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servais aussi pour la nettoyer. Là, abandonné des hommes, et livré à la colère des Dieux, je passais mon temps percer de mes flèches les colombes et les autres oiseaux qui volaient autour de ce rocher. Quand j'avais tué quelque oiseau pour ma nourriture, il fallait que je me traînasse contre terre, avec douleur, pour aller ramasser ma proie; ainsi mes mains me préparaient de quoi me nourrir. Il est vrai que les Grecs en partant me laissèrent quelques provisions, mais elles durèrent peu. J'allumais du feu avec des cailloux. Cette vie, tout affreuse qu'elle est, m'aurait paru douce, loin des hommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m'eût accablé, et si je n'eusse sans cesse repassé dans mon esprit ma triste aventure. Quoi, disais-je, tirer un homme de sa patrie comme le seul homme qui puisse venger la Grèce, et puis l'abandonner dans cette île déserte pendant son sommeil! car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise, et combien je versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes ! Hélas! cherchant de tous côtés dans cette îsle sauvage et horrible, je n'y trouvai que la douleur : en effet, il n'y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni homme qui y aborde volontairement; on n'y voit que les malheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n'y peut espérer de société que par des naufrages; encore même ceux qui venaient en ce lieu n'osaient me prendre pour me ramener; ils craignaient la colère des Dieux et celle des Grecs. Depuis dix ans je souffrais la douleur, la faim; je nourrissais une plaie qui me dévorait; l'espérance même était éteinte dans mon cœur (1).

FÉNÉLON. Télémaque, liv. XV.

(1) Voyez Discours, en vers, le même sujet.

Maldonatta, ou la Lionne reconnaissante.

Les Espagnols avaient fondé Buenos-Ayres en 1535. La nouvelle colonie manqua bientôt de vivres : tous ceux qui se permettaient d'en aller chercher étaient massacrés par les sauvages, et l'on se vit réduit à défendre, sous peine de la vie, de sortir de l'enceinte du nouvel établissement. Une femme, à qui la faim sans doute avait donné le courage de braver la mort, trompa la vigilance des gardes qu'on avait établis autour de la colonie pour la garantir des dangers où elle se trouvait par la famine. Maldonatta (c'était le nom de la transfuge), après avoir erré quelque temps dans des routes inconnues et désertes, entra dans une caverne pour s'y reposer de ses fatigues. Quelle fut sa terreur d'y rencontrer une lionne, et sa surprise quand elle vit cette bête formidable s'approcher d'elle d'un air à demi-tremblant, la caresser et lui lécher les mains avec des cris de douleur plus propres à l'attendrir qu'à l'effrayer! L'Espagnole s'aperçut bientôt que la lionne était pleine, et que ses gémissements étaient le langage d'une mère qui réclamait du secours pour la délivrer de son fardeau. Maldonatta aida la nature dans le moment douloureux où elle semble n'accorder qu'à regret à tous les êtres naissants le jour et cette vie qu'elle leur laisse respirer si peu de temps. La lionne, heureusement délivrée, va bientôt chercher une nourriture abondante, et l'apporte aux pieds de sa bienfaitrice celle-ci la partageait chaque jour avec les jeunes lionceaux qui, nés par ses soins et élevés avec elle, semblaient reconnaître par des jeux et des morsures innocentes un bienfait que leur mère payait de ses plus tendres empressements. Mais quand l'âge leur eut donné l'instinct de chercher eux-mêmes leur proie, avec la force de l'atteindre et de la dévorer, cette famille se dispersa dans les

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bois; et la lionne, que la tendresse maternelle ne rappelait plus dans sa caverne, disparut elle-même, et s'égara dans un désert que la faim dépeuplait chaque jour. Maldonatta, seule et sans subsistance, se vit réduite à s'éloigner d'un antre redoutable à tant d'êtres vivants, mais dont sa pitié avait su lui faire un asile. Cette femme, privée avec douleur d'une société chérie, ne fut pas long-temps errante sans tomber entre les mains des sauvages indiens. Une lionne l'avait nourrie, et des hommes la firent esclave! Bientôt après elle fut reprise par les Espagnols, qui la ramenèrent à Buenos-Ayres. Le commandant, plus féroce lui seul que les lions et les sauvages, ne la crut pas sans doute assez punie de son évasion par les dangers et les maux qu'elle avait essuyés; le barbare ordonna qu'elle fût attachée à un arbre au milieu d'un bois pour y mourir de faim, ou devenir la pâture des monstres dévorants. Deux jours après, quelques soldats allèrent savoir la destinée de cette malheureuse victime. Ils la trouvèrent pleine de vie au milieu des tigres affamés qui, la gueule ouverte sur cette proie, n'osaient approcher devant une lionne couchée à ses pieds avec des lionceaux. Ce spectacle frappa tellement les soldats, qu'ils en étaient immobiles d'attendrisssement et de frayeur. La lionne, en les voyant, s'éloigna de l'arbre, comme pour leur laisser la liberté de délier sa bienfaitrice. Mais quand ils voulurent l'emmener avec eux, l'animal vint à pas lents confirmer par des caresses et de doux gémissements les prodiges de reconnaissance que cette femme racontait à ses libérateurs. La lionne suivit quelque temps les traces de l'Espagnole avec ses lionceaux, donnant toutes les marques de respect et d'une véritable douleur qu'une famille fait éclater quand elle accompagne jusqu'au vaisseau un père ou un fils chéri qui s'embarque d'un port de l'Europe pour le NouveauMonde, d'où peut-être il ne reviendra jamais. Le

commandant, instruit de toute l'aventure par ses soldats, et ramené par un monstre des bois aux sentiments d'húmanité qué son coeur farouche avait dépouillés sans doute en passant des mers, laissa vivre une femme que le Ciel avait sinvisiblement protégée.

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RAYNALA

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armures fuerit 61 29. moLe Déluger leralism, closa” elim alongora Ingramputo olio sing., totavi Les vastes plaines de la terre, inondées par les eaux, n'offrirent plus de carrière aux agiles coursiers, et celles de la mer en fureur cessèrent d'être navigables aux vaisseaux. En vain l'homme crut trouver une retraite dans les hautes montagnes; mille torrents s'écoulaient de leurs flancs, et mêlaient le bruit confus de leurs eaux aux gémissements des vents et aux roulements des tonnerres. Les noirs orages se rassemblaient autour de leurs sommets, et répandaient une nuit affreuse au milieu du jour. En vain il chercha dans les cieux le lieu où devait reparaître l'aurore; il n'aperçut autour de l'horizon que de longues files de nuages redoublés; de pâles éclairs sillonnaient leurs sombres et innombrables bataillons; et l'astre, du jour, voilé par leurs ténébreuses clartés, jetait à peine assez de lumière pour laisser entrevoir dans le firmament son disque sanglant, parcourant de nouvelles constellations. Au désordre des cieux, l'homme désespéra du salut de la terre. Ne pouvant trouver en lui-même la dernière consolation de la vertu, celle de périr sans être coupable, il chercha au moins à finir ses derniers moments dans le sein de l'amour ou de l'amitié. Mais dans ce siècle criminel, où tous les sentiments naturels étaient éteints, l'ami repoussa son ami, la mère son enfant, l'époux son épouse. Tout fut englouti dans les eaux : cités, palais, majestueuses pyra

mides, arcs de triomphe chargés des trophées des rois; et vous aussi, qui auriez dû survivre à la ruine même du monde, paisibles grottes, tranquilles bocages, humbles cabanes, asiles de l'innocence ! Il ne resta sur la terre aucune trace de la gloire ou du bonheur des mortels, dans ces jours de vengeance où la Nature détruisit ses propres

monuments.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Etudes de la Nature.

Combat du Taureau.

Au milieu du champ est un vaste cirque environné de nombreux gradins: c'est là que l'auguste reine, habile dans cet art si doux de gagner les cœurs de son peuple en s'occupant de ses plaisirs, invite souvent ses guerriers au spectacle le plus chéri des Espagnols. Là, les jeunes chefs, sans cuirasse, vêtus d'un simple habit de soie, armés seulement d'une lance, viennent, sur de rapides coursiers, attaquer et vaincre des taureaux sauvages. Des soldats à pied, plus légers encore, les cheveux enveloppés dans des réseaux, tiennent d'une main un voile de pourpre, de l'autre des lances aiguës. L'alcade proclame la loi de ne secourir aucun combattant, de ne leur laisser d'autres armes que la lance pour immoler, le voile de pourpre pour se défendre. Les rois, entourés de leur cour, président à ces jeux sanglants; et l'armée entière, occupant les immenses amphithéâtres, témoigne par des crìs de joie, par des transports de plaisir et d'ivresse, quel est son amour effréné pour ces antiques combats.

Le signal se donne, la barrière s'ouvre, le taureau s'élance au milieu du cirque; mais au bruit de mille fanfares, aux cris, à la vue des spectateurs, il s'arrête,

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