Page images
PDF
EPUB

de m'avoir perdu, en me poussant à bout. Appelles-tu cela ètre à plaindre?

Bay. Oui, on est toujours à plaindre quand on agit contre son devoir. Il vaut mieux périr en combattant pour la patrie, que la vaincre et triompher d'elle. Ah! quelle horrible gloire que celle de détruire son propre pays!

Le Connét. Mais ma patrie a été ingrate, après tant de services que je lui avais rendus. Madame m'a fait traiter indignement par un dépit d'amour. Le roi, par faiblesse pour elle, m'a fait une injustice énorme; on a détaché de moi jusqu'à mes domestiques, Matignon et d'Argouges. † J'ai été contraint, pour sauver ma vie, de m'enfuir presque seul. Que voulais-tu que je fisse?

Bay. Que vous souffrissiez toutes sortes de maux, plutôt que de manquer à la France et à la grandeur de votre maison. Si la persécution était trop violente, vous pouviez vous retirer: mais il valait mieux être pauvre, obscur, inutile à tout, que de prendre les armes contre nous. Votre gloire eût été au comble dans la pauvreté, et dans le plus misérable exil.

s'est

Le Connét. Mais ne vois-tu pas que la vengeance jointe à l'ambition pour me jeter dans cette extrémité ? J'ai voulu que le roi se repentît de m'avoir traité si mal.

Bay. Il fallait l'en faire repentir par une patience à toute épreuve, qui n'est pas moins la vertu d'un héros le

courage.

que

Le Connét. Mais le roi étant si injuste, et si aveuglé par sa mère, méritait-il que j'eusse de si grands égards pour lui?

Bay. Si le roi ne le méritait pas, la France entière le méritait; la dignité même de la couronne, dont vous êtes un des héritiers, le méritait. Vous vous deviez à vous-même d'épargner la France, dont vous pouviez ètre un jour roi.

Le Connét. Hé bien, j'ai tort, je l'avoue; mais ne sais-tu pas combien les meilleurs cœurs ont de peine de résister à leur ressentiment?

Bay. Je le sais bien mais le vrai courage consiste à résister. Si vous connaissez votre faute, hâtez-vous de la réparer. Pour moi, je meurs, et je vous trouve plus à plaindre dans vos prospérités, que moi dans mes souffrances. Quand l'empereur ne vous tromperait pas ; quand même il vous donnerait sa sœur en mariage, et qu'il partagerait la France avec vous, il n'effacerait point la tache qui déshonore votre vie. Le connétable de Bourbon rebelle! ah! quelle honte ! Ecoutez Bayard mourant comme il a vécu, et ne cessant de dire la vérité.

[merged small][ocr errors][ocr errors][ocr errors][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors]

CARACTÈRES OU PORTRAITS,

ET PARALLÈLES.

La Nature, féconde en bizarres portraits,
Dans chaque ame est marquée à de différents traits.
BOILEAU. Art poét., ch. I.

Les Grecs, les Romains.

Quoi qu'en dise un des plus judicieux écrivains de l'antiquité, qui cherche à diminuer la gloire des Grecs, leur histoire ne tire point son principal lustre du génie et de l'art des grands hommes qui l'ont écrite. Peut-on jeter les yeux sur tout le corps de la nation grecque, et ne pas avouer qu'elle s'élève souvent au-dessus des forces de l'humanité? On voit quelquefois tout un peuple être magnanime comme Thémistocle, et juste comme Aristide. Salluste nierait-il que Marathon, les Thermopyles, Salamine, Platée, Mycale, la retraite des dix mille, et tant d'autres exploits exécutés dans le sein même de la Grèce pendant le cours de ses guerres domestiques, ne soient au-dessus des louanges que leur ont données les historiens? Les Romains n'ont vaincu les Grecs que par les Grecs mêmes. Mais quelle aurait été la fortune de ces conquérants, si, au lieu de porter la guerre dans la Grèce corrompue par mille vices, et affaiblie par ses haines et ses divisions intestines, ils y avaient trouvé ces capitaines, ces soldats, ces magistrats, ces citoyens qui avaient triomphé des armes de Xerxès ? Le courage aurait été alors opposé au courage, la discipline à la discipline, la

tempérance à la tempérance, les lumières aux lumières, l'amour de la liberté, de la patrie et de la gloire, à l'amour de la liberté, de la patrie et de la gloire.

Un éloge particulier que mérite la Grèce, c'est d'avoir produit les plus grands hommes dont l'histoire doive conserver le souvenir. Je n'en excepte pas la république romaine, dont le gouvernement était toutefois si propre à échauffer les esprits, à exciter les talents, et à les produire dans tout leur jour. Qu'opposera-t-elle à un Lycurgue, à un Thémistocle, à un Cimon, à un Épaminondas, etc.? On peut dire que la grandeur des Romains est l'ouvrage de toute la république. Aucun citoyen de Rome ne s'élève au-dessus de son siècle et de la sagesse de l'État, pour prendre un nouvel essor et lui donner une Ch face nouvelle. Chaque Romain n'est sage, n'est grand, que par la sagesse et le courage du gouvernement; il suit

95

91 2097 29.

[ocr errors]

291 T91

[ocr errors]

la route tracée, et le plus grand homme ne fait qu'y avancer de quelques pas plus que les autres. Dans la Grèce, au contraire, je vois souvent de ces génies vastes, puissants et créateurs, qui résistent au torrent de l'habitude qui se prêtent à tous les besoins différents de l'État, qui s'ouvrent un chemin nouveau, et qui, en se portant dans l'avenir, se rendent les maîtres des évènements. La Grèce n'a éprouvé aucun malheur qui n'ait été prévu long-temps d'avance par quelqu'un de ses magistrats; et plusieurs citoyens ont retiré leur patrie du mépris où elle était tombée, et l'ont fait paraître avec le plus grand éclat. Quel est, au contraire, le Romain qui ait dit à sa république que ses conquêtes devaient la mener à sa ruine? Quand le gouvernement se déformait, quand on abandonnait aux proconsuls une autorité qui devait les affránchir du joug des lois, quel Romain a prédit que la république serait vaincue par ses propres armées? Quand Rome chancelait dans sa décadence, quel citoyen est venu

[ocr errors]

à son secours, et a opposé sa sagesse à la fatalité qui semblait l'entraîner.

Dès que les Romains cessèrent d'être libres, ils devinrent les plus lâches des esclaves. Les Grecs, asservis par Philippe et Alexandre, ne désespérèrent pas de recouvrer leur liberté; ils surent, en effet, se rendre indépendants sous les successeurs de ces princes. S'il s'éleva mille tyrans dans la Grèce, il s'y éleva aussi mille Thrasybules.

Ecrasée enfin sous le poids de ses propres divisions et de la puissance romaine, la Grèce conserva une sorte d'empire, mais bien honorable, sur ses vainqueurs. Ses lumières et son goût pour les lettres, la philosophie et les arts, la vengèrent, pour ainsi dire, de sa défaite, et soumirent à leur tour l'orgueil des Romains. Les vainqueurs devinrent les disciples des vaincus, et apprirent une langue que les Homère, les Pindare, les Thucydide, les Xénophon, les Démosthène, les Platon, les Euripide, etc., avaient embellie de toutes les graces de leur esprit. Des orateurs qui charmaient déjà Rome allèrent puiser chez les Grecs ce goût fin et délicat, peut-être le plus rare des talents, et ces secrets de l'art qui donnent au génie une nouvelle force; ils allèrent, en un mot, se former au talent enchanteur de tout embellir. Dans les écoles de philosophie, où les Romains les plus distingués se dépouillaient de leurs préjugés, ils apprenaient à respecter les Grecs ; ils rapportaient dans leur patrie leur reconnaissance et leur admiration, et Rome rendait son joug plus léger; elle craignait d'abuser des droits de la victoire, et par ses bienfaits distinguait la Grèce des autres provinces qu'elle avait soumises. Quelle gloire pour les lettres d'avoir épargné au pays qui les a cultivées, des maux dont ses législateurs, ses magistrats et ses capitaines n'avaient pu le garantir! Elles sont vengées du mépris que leur témoigne l'ignorance, et sûres d'être respectées,

« PreviousContinue »