison, pour les répandre sans contrainte. « Adieu, lui répondit Socrate, je suivrai votre conseil; » et se tournant vers ses amis : « Que cet homme a bon cœur, leur dit-il ! pendant que j'étais ici, il venait quelquefois causer avec moi.... Voyez comme il pleure.... Criton, il faut lui obéir; qu'on apporte le poison, s'il est prêt; et s'il ne l'est pas, qu'on le broie au plus tôt. »>

Criton voulut lui remontrer que le soleil n'était pas

encore couché , que d'autres avaient eu la liberté de prolonger leur vie de quelques heures. «Ils avaient leurs raisons, dit Socrate, et j'ai les miennes pour en agir

autrement. >>>

Criton donna des ordres, et quand ils furent exécutés, -un domestique apporta la coupe fatale. Socrate ayant demandé ce qu'il avait à faire: «Vous promener, après avoir pris la potion, répondit cet homme, et vous coucher sur le dos quand vos jambes commenceront à s'appesantir.» Alors, sans changer de visage, et d'une main assurée, il prit la coupe, et après avoir adressé ses prières aux Dieux, il l'approcha de sa bouche.

Dans ce moment terrible, le saisissement et l'effroi s'emparèrent de toutes les ames, et des pleurs involontaires coulèrent de tous les yeux. Les uns, pour les cacher, jetaient leur manteau sur leur tête ; les autres se levaient en sursaut, pour se dérober à sa vue; mais lorsqu'en ramenant leurs regards sur lui, ils s'aperçurent qu'il venait de renfermer la mort dans son sein, leur douleur, trop long-temps contenue, fut forcée d'éclater, et leurs sanglots redoublèrent aux cris du jeune Apollodore, qui, après avoir pleuré toute la journée, faisait retentir la prison de hurlements affreux. << Que faites vous, mes amis, leur dit Socrate sans s'émouvoir ? J'avais écarté ces femmes pour n'être pas témoin de pareilles faiblesses: rappelez votre courage; j'ai toujours ouï dire que la mort devait être accompagnée de bons augures. >>

Cependant il continuait à se promener ; dès qu'il sentit de la pesanteur dans ses jambes, il se mit sur son lit, et s'enveloppa de son manteau. Le domestique montrait aux assistants les progrès successifs du poison. Déjà un froid mortel avait glacé les pieds et les jambes; il était près de s'insinuer dans le cœur, lorsque Socrate, soulevant son

manteau, dit à Criton: «Nous devons un coq à Esculape; n'oubliez pas de vous acquitter de ce vou.» «Cela sera fait, répondit Criton: mais n'avez-vous pas encore quelque ordre à nous donner?» Il ne répondit point; un instant après il fit un petit mouvement: le domestique l'ayant découvert, reçut son dernier regard, et Criton lui ferma les yeux.

Ainsi mourut le plus religieux, le plus vertueux et le plus heureux des hommes; le seul peut-être qui, sans crainte d'être démenti, pût dire hautement : « Je n'ai jamais, ni par mes paroles, ni par mes actions, commis la moindre injustice. »

BARTHÉLEMY. Voyage d'Anacharsis.

Le premier homme fait l'histoire de ses premiers mouvements, ses premières sensations, ses premiers jugements, après la création.

Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble où je sentis, pour la première fois, ma singulière existence; je ne savais ce que j'étais, où j'étais, d'où je venais. J'ouvris les yeux : quel surcroît de sensation! la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m'occupait, m'animait, et me donnait un sentiment inexprimable de plaisir. Je crus d'abord que tous ces objets étaient en moi, et faisaient partie de moi-même. Je m'affermissais dans cette pensée naissante, lorsque je tournai les yeux vers l'astre de la lumière ; son éclat me blessa; je fermai involontairement la paupière, et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d'obscurité je crus avoir perdu tout mon être.

Affligé, saisi d'étonnement, je pensais à ce grand changement, quand tout à coup j'entends des sons. Le chant

des oiseaux, le murmure des airs formaient un concert, dont la douce impression me remuait jusqu'au fond de l'ame ; j'écoutai long-temps, et je me persuadai bientôt que cette harmonie était moi.

Attentif, occupé tout entier de ce nouveau genre d'existence, j'oubliais déjà la lumière, cette autre partie de mon être que j'avais connue la première, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en possession de tant d'objets brillants! Mon plaisir surpassa tout ce que j'avais senti la première fois, et suspendit pour un temps le charmant effet des sons.

Je fixai mes regards sur mille objets divers; je m'aperçus bientôt que je pouvais perdre et retrouver ces objets, et que j'avais la puissance de détruire et de reproduire à mon gré cette belle partie de moi-même ; et quoiqu'elle me parût immense en grandeur, et par la quantité des accidents de lumière, et par la variété des couleurs, je crus reconnaître que tout était contenu dans une portion de mon être.

Je commençais à voir sans émotion, et à entendre sans trouble, lorsqu'un air léger, dont je sentis la fraîcheur m'apporta des parfums qui me causèrent un épanouissement intime, et me donnèrent un sentiment d'amour pour moi-même.

Agité par toutes ces sensations, pressé par les plaisirs d'une si belle et si grande existence, je me levai tout d'un coup, et je me sentis transporté par une force inconnue. Je ne fis qu'un pas; la nouveauté de ma situation me rendit immobile, ma suprise fut extrême ; je crus que mon existence fuyait: le mouvement que j'avais fait avait confondu les objets ; je m'imaginais que tout était en désordre.

Je portai la main sur ma tête ; je touchai mon front et mes yeux; je parcourus mon corps: ma main me parut être alors le principal organe de mon existence. Ce que je sentais dans cette partie était si distinct et si complet, la

jouissance m'en paraissait si parfaite, en comparaison du plaisir que m'avaient causé la lumière et les sons, que je m'attachai tout entier à cette partie solide de mon être, et je sentis que mes idées prenaient de la profondeur et de la réalité.

Tout ce que je touchais sur moi semblait rendre à ma main sentiment pour sentiment, et chaque attouchement produisait dans mon ame une double idée.

Je ne fus pas long-temps sans m'apercevoir que cette faculté de sentir était répandue dans toutes les parties de mon être; je reconnus bientôt les limites de mon existence, qui m'avait paru d'abord immense en étendue.

J'avais jeté les yeux sur mon corps ; je le jugeais d'un volume énorme, et si grand, que tous les objets qui avaient frappé mes yeux ne me paraissaient, en comparaison, que des points lumineux.

Je m'examinai long-temps; je me regardais avec plaisir, je suivais ma main de l'œil, et j'observais ses mouvements. J'eus sur tout cela les idées les plus étranges; je croyais que le mouvement de ma main n'était qu'une espèce d'existence fugitive, une succession de choses semblables; je l'approchai de mes yeux; elle me parut alors plus grande que tout mon corps, et elle fit disparaître à ma vue un nombre infini d'objets.

Je commençai à soupçonner qu'il y avait de l'illusion dans cette sensation qui me venait par les yeux. J'avais vu distinctement que ma main n'était qu'une petite partie de mon corps, et je ne pouvais comprendre qu'elle fût augmentée au point de me paraître d'une grandeur démesurée. Je résolus donc de ne me fier qu'au toucher, qui ne m'avait pas encore trompé, et d'être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d'être.

:

Cette précaution me fut utile je m'étais remis en mouvement, et je marchais la tête haute et levée vers le

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