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traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues et les raisins; nos sièges étaient les gazons,; nos arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois. Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi les bergers, c'est qu'un jour un lion affamé vint se jeter sur mon troupeau; déjà il commençait un carnage affreux; je n'avais en main que ma houlette; je m'avance hardiment; le lion hérisse sa crinière, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une gueule sèche et enflammée; ses yeux paraissaient pleins de sang et de feu; il bat ses flancs avec sa longue queue. Je le terrasse. La petite cotte de mailles dont j'étais revêtu, selon la coutume des bergers d'Egypte, l'empêcha de me déchirer; trois fois je l'abattis, trois fois il se releva; il poussait des rugissements qui faisaient retentir toutes les forêts; enfin je l'étouffai entre mes bras; et les bergers, témoins de cette victoire, voulurent que je me revêtisse de la peau de ce terrible animal.

FÉNÉLON. Télémaque, liv. II.

Mort de Timophanès.

Timoléon jouissait de l'estime publique et de la sienne, lorsque l'excès de sa vertu lui aliéna presque tous les esprits, et le rendit le plus malheureux des hommes. Son frère Timophanès, qui n'avait ni ses lumières, ni ses principes, s'était fait une cour d'hommes corrompus qui l'exhortaient sans cesse à s'emparer de l'autorité. Il crut enfin en avoir les droits. Un courage aveugle et présomptueux lui avait attiré la confiance des Corinthiens, dont il commanda plus d'une fois les armécs, et qui l'avaient mis

à la tête de quatre cents hommes qu'ils entretenaient pour la sûreté de la police. Timophanès en fit ses satellites, s'attacha la populace par ses largesses; et secondé par un parti redoutable, il agit en maître, et fit traîner au supplice les citoyens qui lui étaient suspects.

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Timoléon avait jusqu'alors veillé sur sa conduite et sur ses projets. Dans l'espoir de le ramener, il tâchait de jeter un voile sur ses fautes, et de relever l'éclat de quelques actions honnêtes qui lui échappaient par hasard. On l'avait même vu, dans une bataille, se précipiter sans ménagement au milieu des ennemis, et soutenir seul leurs efforts pour sauver les jours d'un frère qu'il aimait, et dont le corps, couvert de blessures, était sur le point de tomber entre leurs mains.

Indigné maintenant de voir la tyrannie s'établir dé son vivant, et dans le sein même de sa famille, il peint vivement à Timophanès l'horreur des attentats qu'il a commis et qu'il médite encore, le conjure d'abdiquer au plus tôt un pouvoir odieux, et de satisfaire aux mânes des victimes immolées à sa folle ambition. Quelques jours après il remonte chez lui, accompagné de deux de leurs amis, dont l'un était le beau-frère de Timophanès. Ils réitèrent de concert les mêmes prières ; ils le pressent, au nom du sang, de l'amitié, de la patrie. Timophanès leur répond d'abord par une dérision amère, ensuite, par des menaces et des fureurs. On était convenu qu'un refus positif de sa part serait le signal de sa perte. Ses deux amis, fatigués de sa résistance, lui plongèrent un poignard dans le sein, pendant que Timoléon, la tête couverte d'un pan de son manteau, fondait en larmes dans un coin de l'appartement où il s'était retiré.

Je ne puis, sans frémir, penser à ce moment fatal où nous entendîmes retentir dans la maison ces cris perçants, ces effrayantes paroles : « Timophanès est mort; c'est son

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beau-frère qui l'a tué; c'est son frère. » Nous étions par hasard avec Démariste sa mère; son père était absent. Je jetai les yeux sur cette malheureuse femme; je vis ses cheveux se dresser sur sa tête, et l'horreur se peindre sur son visage au milieu des ombres de la mort. Quand elle reprit l'usage de ses sens, elle vomit, sans verser une les plus affreuses imprécations contre Timoléon, qui n'eut pas même la faible consolation de les entendre de sa bouche. Renfermée dans son appartement, elle protesta qu'elle ne reverrait jamais le meurtrier de son fils.

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larme,

Parmi les Corinthiens, les uns regardaient le meurtre de Timophanès comme un acte héroïque, les autres comme un forfait. Les premiers ne se lassaient pas d'admirer ce courage extraordinaire, qui sacrifiait au bien public la nature et l'amitié. Le plus grand nombre, en approuvant la mort du tyran, ajoutaient que tous les citoyens étaient en droit de lui arracher la vie, excepté son frère. Il survint une émeute qui fut bientôt apaisée : on intenta contre Timoléon une accusation qui n'eut pas de suite.

Il se jugeait lui-même avec encore plus de rigueur. Dès qu'il s'aperçut que son action était condamnée par une grande partie du public, il douta de son innocence, et résolut de renoncer à la vie. Ses amis, à force de prières et de soins, l'engagèrent à prendre quelque nourriture, mais ne purent jamais le déterminer à rester au milieu d'eux. Il sortit de Corinthe, et pendant plusieurs années ilerra dans des lieux solitaires, occupé de sa douleur, et déplorant avec amertume les égarements de sa vertu el quelquefois l'ingratitude des Corinthiens.

BARTHÉLEMY. Voyage d'Anacharsis.

La Tyrannie et les Délations à Rome.

Quand les tyrans découvraient une conspiration, ou triomphaient d'une révolte, la proscription était un droit; la raison d'État justifiait le meurtre; nul citoyen n'était innocent, dès qu'il avait connu un coupable: les plus doux sentiments de la nature passaient pour crime; on épiait la larme secrète qui s'échappait de l'œil d'un ami sur le cadavre de son ami, et la mère était traînée au supplice pour avoir pleuré la mort de son fils.

Il s'était élevé une classe d'hommes qui, sous prétexte de venger les lois, trahissaient toutes les lois, vivant d'accusation et trafiquant de calomnie, et toujours prêts à vendre l'innocence à la haine, ou la richesse à l'avarice: alors tout était crime d'État. C'était un crime de réclamer les droits des hommes, de louer la vertu, de plaindre les malheureux, de cultiver les arts qui élèvent l'ame; c'était un crime d'invoquer le nom sacré des lois. Les actions, les paroles, le silence même, tout était accusé : que dis-je ? on interprétait jusqu'à la pensée; on la dénaturait pour la trouver coupable. Ainsi l'art des délations empoisonnait tout, et les délateurs étaient comblés des richesses de l'Empire, et l'on proportionnait l'excès de leur dignité à l'excès même de leur honte. Quelle ressource dans un État, lorsqu'on y égorge l'innocence au nom des lois qui doivent la défendre? Souvent même on ne daignait pas recourir à la vaine formalité des lois. La puissance arbitraire emprisonnait, exilait ou faisait mourir à son gré. Telle était cette justice tyrannique qui met la volonté d'un homme à la place de la décision de la loi ; qui fait dépendre ou d'une surprise ou d'une erreur la vie et la fortune d'un citoyen; dont les coups sont d'autant plus terribles que souvent ils sont sourds et cachés ; qui ne laisse malheureux le trait qui le perce, sentir au que

sans qu'il puisse voir la main d'où il part, ou qui, le séparant de l'univers entier, et ne le condamnant à vivre que pour mourir sans cesse, l'abandonne sous le poids des chaînes, ignorant à la fois son accusateur et son crime, loin de la liberté, dont l'auguste image est pour jamais voilée à ses yeux; loin de la loi, qui, dans la prison ou dans l'exil, doit toujours répondre au cri du malheureux qui l'invoque.

THOMAS. Eloge de Marc-Aurèle.

L'Éclipse de soleil au Pérou.

:

L'astre adoré dans ces climats s'obscurcit tout à coup au milieu d'un ciel sans nuage. Une nuit soudaine et profonde investit la terre. L'ombre ne venait point de l'Orient; elle tomba du haut des cieux, et enveloppa l'horizon. Un froid humide a saisi l'atmosphère les animaux, subitement privés de la chaleur qui les anime, de la lumière qui les conduit, dans une immobilité morne, semblent se demander la cause de cette nuit inopinée. Leur instinct, qui compte les heures, leur dit que ce n'est pas encore celle de leur repos. Dans les bois, ils, s'appellent d'une voix frémissante, étonnés de ne pas se voir; dans les vallons, ils se rassemblent et se pressent en frissonnant. Les oiseaux, qui, sur la foi du jour, ont pris leur essor dans les airs, surpris par les ténèbres, ne savent où voler. La tourterelle se précipite au-devant du vautour, qui s'épouvante à sa rencontre. Tout ce qui respire est saisi d'effroi. Les végétaux eux-mêmes se res ́sentent de cette crise universelle. On dirait que l'ame du monde va se dissiper ou s'éteindre; et, dans ses rameaux infinis, le fleuve immense de la vie semble avoir ralenti

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