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Fontaine, ses compatriotes, ses voisins, on aurait applaudi au vol qu'il aurait fait des sujets de leurs fables: et plût au ciel que la Motte lui-même et une foule de fabulistes très-inférieurs à la Motte fussent venus avant la Fontaine, et qu'il eût trouvé leurs sujets dignes d'être mis en œuvre par lui! Mais ce qui n'est pas permis de même, c'est de dire plus mal ce qu'un autre a mieux dit. Par exemple, après ces vers de la Fontaine, si naturels, si naïfs, si plaisants:

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Pichrocole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous.

Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux.
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,

Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le sophi;

On m'élit roi, mon peuple m'aime ;

Les diadêmes vont sur ma tête pleuvant.

Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,

Je suis Gros-Jean comme devant.

Après ces vers, Fontenelle n'aurait pas dû dire, quoiqu'il méprisât le naïf:

Souvent en s'attachant à des fantômes vains,
Notre raison séduite avec plaisir s'égare;
Elle-même jouit des plaisirs qu'elle a feints;
Et cette illusion pour quelque temps répare
Le défaut des vrais biens que la nature avare
N'a pas accordés aux humains.

Le bel esprit doit s'abstenir surtout de lutter contre le génie.

INSINUATION. Tour d'éloquence qui consiste à présenter à l'auditoire, au lieu de l'objet qu'on se propose, et pour lequel on sait qu'il a de la répugnance ou de l'éloignement, un autre objet qui l'intéresse, et qui, par ses rapports avec l'objet dont

il s'agit, dispose d'abord les esprits à ne pas en être blessés, et les amène insensiblement à le voir d'un œil favorable. Cicéron recommande cette méthode toutes les fois que celui qui est en cause, ou la cause elle-même, présente un aspect odieux. Insinuatione utendum est quum animus auditoris infensus est. Et il indique les moyens d'user d'insinuation. Si causæ turpitudo contrahit offensionem; aut pro eo homine in quo offenditur, alium hominem qui diligitur interponi oportet; aut pro re in qua offenditur, aliam rem quæ probatur; aut pro re hominem, aut pro homine rem; ut ab eo quod odit ad id quod diligit auditoris animus traducatur. Par exemple, il s'agit d'un fils dont l'imprudence et la témérité ont besoin d'indulgence, et dont la défense directe révolterait les juges on parle des vertus et des services de son père, et on le peint accablé de douleur de l'égarement de son fils. Il s'agit d'une action odieuse et punissable qu'un homme de mérite a commise dans quelque malheureux moment: on commence par rappeler les actions louables qui ont honoré le reste de sa vie, et l'on demande comment il est possible qu'un caractère honnête, un heureux naturel se soit tout à coup démenti? Deinde, quum jam mitior factus erit auditor, ingredi pedetentim in defensionem, et dicere, ea quæ indignantur adversarii, tibi quoque indigna videri: deinde quum lenieris eum qui audiet, demonstrare nihil eorum ad te pertinere.

Ce n'est pas seulement dans l'exorde de ses harangues que Cicéron emploie cet artifice; il y revient quand il s'agit d'émouvoir, de gagner les juges et on le voit dans ses péroraisons, tantôt se présenter lui-même à la place de l'accusé (pro Sextio ; pro Plancio); tantôt faire parler l'accusé à sa place (pro Milone); tantôt introduire à la place de l'accusé ses parents, ses amis, sa femme, ses enfants (pro Flacco, pro Cælio, pro Murena), ou quelque personne sacrée, comme la vestale dans la péroraison du plaidoyer pour Fonteius; tantôt appeler à son secours le peuple, les chevaliers, les centurions, les soldats, dont l'accusé a mérité l'estime, comme dans la péroraison du plaidoyer pour Milon, où il épuise toutes les ressources de l'éloquence pathétique. Voyez PÉRORAISON.

Le discours de Phénix à Achille pour l'adoucir, au neuvième livre de l'Iliade, est rempli d'insinuation: sa propre histoire, les leçons de Pélée lorsqu'il lui confia son fils, l'aventure de Méléagre, l'allégorie des prières, sont autant de détours pour arriver au même but.

L'insinuation s'emploie de même à rejeter sur l'adversaire ce que la cause a d'odieux, et à détourner d'une partie à l'autre l'indignation de l'auditoire. Mais il faut y mettre, dit le même orateur, beaucoup de prudence et d'adresse, faire semblant de ne vouloir que se justifier soi-même, et n'attaquer qu'avec beaucoup de précaution ceux à qui l'auditoire paraît s'intéresser. Negare te quidquam de adversariis esse dicturum : ut neque aperte lædas eos qui diliguntur, et tamen id obscure faciens, quoad possis, alienes ab eis auditorum voluntatem. On voit par-là que les raffinements de l'art de nuire ne sont pas nouveaux; et dans les oraisons de Cicéron, nos gens de cour pourraient eux-mêmes en trouver des exemples dont ils seraient jaloux. Mais il n'y en pas un, dans le plus insinuant des orateurs, qui approche de celui que nous en a donné Racine, dans la scène de Narcisse avec Néron, au quatrième acte de Britannicus.

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INTÉRÊT. Affection de l'âme qui lui est chère et qui l'attache à son objet. Dans un récit, dans une peinture, dans une scène, dans un ouvrage d'esprit en général, c'est l'attrait de l'émotion qu'il nous cause, ou le plaisir que nous éprouvons à en être ému de curiosité, d'inquiétude, de crainte, de pitié, d'admiration, etc.

J'ai déjà distingué ailleurs l'intérêt de l'art et celui de la chose.

L'art nous attache, ou par le plaisir de nous trouver nousmêmes assez éclairés, assez sensibles pour en saisir les finesses, pour en admirer les beautés, ou par le plaisir de voir dans nos semblables ces talents, cette âme, ce génie, ce don de plaire, d'émouvoir, d'instruire, de persuader, etc. Ce plaisir augmente à mesure que l'art présente plus de difficultés, et suppose plus

de talents. Mais il s'affaiblirait bientôt s'il n'était pas soutenu par l'intérêt de la chose; et tout seul il est trop léger pour valoir la peine qu'il donne. Le poëte aura donc soin de choisir des sujets qui, par leur agrément ou leur utilité, soient dignes d'exercer son génie, sans quoi l'abus du talent changerait en un froid dédain ce premier mouvement de surprise et d'admiration que la difficulté vaincue aurait causé.

L'intérêt de la chose n'est pas moins relatif à l'amour de nous-mêmes que l'intérêt de l'art. Soit que la poésie, par exemple, prenne pour objets des êtres comme nous, doués d'intelligence et de sentiment, ou des êtres sans vie et sans âme, c'est toujours par une relation qui nous est personnelle que ce sentiment nous saisit. Il est seulement plus ou moins vif, selon que le rapport qu'il suppose de l'objet à nous est plus ou moins direct et sensible.

Le rapport des objets avec nous-mêmes est de ressemblance ou d'influence: de ressemblance, par les qualités qui les rapprochent de notre condition; d'influence, par l'idée du bien ou du mal qui peut nous en arriver, et d'où naît le désir ou la crainte. J'ai fait voir, en parlant des mouvements du style et des moyens de l'animer, comme la poésie nous met partout en société avec nos semblables, en attribuant à tout ce qui peut avoir quelque apparence de sensibilité une âme pareille à la nôtre. Il n'est donc pas difficile de concevoir par quelle ressemblance deux jeunes arbrisseaux qui étendent leurs branches pour les entrelacer, deux ruisseaux qui, par mille détours, cherchent la pente qui les rapproche, participent à l'intérêt que nous inspirent deux amants. Qu'on se demande à soi-même d'où naît le plaisir délicat et vif que nous fait le tableau de la belle saison, lorsque la terre est en amour, comme disent si bien les laboureurs, que l'on se demande d'où naît l'impression de mélancolie que fait sur nous l'image de l'automne, lorsque les forêts et les champs se dépouillent, et que la nature semble dépérir de vieillesse; on trouvera que le printemps nous invite à des noces universelles, et l'automne à des funérailles, et que nous y assistons à peu près comme à celles de nos pareils.

Lorsque la peinture d'un paysage riant et paisible vous cause

une douce émotion, une rêverie agréable, consultez-vous, et vous trouverez que dans ce moment vous vous supposez assis au pied de ce hêtre, au bord de ce ruisseau, sur cette herbe tendre et fleurie, au milieu de ces troupeaux qui, de retour le soir au village, vous donneront un lait délicieux. Si ce n'est pas vous, c'est un de vos semblables que vous croyez voir dans cet état fortuné; mais son bonheur est si près de vous, qu'il dépend de vous d'en jouir : et cette pensée est pour vous ce qu'est pour l'avare la vue de son or, l'équivalent de la jouissance. Mais à ce tableau que vous présente la nature le poëte sait qu'il manque quelque chose. Il place une bergère au bord du ruisseau; il la fait jeune et jolie, ni trop négligée, de peur de blesser votre délicatesse, ni trop parée, de peur de détruire votre illusion. Il lui donne un air simple et naïf, car il sait que vous demandez un cœur facile à séduire; il lui donne une voix touchante, organe d'une âme sensible; et il la peint se mirant dans l'eau et mêlant des fleurs à ses cheveux, comme pour vous annoncer qu'elle a ce désir de plaire qui suppose le besoin d'aimer. S'il veut rendre le tableau plus piquant, il placera loin d'elle un bocage sombre, où vous croirez qu'il est facile de l'attirer. Il feindra même qu'un berger l'y appelle vous le verrez entre les arbres, le feu du désir dans les yeux, et un mouvement confus de jalousie se mêlera, si elle sourit, au sentiment qu'elle vous inspire.

Je suppose au contraire que le poëte veuille vous causer une sombre mélancolie, c'est un désert qu'il vous peindra. Le bruit d'un torrent qui se précipite sur des rochers, et qui va dormir dans les gouffres, trouve seul dans ce lieu sauvage le silence de la nature. Vous y voyez des chênes brisés par la foudre, mais que la hache a respectés; des montagnes couronnées de frimas terminent l'horizon; de tous les oiseaux, l'aigle seul ose y déposer les fruits de ses amours. Il vole, tenant dans ses griffes un tendre agneau enlevé à sa mère, et dont le bêlement timide se fait entendre dans les airs : cependant l'aigle aux ailes étendues arrive joyeux de sa proie, et la présente à ses petits. Plus bas la louve allaite les siens, et dans les yeux de cette bête féroce l'amour maternel se peint avec douceur. Ces deux actions, toutes sim

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