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ajoute aux frayeurs de l'instinct, le trouble et les perplexités d'une prévoyance impuissante. Aveugle et curieux, il se fait des fantômes de tout ce qu'il ne conçoit pas, et se remplit de noirs présages, aimant mieux craindre qu'ignorer. Heureux, dans ce moment, les peuples à qui des sages ont révélé les mystères de la nature ! Ils ont vu sans inquiétude l'astre du jour, à son midi, dérober sa lumière au monde ; sans inquiétude, ils attendent l'instant marqué où le globe sortira de l'obscurité. Mais comment exprimer la terreur, l'épouvante dont ce phénomène a frappé les adorateurs du soleil? Dans une pleine sérénité, au moment où leur Dieu, dans toute sa splendeur, s'élève au plus haut de sa sphère, il s'évanouit! et la cause dé ce prodige, et sa durée, ils l'ignorent profondément. La ville de Quito, la ville du Soleil, Cusco, les camps des deux Incas, tout gémit, tout est consterné.

MARMONTEL. Les Incas.

du

Disgrace de Protésilas

Hégésippe se håta d'aller prendre Protésilas dans sa maison; elle était moins grande, mais plus commode et plus riante que celle du roi ; l'architecture était de meilleur goût : Protésilas l'avait ornée avec une dépense tirée sang des misérables. Il était alors dans un salon de marbre auprès de ses bains, couché négligemment sur un lit de pourpre avec une broderie d'or. Il paraissait las et épuisé de ses travaux ; ses yeux et ses sourcils montraient je ne sais quoi d'agité, de sombre et de farouche; les plus grands de l'État étaient autour de lui rangés sur des tapis, composant leurs visages sur celui de Protésilas, dont ils observaient jusqu'au moindre clin d'œil. A peine ouvrait-il la bouche, que tout le monde s'écriait pour admirer ce

qu'il allait dire. Un des principaux de la troupe lui racontait, avec des exagérations ridicules, ce que Protésilas lui-même avait fait pour le roi; un autre lui assurait que Jupiter ayant trompé sa mère, lui avait donné la vie, et qu'il était fils du père des Dieux. Un poëte venait lui chanter des vers où il assurait que Protésilas, instruit par les Muses, avait égalé Apollon pour tous les ouvrages d'esprit; un autre poëte, encore plus lâche et plus impudent, l'appelait dans ses vers l'inventeur des beaux arts et le père des peuples qu'il rendait heureux; il le dépeignait tenant en main la corne.d'abondance. Protésilas écoutait toutes ces louanges d'un air sec, distrait et dédaigneux, comme un homme qui sait bien qu'il en mérite encore de plus grandes, et qui fait trop de grace de se laisser louer. Il y avait un flatteur qui prit la liberté de lui parler à l'oreille, pour lui dire quelque chose de plaisant contre la police que Mentor tâchait d'établir. Protésilas sourit, toute l'assemblée se mit à rire, quoique la plupart ne pussent point encore savoir ce qu'on avait dit; mais Protésilas reprenant bientôt son air sévère et hautain, chacun rentra dans la crainte et dans le silence. Plusieurs nobles cherchaient le moment où Protésilas pourrait se retourner vers eux et les écouter; ils paraissaient émus et embarrassés ; c'est qu'ils avaient à lui demander des graces: leurs postures suppliantes parlaient pour eux; ils paraissaient aussi soumis qu'une mère au pied des autels, lorsqu'elle demande aux Dieux la guérison de son fils unique tous paraissaient contents, attendris, pleins d'admiration pour Protésilas, quoique tous eussent contre lui une rage implacable. Dans ce moment, Hégésippe entre, saisit son épée, et lui déclare qu'il va l'emmener dans l'île de Samos. A ces mots, toute l'arrogance de Protésilas tomba comme un rocher qui se détache du haut d'une montagne escarpée. Le voilà qui se jette

tremblant aux pieds d'Hégésippe; il pleure, il hésite, il bégaye, il tremble, il embrasse les genoux de cet homme qu'il ne daignait pas, une heure auparavant, honorer d'un de ses regards; tous ceux qui l'encensaient, le voyant perdu sans ressource, changèrent leurs flatteries en des injures sans pitié.

FÉNÉLON. Télémaque, liv. XIV.

Les Fléaux de 1709; l'Humanité de Fénélon.

Elle n'est point effacée de notre mémoire, cette époque désastreuse et terrible, cette année, la plus funeste des dernières années de Louis XIV, où il semblait que le ciel voulût faire expier à la France ses prospérités orgueilleuses, et obscurcir l'éclat du plus beau règne qui eût encore illustré ses annales. La terre stérile sous les flots de sang qui l'inondent devient cruelle et barbare comme les hommes qui la ravagent, et l'on s'égorge en mourant de faim. Les peuples accablés à la fois par une guerre malheureuse, par les impôts et par le besoin, sont livrés au découragement et au désespoir. Le peu de vivres qu'on a pu conserver ou recueillir est porté à un prix qui effraie l'indigence, et qui pèse même à la richesse. Une armée, alors la seule défense de l'État, attend en vain sa subsistance des magasins qu'un hiver destructeur n'a pas permis de remplir. Fénélon donne l'exemple de la générosité; il envoie, le premier, toutes les récoltes de ses terres ; et l'émulation gagnant de proche en proche, les pays d'alentour font les mêmes efforts, et l'on devient libéral même dans la disette. Les maladies, suites inévitables de la misère, désolent bientôt et l'armée et les provinces. L'invasion de l'ennemi ajoute encore la terreur et la cons

ternation à tant de fléaux accumulés. Les campagnes sont désertes, et leurs habitants épouvantés fuient dans les villes. Les asiles manquent à la foule des malheureux. C'est alors que Fénélon fit voir que les cœurs sensibles, à qui l'on reproche d'étendre leurs affections sur le genre humain, n'en aiment pas moins leur patrie. Son palais est ouvert aux malades, aux blessés, aux pauvres sans exception. Il engage ses revenus pour faire ouvrir des demeures à ceux qu'il ne saurait recevoir. Il leur rend les soins les plus charitables; il veille sur ceux qu'on doit leur rendre. Il n'est effrayé ni de la contagion, ni du spectacle de toutes les infirmités humaines rassemblées sous ses yeux. Il ne voit en eux que l'humanité souffrante. Il les assiste, leur parle, les encourage. Oh! comment se défendre de quelque attendrissement, en voyant cet homme vénérable par son âge, par son rang, par ses lumières, tel qu'un génie bienfaisant, au milieu de tous ces malheureux qui le bénissent, distribuer les consolations et les secours, et donner les plus touchants exemples de ces mêmes vertus dont il avait donné les plus touchantes leçons (1)!

LA HARPE. Éloge de Fénelon.

Jugements exercés en

Égypte sur les Morts.

Il y avait un lac qu'il fallait traverser pour arriver au lieu de la sépulture: sur les bords de ce lac on arrêtait le mort. «Qui que tu sois, rends compte à la patrie de tes actions. Qu'as-tu fait du temps et de la vie? La loi t'interroge ; la patrie t'écoute la vérité te juge. » Alors il comparaissait sans titre et sans pouvoir, réduit à lui seul, et escorté seulement de ses vertus ou de ses vices.

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(1) Voyez dans les tableaux, en prose, la vie et les mœurs de Fénelon, par le même.

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Là, se dévoilaient les crimes secrets, et ceux que le crédit ou la puissance du mort avait étouffés pendant sa vie. Là, celui dont on avait flétri l'innocence Venait à son tour flétrir le calomniateur, et redemander l'honneur qui lui avait été enlevé. Le citoyen convaincu de n'avoir point observé les lois était condamné; la peine était l'infamie. Mais le citoyen vertueux était récompensé d'un éloge public: l'honneur de le prononcer était réservé aux parents. On assemblait la famille; les enfants venaient recevoir des leçons de vertu en entendant louer leur père. Le peuple s'y rendait en foule; le magistrat y présidait. Alors on célébrait l'homme juste, à l'aspect de sa cendre; on rap pelait les lieux, les moments et les jours où il avait fait des actions vertueuses; on le remerciait de ce qu'il avait servi la patrie et les hommes; on proposait son exemple à ceux qui avaient encore à vivre et à mourir. L'orateur finissait par invoquer sur lui le Dieu redoutable des morts, et par le confier, pour ainsi dire, à la divinité, en la suppliant de ne pas l'abandonner dans ce monde obscur et inconnu où il venait d'entrer. Enfin, en le quittant, et le quittant pour jamais, on lui disait pour soi et pour le peuple le long et éternel adieu. Tout cela ensemble sur-tout chez une nation austère et grave, devait affecter profondément, inspirer des idées augustes de religion et de morale.

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On ne peut douter que ces éloges, avant qu'ils fussent prodigués et corrompus, ne fissent une forte impression sur les ames. Leur institution ressemblait beaucoup à celle de nos oraisons funèbres; mais il y a une différence remarquable, c'est qu'ils étaient accordés à la vertu, non à la dignité. Le laboureur et l'artisan y avaient droit comme le souverain. Ce n'était donc point alors une cérémonie vaine, où un orateur, que personne ne croyait, venait parler de vertus qu'il ne croyait pas davantage, tâchait de

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