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et raisonnées; desseins tantôt conçus profondément, et mûris par les années, tantôt inspirés, conçus, exécutés presque à la fois, et avec cette vigueur qui renverse tout, parcequ'elle ne donne le temps de rien prévoir; enfin des vies éclatantes, des morts illustres et presque toujours violentes; car, par une loi inévitable, l'action de ces hommes qui remuent tout produit une résistance égale dans ce qui les entoure; ils pèsent sur l'univers, et l'univers sur eux ; et derrière la gloire est presque toujours caché l'exil, le fer ou le poison: tel est à peu près le tableau que nous offre Plutarque.

A l'égard du style et de la manière, c'est celle d'un vieillard plein de sens, accoutumé au spectacle des choses humaines, qui ne s'échauffe pas, ne s'éblouit pas, admire avec tranquillité, et blâme sans indignation. Sa marche est mesurée, et il ne la précipite jamais. Semblable à une rivière calme, il s'arrête, il revient, il suspend son ccurs, il embrasse lentement un terrain vaste; il sème tranquillement, et comme au hasard, sur sa route, tout ce que sa mémoire vient lui offrir. Enfin par-tout il converse avec son lecteur : c'est le Montaigne des Grecs; mais il n'a point comme lui cette manière pittoresque et hardie de peindre ses idées, et cette imagination de style que peu de poëtes même ont eue comme Montaigne. A cela près, il attache et intéresse comme lui, sans paraître s'en occuper. Son grand art, sur-tout, est de faire connaître les hommes par les petits détails. Il ne fait donc point de ces portraits brillants dont Salluste le premier donna des modèles, et que le cardinal de Retz, par ses mémoires, mit si fort à la mode parmi nous; il fait mieux, il peint en action. On croit voir tous ces grands hommes agir et converser. Toutes ses figures sont vraies et ont les proportions exactes de la nature. Quelques personnes pensent que c'est dans ce genre qu'on devrait écrire tous les

éloges. On éblouirait peut-être moins, disent-elles, mais on satisferait plus; et il faut savoir quelquefois renoncer à l'admiration, pour l'estime.

THOMAS. Essai sur les Éloges.

Homèrc.

Je ne suis qu'un Scythe, et l'harmonie des vers d'Homère, cette harmonie qui transporte les Grecs, échappe souvent à mes organes trop grossiers: mais je ne suis plus maître de mon admiration, quand je vois ce génie altier planer, pour ainsi dire, sur l'univers, lançant de toutes parts ses regards embrasés, recueillant les feux et les couleurs dont les objets étincellent à sa vue; assistant au conseil des Dieux; sondant les replis du cœur humain, et bientôt, riche de ses découvertes, ivre des beautés de la nature, et ne pouvant plus supporter l'ardeur qui le dévore, la ré→ pandre avec profusion dans ses tableaux et dans ses expressions; mettre aux prises le ciel avec la terre, et les passions avec elles-mêmes; nous éblouir par ces traits de lumière qui n'appartiennent qu'aux talents supérieurs; nous entrainer par ces saillies de sentiment qui sont le vrai sublime, et toujours laisser dans notre ame une impression profonde qui semble l'étendre et l'agrandir; car ce qui distingue sur-tout Homère, c'est de tout animer et de nous pénétrer sans cesse des mouvements qui l'agitent; c'est de tout subordonner à la passion principale, de la suivre dans ses fougues, dans ses écarts, dans ses inconséquences, de la porter jusqu'aux nues, et de la faire tomber, quand il le faut, par la force du sentiment et de la vertu, comme la flamme de l'Etna que le vent repousse au fond de l'abîme; c'est d'avoir saisi de grands caractères, d'avoir différencié la puissance, la bravoure et les autres qualités

de ses personnages, non par des descriptions froides et fastidieuses, mais par des coups de pinceau rapides et vigoureux, ou par des fictions neuves et semées presque au hasard dans ses ouvrages. Je monte avec lui dans les cieux je reconnais Vénus toute entière à cette ceinture, d'où s'échappent sans cesse les feux de l'amour, les désirs impatients, les graces séduisantes et les charmes inexprimables du langage et des jeux: je reconnais Pallas et ses fureurs, à cette égide où sont suspendues la terreur, la discorde, la violence, et la tête épouvantable de l'horrible Gorgone: Jupiter et Neptune sont les plus puissants des Dieux; mais il faut à Neptune un trident pour secouer la terre; à Jupiter, un clin d'oeil pour ébranler l'Olympe. Je descends sur la terre: Achille, Ajax et Diomède sont les plus redoutables des Grecs; mais Diomède se retire à l'aspect de l'armée troyenne; Ajax ne cède qu'après l'avoir repoussée plusieurs fois; Achille se montre, et elle disparaît (1).

BARTHÉLEMY. Voyage d'Anacharsis.

Simonide.

Simonide était poëte et philosophe. L'heureuse réunion de ces qualités rendit ses talents plus utiles, et sa sagesse plus aimable. Son style, plein de douceur, est simple, harmonieux, admirable pour le choix et l'arrangement des mots. Il chanta les louanges des Dieux, les victoires des Grecs sur les Perses, les triomphes des athlètes dans nos jeux. Il décrivit en vers les règnes de Cambyse et de Darius, s'exerça dans presque tous les genres de poésie, et réussit principalement dans les élégies et les chants plain

(1) Voyez, tome II, Caractères et Portraits, en vers.

tifs. Personne n'a mieux connu l'art sublime et délicieux d'intéresser et d'attendrir; personne n'a peint avec plus de vérité les situations et les infortunes qui excitent la pitié: ce n'est pas lui qu'on entend, ce sont des cris et des sanglots, c'est une famille désolée qui pleure la mort d'un père ou d'un fils; c'est Danaé, c'est une mère tendre qui lutte avec son fils contre la fureur des flots, qui voit mille gouffres ouverts à ses côtés, qui ressent mille morts dans son cœur. C'est Achille enfin qui sort du fond du tombeau, et qui annonce aux Grecs, prêts à quitter les rivages d'Ilium, les maux sans nombre que le ciel et la mer leur préparent.

Ces tableaux, que Simonide a remplis de passion et de mouvement, sont autant de bienfaits pour les hommes; car c'est leur rendre un grand service que d'arracher de leurs yeux ces larmes précieuses qu'ils versent avec tant de plaisir, et de nourrir dans leur cœur ces sentiments de compassion destinés, par la nature, à les rapprocher les uns des autres, et les seuls en effet qui puissent unir des malheureux.

Le même.

Eschyle.

Eschyle reçut des mains de Phrynicus, disciple de Thespis, la tragédie dans l'enfance, enveloppée d'un vêtement grossier, le visage couvert de fausses couleurs, ou d'un masque sans caractère, n'ayant ni graces ni dignité dans ses mouvements, inspirant le désir de l'intérêt qu'elle remuait à peine, éprise encore des farces et des facéties qui avaient amusé ses premières années, s'exprimant quelquefois avec élégance et dignité, souvent dans un style faible, rampant, et souillé d'obscénités grossières.

Le père de la tragédie, car c'est le nom qu'on peut

donner à ce grand homme, avait reçu de la nature une ame forte et ardente. Son silence et sa gravité annonçaient l'austérité de son caractère. Dans les batailles de Marathon, de Salamine et de Platée, où tant d'Athéniens se distinguèrent par leur valeur, il fit remarquer la sienne. Il s'était nourri, dès sa plus tendre jeunesse, de ces poëtes qui, voisins des temps héroïques, concevaient d'aussi grandes idées qu'on faisait alors de grandes choses. L'histoire des siècles reculés offrait à son imagination vive des succès et des revers éclatants, des trônes ensanglantés, des passions impétueuses et dévorantes, des vertus sublimes, des crimes et des vengeances, par-tout l'empreinte de la grandeur, et souvent celle de la férocité.

Dans quelques unes de ses pièces, l'exposition du sujet a trop d'étendue; dans d'autres, elle n'a pas assez de clarté : quoiqu'il pèche souvent contre les règles qu'on a depuis établies, il les a presque toutes entrevues.

On peut dire d'Eschyle, ce qu'il dit lui-même du héros Hippomédon: « L'épouvante marche devant lui, la tête élevée jusqu'aux cieux. » Il inspire par-tout une terreur profonde et salutaire; car il n'accable notre ame par des secousses violentes, que pour la relever aussitôt par l'idée qu'il lui donne de sa force. Ses héros aiment mieux être écrasés par la foudre que de faire une bassesse, et leur la loi fatale de la nécessité. courage est plus inflexible que Cependant il savait mettre des bornes aux émotions qu'il était si jaloux d'exciter; il évita toujours d'ensanglanter la scène, parceque ses tableaux devaient être effrayants, sans être horribles.

Ce n'est que rarement qu'il fait couler des larmes, et qu'il excite la pitié; soit que la nature lui eût refusé cette douce sensibilité qui a besoin de se communiquer aux autres, soit plutôt qu'il craignît de les amollir. Jamais il n'eût exposé sur la scène des Phèdre et des Sthénobée;

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