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faud d'un édifice immense, et laissa à d'autres le soin de construire l'édifice. Léibnitz fut tout ce qu'il voulut être; il porta dans la philosophie une grande hauteur d'intelligence, mais il ne traita la science de la nature que par lambeaux; et ses systèmes métaphysiques semblent plus faits pour étonner et accabler l'homme, que pour l'éclairer. Newton a créé une optique nouvelle, et démontré les rapports de la gravitation dans les cieux. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de ce grand homme ; mais je remarque seulement tous les secours qu'il a eus pour ces grandes découvertes. Je vois que Galilée lui avait donné la théorie de la pesanteur; Kepler, les lois des astres dans leurs révolutions; Huyghens, la combinaison et les rapports des forces centrales et des forces centrifuges; Bacon, le grand principe de remonter des phénomènes vers les causes; Descartes, sa méthode pour le raisonnement, son analyse pour la géométrie, une foule innombrable de connaissances pour la physique, et plus que tout cela peut-être, la destruction de tous les préjugés. La gloire de Newton a donc été de profiter de tous ces avantages, de rassembler toutes ces forces étrangères, d'y joindre les siennes propres qui étaient immenses, et de les enchaîner toutes par les calculs d'une géométrie aussi sublime que profonde. Si maintenant je rapproche Descartes de ces hommes célèbres, j'oserai dire qu'il avait des vues aussi nouvelles et bien plus étendues que Bacon; qu'il a eu l'éclat et l'immensité du génie de Léibnitz, mais bien plus de consistance et de réalité dans sa grandeur; qu'enfin il a mérité d'être mis à côté de Newton, et qu'il n'a été créé que par lui-même, parceque si l'un à découvert plus de vérités, l'autre a ouvert la route de toutes les vérités; géomètre aussi sublime, quoiqu'il n'ait point fait un aussi grand usage de la géométrie; plus original par son génie, quoique ce génie l'ait souvent

a

trompé, plus universel dans ses connaissances, comme dans ses talents, quoique moins sage et moins assuré dans sa marche; ayant peut-être en étendue ce que Newton, avait en profondeur; fait pour concevoir en grand, mais peu fait pour suivre les détails, tandis que Newton donnait aux plus petits détails l'empreinte du génie; moins admirable sans doute pour la connaissance des cieux, mais bien plus utile pour le genre humain, par sa grande influence sur les esprits et sur les siècles.

THOMAS. Eloge de Descartes.

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Molière et La Fontaine.

Molière, dans chacune de ses pièces, ramenant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue. La Fontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des plus grandes beautés de la comédie, les caractères. Doués tous les deux au plus haut degré du génie dobservation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond secret de nos travers et de nos faiblesses, mais chacun, selon la double différence de son genre et de son caractère, les exprime différemment. Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme, celui de La Fontaine plus délicat et plus fin. L'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poëte comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passagères de la société. Le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale. Le premier me fait

plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moimême. Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui; celui-là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance choquant pour la société; l'autre avoir vu les vices comme un défaut de raison fâcheux pour nous-mêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique; après la lecture du second, je crains ma conscience. Enfin, l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pourrait demeurer vicieux; corrigé par La Fontaine, il ne serait plus ni vicieux ni ridicule, il serait raisonnable et bon; et nous nous trouverions vertueux, comme La Fontaine était philosophe sans s'en douter (1).

CHAMFORT. Eloge de La Fontaine.

Corneille et Racine (2).

Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle; il a pour lors un caractère original et inimitable : mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissaient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin, comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelques unes de ses meilleures pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l'expression, qu'on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs; de la con

(1) Voyez ci-dessus le pqrtrait de La Fontaine, par La Harpe. (2) Voyez, plus bas, Racine et Voltaire, Bossuet et Corneille.

duite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements, car ili ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité ; il a aimé, au contraire, à charger las scène d'évènements dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable sur-tout par l'extrême variété et les peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poëmes qu'il a composés. Il semble qu'il› y ait plus de ressemblance dans ceux de Racine, et qu'ils tendent un peu plus à une même chose : mais il est égal, soutenu, toujours le même par-tout, soit pour le dessein" et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature; soit pour la versi fication, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse; exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action, à qui le grand et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à Corneille, ni le touchant, ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et les Horaces? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poëtes: Oreste, dans l'Andromaque de Racine et Phèdre du même auteur, comme l'OEdipe et les Horaces de Corneille, en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et de les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont de plus propre, et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peutêtre qu'on pourrait parler ainsi : Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées; Racine se conforme aux nôtres. Celui-là peint les hommes comme ils devraient être ; celui-ci les peint plus tels qu'ils sont. Il y a dans le premier

de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second, de ce que l'on reconnaît dans les áutres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre : ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier; et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là, des maximes, des règles et des préceptes; et dans celui-ci, du goût et des sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine : Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l'un imite Sophocle, et que l'autre doit plus à Euripide. LA BRUYÈRE.

Même sujet.

Corneille n'a eu devant les yeux aucun auteur qui ait pu le guider; Racine a eu Corneille.

Corneille a trouvé le théâtre français très grossier, et l'a porté à un haut point de perfection; Racine ne l'a pas soutenu dans la perfection où il l'a trouvé.

Les caractères de Corneille sont vrais, quoiqu'ils ne soient pas communs. Les caractères de Racine ne sont vrais que parcequ'ils sont communs.

Quelquefois les caractères de Corneille ont quelque chose de faux, à force d'être nobles et singuliers; souvent ceux de Racine ont quelque chose de bas, à force d'être naturels.

Quand on a le cœur noble, on voudrait ressembler aux héros de Corneille; et quand on a le cœur petit, on est bien aise que les héros de Racine nous ressemblent.

On rapporte des pièces de l'un le désir d'être vertueux ;

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