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CETTE funeste nouvelle se répandit par toute la France,
comme un brouillard épais qui couvrit la lumière du
ciel, et remplit tous les esprits des ténèbres de la mort;
la terreur et la consternation la suivaient. Personne n'ap-
prit la mort de M. de Turenne, qu'il ne crût d'abord
l'armée du roi taillée en pièces, nos frontières découvertes,
et les ennemis prêts à pénétrer dans le cœur de l'État;
ensuite, oubliant l'intérêt général, on n'était sensible qu'à
la
perte de ce grand homme : le récit de ce funeste acci-
dent tira des plaintes de toutes les bouches, et des larmes
de tous les yeux. Chacun à l'envi faisait gloire de savoir
et de dire quelque particularité de sa vie et de ses vertus:
l'un disait qu'il était aimé de tout le monde sans intérêt;
l'autre, qu'il était parvenu à être admiré sans envie ; un
troisième, qu'il était redouté de ses ennemis sans en être
haï. Mais enfin ce que le roi sentit sur cette perte, et ce
qu'il dit à la gloire de cet illustre mort, est le plus grand

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et le plus glorieux éloge de sa vertu. Les peuples répondirent à la douleur de leur prince; on vit dans les villes par où son corps a passé, les mêmes sentiments que l'on avait vus autrefois dans l'Empire romain, lorsque les cendres de Germanicus furent portées de la Syrie au tombeau des Césars. Les maisons étaient fermées; le triste et morne silence qui régnait dans les places publiques n'était interrompu que par les gémissements des habitants; les magistrats en deuil eussent volontiers prêté leurs épaules pour le porter de ville en ville; les prêtres et les religieux à l'envi l'accompagnaient de leurs larmes et de leurs prières; les villes, pour lesquelles ce triste spectacle était tout nouveau, faisaient paraître une douleur encore plus véhémente que ceux qui l'accompagnaient; et comme si, en voyant son cercueil, on l'eût perdu une seconde fois, les cris et les larmes recommençaient.

MASCARON. Oraison funèbre de M. de Turenne.

Même sujet.

Turenne meurt, tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur, et ranimé par la vengeance; tout le camp demeure immobile; les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite, et non aux blessures qu'ils ont reçues. Les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L'armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres; et la Renommée, qui se plaît à répandre dans l'univers, les accidents extraordinaires, va remplir toute l'Europe du récit glorieux de la vie de ce prince, et du triste regret de sa mort.

Que de soupirs alors, que de plaintes, que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne! L'un, voyant

croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l'espérance de sa récolte. L'autre, qui jouit encore en repos de l'héritage qu'il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l'a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici l'on offre le sacrifice adorable de J. C. pour l'ame de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public. Là, on lui dresse une pompe funèbre, où l'on s'attendait de lui dresser un triomphe; chacun choisit l'endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie; tous entreprennent son éloge, et chacun s'interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l'avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d'un homme seul est une calamité publique. FLÉCHIER. Oraisons funèbres.

Même sujet.

Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme il y avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf: « Mon neveu, demeurez là, vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître. » M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il allait, lui dit : « Monsieur, venez par ici, on tirera du côté où vous allez. Monsieur, lui dit-il, vous avez raison : je ne veux point du tout être tué aujourd'hui ; cela sera le mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là. » M. de Turenne revint, et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenait le chapeau de Saint

Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il était penché le nez sur l'arçon. Dans ce moment le cheval s'arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais. Songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur emportée : on crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d'Elbeuf qui s'était jeté sur ce corps, qui ne voulait pas le quitter, et qui se pâmait de crier. On couvre le corps d'un manteau; on le porte dans une haie ; on le garde à petit bruit ; un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil : tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne battaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne peuvent pas se représenter sans que l'on en soit ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye, tout blessé, s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier de Grignan était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, c'a encore été une désolation; et par-tout où il a passé, on n'entendait que des clameurs. Mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie. Il y eut un service solennel dans la ville; et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parcequ'ils

reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arriva à Saint-Denis ce soir; tous ses gens l'allèrent reprendre à deux lieues d'ici. Il sera dans une chapelle en dépôt; on lui fera un service à SaintDenis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel. . . .

Ne croyez point que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci: ce fleuve qui entraîne tout n'entraîne pas sitôt une telle mémoire; elle est consacrée à l'immortalité. J'étais l'autre jour chez M. de La Rochefoucault, avec madame de Lavardin, madame de La Fayette, et M. de Marsillac. M. Le Premier y vint; la conversation dura deux heures, sur les diverses qualités de ce véritable héros: tous les yeux étaient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire combien la douleur de sa perte est profondément gravée dans les cœurs. Nous remarquions une chose, que ce n'est pas depuis sa mort que l'on admire la

c'est

grandeur de son cœur, l'étendue de ses lumières et l'élévation de son ame; tout le monde en était plein pendant sa vie, et vous pouvez penser ce qu'y ajoute sa perte. Pour son ame, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avait pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état; on ne saurait comprendre que le mal et le péché pussent être dans son cœur sa conversion si sincère nous a paru comme un baptême ; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il était plein, sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour ellemême, sans se soucier de l'approbation des hommes, unc charité généreuse et chrétienne.

Mad. DE SÉVIG NÉ. Lettres,

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