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un homme profondément affecté ne peut pas l'être; mais il peint avec des couleurs si vraies tout ce que la bassesse et l'esclavage ont de plus dégoûtant, tout ce que le despotisme et la cruauté ont de plus horrible, les espérances et les succès du crime, la pâleur de l'innocence et l'abattement de la vertu; il peint tellement tout ce qu'il a vu et souffert, que l'on voit et que l'on souffre avec lui. Chaque ligne porte un sentiment dans l'ame; il demande pardon au lecteur des horreurs dont il l'entretient, et ces horreurs même attachent au point qu'on serait fàché qu'il ne les eût pas tracées. Les tyrans nous semblent punis quand il les peint. Il représente la postérité et la vengeance, et je ne connais point de lecture plus terrible pour la conscience des méchants.

LA HARPE. Cours de Littérature.

Alexandre.

Je vis alors cet Alexandre, qui depuis a rempli la terre d'admiration et de deuil. Il avait dix-huit ans, et s'était déjà signalé dans plusieurs combats. A la bataille de Chéronée, il avait enfoncé et mis en fuite l'aile droite de l'armée ennemie. Cette victoire ajoutait un nouvel éclat aux charmes de sa figure. Il a les traits réguliers, le teint beau et vermeil, le nez aquilin, les yeux grands, pleins de feu, les cheveux blonds et bouclés, la tête haute, mais un peu penchée vers l'épaule gauche, la taille moyenne, fine et dégagée, le corps bien proportionné et fortifié par un exercice continuel. On dit qu'il est très léger à la course, et très recherché dans sa parure. Il entra dans Athènes sur un cheval superbe qu'on nommait Bucéphale, que personne n'avait pu domter jusqu'à lui, et qui avait coûté treize talents.

Bientôt on ne s'entretint que d'Alexandre. La douleur

où j'étais plongé ne me permit pas de le suivre de près. J'interrogeai dans la suite un Athénien qui avait long-temps séjourné en Macédoine; il me dit : « Ce prince joint à beaucoup d'esprit et de talents un désir insatiable de s'instruire, et du goût pour les arts, qu'il protège sans s'y connaître. Il a de l'agrément dans la conversation, de la douceur et de la fidélité dans le commerce de l'amitié, une grande élévation dans les sentiments et dans les idées. La nature lui donna le germe de toutes les vertus, et Aristote lui en développa les principes. Mais, au milieu de tant d'avantages, règne une passion funeste pour lui, et peut-être pour le genre humain; c'est une envie excessive de dominer, qui le tourmente jour et nuit. Elle s'annonce tellement dans ses regards, dans son maintien, dans ses paroles et ses moindres actions, qu'en l'approchant on est pénétré de respect et de crainte. Il voudrait être l'unique souverain de l'univers, et le seul dépositaire des connaissances humaines. L'ambition et toutes ces qualités brillantes qu'on admire dans Philippe se retrouvent dans son fils, avec cette différence que chez l'un elles sont mêlées avec des qualités qui les tempèrent, et que chez l'autre la fermeté dégénère en obstination, l'amour de la gloire en frénésie, le courage en fureur: car toutes ses volontés ont l'inflexibilité du destin, et se soulèvent contre les obstacles, de même qu'un torrent s'élance en mugissant au-dessus d'un rocher qui s'oppose à son cours.

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Philippe emploie différents moyens pour aller à ses fins; Alexandre ne connaît que son épée. Philippe ne rougit pas de disputer aux jeux olympiques la victoire à de simples particuliers; Alexandre ne voudrait y trouver pour adversaires que des rois. Il semble qu'un sentiment secret avertit sans cesse le premier qu'il n'est parvenu à cette haute élévation qu'à force de travaux; et le second, qu'il est né dans le sein de la grandeur.

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Jaloux de son père, il voudra le surpasser; émule d'Achille, il tâchera de l'égaler. Achille est à ses yeux le plus grand des héros, et Homère le plus grand des poëtes, parcequ'il a immortalisé Achille. Plusieurs traits de ressemblance rapprochent Alexandre du modèle qu'il a choisi: c'est la même violence dans le caractère, la même impétuosité dans les combats, la même sensibilité dans l'ame. Il disait un jour qu'Achille fut le plus heureux des mortels, puisqu'il eut un ami tel que Patrocle, et un panégyriste tel qu'Homère.

BARTHÉLEMY. Voyage d'Anacharsis.

Le même.

Alexandre fit une grande conquête. Les mesures qu'il

prit furent justes. Il ne partit qu'après avoir achevé d'accabler les Grecs; il ne laissa rien derrière lui contre lui. Il attaqua les provinces maritimes, et fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n'être point séparé de sa flotte. Il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre; et s'il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit tout aussi pour se procurer la victoire. Dans le commencement de son entreprise, c'està-dire, dans un temps où un échec pouvait le renverser, il mit peu de chose au hasard: quand la fortune le mit au-dessus des évènements, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsqu'il s'agit de combattre les forces maritimes des Perses, c'est plutôt Parménion qui a de l'audace, c'est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. La bataille d'Issus lui donna Tyr et l'Égypte ; la bataille d'Arbelles lui donna toute la terre. Voilà comme il fit ses conquêtes; il faut voir comment il les conserva. Il résista à ceux qui voulaient qu'il traitât les Grecs comme maîtres, et les Perses comme esclaves. Il ne

songea

qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu. Il abandonna après la conquête tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire. Il prit les mœurs des Perses pour ne point désoler les Perses, en leur faisant prendre les mœurs des Grecs. Il respecta les traditions anciennes, et tous les monuments de la gloire et de la vanité des peuples. Il semblait qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire; il voulut tout conquérir pour tout conserver. Sa, main se fermait pour les dépenses privées; elle s'ouvrait pour les dépenses publiques. Fallait-il régler sa maison? c'était un Macédonien. Fallait-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée? il était Alexandre.

Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans maître. Mais qu'est-ce que ce conquérant, qui est plaint de tous les peuples qu'il a soumis? qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? MONTESQUIEU.

César.

Caius Julius César était né de l'illustre famille des Jules, qui, comme toutes les grandes maisons, avait sa chimère, en se vantant de tirer son origine d'Anchise et de Vénus. C'était l'homme de son temps le mieux fait, adroit à toutes sortes d'exercices, infatigable au travail, plein de valeur, le courage élevé, vaste dans ses desseins, magnifique dans sa dépense, et libéral jusqu'à la profusion. La nature, qui semblait l'avoir fait naître pour commander au reste des hommes, lui avait donné un air d'empire et de dignité dans ses manières; mais cet air

de grandeur était tempéré par la douceur et la facilité de ses mœurs. Son éloquence insinuante et invincible était encore plus attachée aux charmes de sa personne qu'à la force de ses raisons. Ceux qui étaient assez durs pour résister à l'impression que faisaient tant d'aimables qualités n'échappaient point à ses bienfaits: et il commença par assujettir les cœurs, comme le fondement le plus solide de la domination à laquelle il aspirait.

Né simple citoyen d'une république, il forma, dans une condition privée, le projet d'assujettir sa patrie. La grandeur et les périls d'une pareille entreprise ne l'épouvantèrent point. Il ne trouva rien au-dessus de son ambition, que l'étendue immense de ses vues. Les exemples récents de Marius et de Sylla lui firent comprendre qu'il n'était pas impossible de s'élever à la souveraine puissance; mais sage jusque dans ses désirs immodérés, il distribua, en différents temps, l'exécution de ses desseins. Son esprit, toujours juste, malgré son étendue, n'alla que par degré au projet de la domination: et quelque éclatantes qu'aient été depuis ses victoires, elles ne doivent passerpour de grandes actions que parcequ'elles furent toujours la suite et l'effet de grands desseins.

VERTOT. Révolutions Romaines.

Pygmalion.

Pygmalion, tourmenté par une soif insatiable des richesses, se rend de plus en plus misérable et odieux à ses sujets. C'est un crime à Tyr que d'avoir de grands biens: l'avarice le rend défiant, soupçonneux, cruel; il persécute les riches, et il craint les pauvres.

C'est un crime encore plus grand à Tyr d'avoir de la vertu car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies; la vertu le condamne,

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