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rang. Cicéron a une prééminence incontestable sur son rival en littérature et en philosophie : mais il ne lui a point arraché le sceptre de l'éloquence: il le regardait lui-même comme son maître, il le ouait avec tout l'enthousiasme de la plus vive admiration. Il traduisait ses ouvrages; et si ces traductions étaient parvenues jusqu'à nous, il est probable que Cicéron se serait mis lui-même pour jamais au-dessus de Démosthène. C'est la force irrésistible du raisonnement, c'est l'entraînante rapidité des mouvements oratoires qui caractérisent l'éloquence de l'orateur athénien: il n'écrit que pour donner du nerf, de la chaleur et de la véhémence à ses pensées; il parle, non comme un écrivain élégant, mais comme un homme passionné que la vérité tourmente, comme un citoyen menacé du plus grand des malheurs, et qui ne peut plus contenir les transports de son indignation contre les ennemis de sa patrie. C'est l'athlète de la raison ; il la défend de toutes les forces ; de son génie, et la tribune où il parle devient une arène. Il subjugue à la fois ses auditeurs, ses adversaires, ses juges; il ne paraît point chercher à vous attendrir: écoutezle cependant, et il vous fera pleurer par réflexion. Il accable ses concitoyens de reproches, mais alors il n'est que l'interprète de leurs propres remords. Réfute-t-il un argument? il ne discute point, il propose une simple question pour toute réponse, et l'objection ne reparaîtra jamais. Veut-il soulever les Athéniens contre Philippe ? ce n'est plus un orateur qui parle, c'est un général, c'est un roi, c'est un prophète, c'est l'ange tutélaire de sa patrie; et quand il menace ses concitoyens de l'esclavage, on croit entendre retentir dans le lointain, de distance en distance, le bruit des chaînes que leur apporte le tyran.

Le Cardinal MAURY. Discours sur l'Éloquence.

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Cicéron.

Né dans un rang obscur, on sait qu'il devint, par son génie, l'égal de Pompée, de César, de Caton. Il gouverna et sauva Rome, fut vertueux dans un siècle de crimes, défenseur des lois dans l'anarchie, républicain parmi des grands qui se disputaient le droit d'être oppresseurs. Il eut cette gloire, que tous les ennemis de l'État furent les siens. Il vécut dan les orages, les travaux, les succès et le malheur. Enfin, après avoir soixante ans défendu les particuliers et l'État, lutté contre les tyrans, cultivé au milieu des affaires la philosophie, l'éloquence et les lettres, il périt. Un homme à qui il avait servi de protecteur et de père vendit son sang; un homme à qui il avait sauvé la vie fut son assassin. Trois siècles après, un empereur (1) plaça son image dans un temple domestique, et l'honora à côté des Dieux.

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Il y a des caractères indécis qui sont un mélange de grandeur et de faiblesse, et quelques personnes mettent Cicéron de ce nombre. Vertueux, dit-on, mais circonspect; tour à tour brave et timide; aimant la patrie, mais craignant les dangers, ayant plus d'élévation que de force; sa fermeté, quand il en eut, tenait plus à son imagination qu'à son ame. On ajoute que, faible par caractère, il n'était grand que par réflexion. Il comparait la gloire avec la vie, et le devoir au danger. Alors il se faisait un système de courage; sa probité devenait de la vigueur, et son esprit donnait du ressort à son ame. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons douter que Cicéron, sous César même, n'ait paru toujours attaché à la patrie et à l'ancien gouvernement. Ses amis cherchèrent à le détourner de faire

(1) Alexandre Sévère.

l'éloge de Caton, ou voulurent du moins l'engager à l'adoucir; il n'en fit rien. On voit cependant, par une de ses lettres, qu'il sentait toute la difficulté de l'entreprise. « L'éloge de Caton à faire sous la dictature de César, disait-il, est un problème d'Archimède à résoudre.» Nous ne pouvons juger comment le problème fut résolu ; nous savons seulement que l'ouvrage eut le plus grand succès. Tacite nous apprend que Cicéron, dans cet éloge, élevait Caton jusqu'au ciel.

On sait qu'il aimait la gloire, et qu'il ne l'attendait pas toujours. Il se précipitait vers elle, comme s'il eût été moins sûr de l'obtenir. Pardonnons-lui pourtant, et surtout après son exil. Songeons qu'il eut sans cesse à combattre la jalousie et la haine. Un grand homme persécuté a des droits que n'a pas le reste des hommes. Il était beau à Cicéron, au retour de son bannissement, d'invoquer ces Dieux du Capitole qu'il avait préservé des flammes étant consul, ce sénat qu'il avait sauvé du carnage, ce peuple romain qu'il avait dérobé au joug et à la servitude, et de montrer d'un autre côté son nom effacé, ses monuments détruits, ses maisons démolies et réduites en cendres pour prix de ses bienfaits. Il était beau d'attester, sur les ruines mêmes de ses palais, l'heure et le jour où le sénat et le peuple l'avaient proclamé le père de la patrie. Eh ! qui pouvait lui faire un crime de parler de ses grandes actions, dans ces moments où l'ame, réclamant contre l'injustice des hommes, semble élevée au-dessus d'elle-même par le sentiment et le caractère auguste du malheur ? Il est vrai qu'il se loua lui-même dans des moments plus froids. On l'a blâmé, on le blâmera encore. Je ne l'accuse, ni ne le justifie. Je remarquerai seulement que plus un peuple a de vanité au lieu d'orgueil, plus il met de prix à l'art important de flatter et d'être flatté; plus il cherche à se faire valoir par de petites choses au défaut des grandes, et

plus il est blessé de cette franchise altière ou de la naïve simplicité d'une ame qui s'estime de bonne foi et ne craint pas de le dire. J'ai vu des hommes s'indigner de ce que Montesquieu avait osé dire: Et moi aussi je suis peintre. Le plus juste aujourd'hui, même en accordant son estime, veut conserver le droit de la refuser. Chez les anciens, la liberté républicaine permettait plus d'énergie aux sen. timents, et de franchise au langage. Cet affaiblissement de caractère qu'on nomme politesse, et qui craint tant d'offenser l'amour-propre, c'est-à-dire la faiblesse inquiète et vaine, était alors plus inconnu; on aspirait moins à être modeste, et plus à être grand. Ah! que la faiblesse permette quelquefois à la force de se sentir elle-même; et, s'il nous est possible, consentons à avoir de grands hommes, même à ce prix.

THOMAS. Essai sur les Éloges.

Lucrèce.

Lucrèce, comme presque tous les athées fameux, naquit dans un siècle d'orages et de malheurs ; témoin des guerres civiles de Marius et de Sylla, n'osant attribuer à des Dieux justes et sages les désordres de sa patrie, il voulut détrôner une providence qui semblait abandonner le monde aux passions de quelques tyrans ambitieux. Il emprunta sa philosophie aux écoles d'Epicure; et maniant un idiome rebelle qui, né parmi les pâtres du Latium, s'était élevé peu à peu jusqu'à la dignité républicaine, il montra dans ses écrits plus de force que d'élégance, plus de grandeur que de goût. Ce n'est pas que ce dernier mérite lui soit absolument étranger; il n'exagère jamais les sentiments ou les idées, comme Lucain ; il ne tombe point dans l'affectation, comme Ovide: ces défauts, les pires de tous, ne sont

point ceux de l'époque où il écrivait; les siens sont plus excusables. Il n'a point connu cet art, qui fut celui des écrivains du siècle d'Auguste ; cet art difficile d'offrir une succession de beautés variées, de réveiller dans un seul trait un grand nombre d'impressions, et de ne les épuiser jamais, en les prolongeant: il ne connut point enfin cette rapidité de style, qui abrège et développe en même temps.

Mais si nous examinons ses beautés, que de formes heureuses, d'expressions créées, lui emprunta l'auteur des Géorgiques! Quoiqu'on retrouve dans plusieurs de ses vers l'âpreté des sons étrusques, ne fait-il pas entendre souvent une harmonie digne de Virgile lui-même? Peu de poëtes ont réuni à un plus haut degré ces deux forces dont se compose le génie, la méditation qui pénètre jusqu'au fond des sentiments ou des idées dont elle s'enrichit Jentement, et cette inspiration qui s'éveille à la présence des grands objets. En général, on ne connaît guère de son poëme, que l'invocation à Vénus, la prosopopée de la nature sur la mort, la peinture énergique de l'amour, et celle de la peste. Ces morceaux, qui sont les plus fameux, ne peuvent donner une idée de tout son talent. Qu'on lise son cinquième chant sur la formation de la société, et qu'on juge si la poésie offrit jamais un plus riche tableau. M. de Buffon en développe un semblable dans la septième des Époques de la nature. Le physicien et le poëte sont dignes d'être comparés : l'un et l'autre remontent au-delà de toutes les traditions; et, malgré ces fables universelles dont l'obscurité cache le berceau du monde, ils cherchent l'origine de nos arts, de nos religions et de nos lois : ils écrivent l'histoire du genre humain, avant que la mémoire en ait conservé des monuments: des analogies, des vraisemblances les guident dans ces ténèbres; mais on s'instruit plus en conjecturant avec eux, qu'en parcourant les annales des nations. Le temps, dans ses vicissitudes con

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