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le négligé des grâces. Telle doit être l'élégie tendre, semblable à Corine au moment de son réveil :

Sæpe etiam, nondum digestis mane capillis,

Purpureo jacuit semisupina thoro;
Tumque fuit neglecta decens.

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Un sentiment tranquille et doux, tel qu'il règne dans l'élégie tendre, a besoin d'être nourri sans cesse par une imagination vive et féconde. Qu'on se figure une personne triste et rêveuse, qui se promène dans une campagne où tout ce qu'elle voit lui rappelle ce qui l'intéresse, et l'y ramène à chaque instant: telle est, dans l'élégie tendre, la situation de l'âme, à l'égard de l'ima· gination. Quels tableaux ne se fait on pas dans ces douces rêveries? Tantôt on croit voyager sur un vaisseau avec ce que l'on aime; on est exposé à la même tempête; on dort sur le même rocher, à l'ombre du méme arbre; on se désaltère à la même source soit à la poupe, soit à la proue du navire, une planche suffit pour deux; on souffre tout avec plaisir; qu'importe que le vent du midi, ou celui du nord, enfle la voile? pourvu qu'on ait les yeux attachés sur son amante, Jupiter embraserait le vaisseau, on ne tremblerait que pour elle. (Prop. 1. II, el. 28.) Tantôt on se peint soi-même expirant : on tient d'une défaillante main la main d'une amante éplorée; elle se précipite sur le lit où l'on va mourir, elle suit son amant jusque sur le bûcher; elle couvre son corps de baisers mélés de larmes ; on voit les jeunes garçons et les jeunes filles revenir de ce spectacle les yeux baissés et mouillés de pleurs; on voit son amante s'arrachant les cheveux et se déchirant les joues; on la conjure d'épargner les mánes de son amant, de modérer son désespoir. (Tib. 1. I, el. 2.) C'est ainsi que dans l'élégie tendre le sentiment doit être sans cesse animé par les tableaux que l'imagination lui présente. Il n'en est pas de même de l'élégie passionnée; l'objet présent y remplit toute l'âme; la passion ne rêve point.

On peut entrevoir quel est le ton du sentiment dans Tibulle et dans Properce, par les extraits que j'en ai donnés, n'ayant ́pas osé les traduire mais ce n'est qu'en les lisant dans l'ori

ginal qu'on peut sentir le charme de leur style: tous deux faciles avec précision, véhéments avec douceur, pleins de naturel, de délicatesse et de grâces. Quintilien regarde Tibulle comme le plus élégant et le plus poli des poëtes élégiaques latins; cependant il avoue que Properce a des partisans qui ́le préfèrent à Tibulle; et sans l'emploi un peu trop fréquent qu'il fait de son érudition, je serais de ce nombre. A l'égard du reproche que Quintilien fait à Ovide d'être ce qu'il appelle lascivior, soit que ce mot-là signifie moins châtié, ou plus diffus, ou trop livré à son imagination, trop amoureux de son bel-esprit, nimium amator ingenii sui, ou d'une mollesse trop négligée dans son style (car on ne saurait l'entendre comme le lasciva puella de Virgile, d'une volupté attrayante), ce reproche dans tous les sens me semble également fondé. Aussi Ovide n'a-t-il excellé que dans l'élégie gracieuse, où les négligences sont plus excusables.

Aux traits dont Ovide s'est peint à lui-même l'élégie amoureuse, on peut juger du style et du ton qu'il lui a donnés.

Venit odoratos Elegia nexa capillos.

...

Forma decens, vestis tenuissima, cultus amantis.

Limis subrisit ocellis.

Fallor, an in dextra myrtea virga fuit '.

Il y prend quelquefois le ton plaintif; mais ce ton-là même est un badinage.

Croyez qu'il est des dieux sensibles à l'injure.

Après mille serments, Corine se parjure;

En a-t-elle perdu quelqu'un de ses attraits?

Ses yeux sont-ils moins beaux, son teint est-il moins frais ?
Ah! ce dieu, s'il en est, sans doute aime les belles;

Et ce qu'il nous défend n'est permis que pour elles.

L'amour, avec ce front riant et cet air léger, peut être aussi

1 L'Élégie vint à moi les cheveux parfumés et noués avec grâce Son air était décent; sa robe, légère; sa parure, celle d'une amante. Elle me regarda d'un œil oblique en souriant. Si je ne me trompe, elle avait à la main un rameau de myrte. »

ingénieux, aussi brillant que veut le poëte. La parure sied bien à la coquetterie : c'est elle qui peut avoir les cheveux entrelacés de roses. C'est sur le ton galant qu'un amant peut dire:

Cherche un amant plus doux, plus patient que moi.

Du tribut de mes vœux ma poupe couronnée

Brave au port les fureurs de l'onde mutinée.

C'est là que serait placée cette métaphore, si peu naturelle dans une élégie sérieuse :

Nec procul a metis quas pene tenere videbar,
Curriculo gravis est facta ruina méo 1.
(Trist. I. IV. el. 8.)

Tibulle et Properce, rivaux d'Ovide dans l'élégie gracieuse, l'ont ornée comme lui de tous les trésors de l'imagination. Dans Tibulle, le portrait d'Apollon qu'il voit en songe; dans Properce, la peinture des Champs-Élysées; dans Ovide, le triomphe de l'amour, le chef-d'œuvre de ses élégies, sont des tableaux ravissants; et c'est ainsi que l'élégie doit être parée de la main des grâces, toutes les fois qu'elle n'est pas animée par la passion ou attendrie par le sentiment. C'est à quoi les modernes n'ont pas assez réfléchi; chez eux, le plus souvent, l'élégie est froide et négligée, et par conséquent plate et ennuyeuse; car il n'y a que deux moyens de plaire; c'est d'amuser ou d'émouvoir.

Nous n'avons encore parlé ni des Héroïdes d'Ovide, qu'on doit mettre au rang des élégies passionnées; ni de ses Tristes, dont son exil est le sujet, et que l'on doit compter parmi les élégies tendres.

Sans ce libertinage d'esprit, cette abondance d'imagination qui refroidit presque partout le sentiment dans Ovide, ses héroïdes seraient à côté des plus belles élégies de Properce et de Tibulle. On est d'abord surpris d'y trouver plus de pathétique et d'intérêt que dans les Tristes. En effet, il semble qu'un poëte doit être plus ému et plus capable d'émouvoir en déplorant ses

« J'ai vu mon char brisé tout près du terme où je semblais atteindre. »

malheurs, qu'en peignant les malheurs d'un personnage imagi naire. Cependant Ovide est plein de chaleur lorsqu'il soupire, au nom de Pénélope, après le retour d'Ulysse; il est glacé lorsqu'il se plaint lui-même des rigueurs de son exil à ses amis et à sa femme. La première raison qui se présente de la faiblesse de ses derniers vers est celle qu'il en donne lui-même : Da mihi Mæoniden, et tot circumspice casus;

In genium tantis excidet omne malis.

« Qu'on me donne un Homère en butte au même sort;
« Son génie accablé cédera sous l'effort. »

Mais le malheur, qui émousse l'esprit, qui affaisse l'imagination, et qui énerve les idées, semble devoir attendrir l'âme et remuer le sentiment or c'est le sentiment qui est la partie faible de ses élégies, tandis qu'il est la partie dominante des Héroïdes. Pourquoi? parce que la chaleur de son génie était dans son imagination, et qu'il s'est peint les malheurs des autres bien plus vivement qu'il n'a ressenti les siens. Une preuve qu'il les ressentait faiblement, c'est qu'il les a mis en vers:

Les faibles déplaisirs s'amusent à parler;

Et quiconque se plaint cherche à se consoler.

A plus forte raison quiconque se plaint en cadence. Cependant il semble ridicule de prétendre qu'Ovide, exilé de Rome dans les déserts de la Scythie, ne fût point pénétré de son malheur. Qu'on lise, pour s'en convaincre, cette élégie où il se compare à Ulysse ; que d'esprit, et combien peu d'âme! Osons le dire à l'avantage des lettres: le plaisir de chanter ses malheurs en était le charme; il les oubliait en les racontant; il en eût été accablé s'il ne les eût pas écrits; et si l'on demande pourquoi il les a peints froidement, c'est parce qu'il se plaisait à les peindre.

Mais lorsqu'il veut exprimer la douleur d'un autre, ce n'est plus dans son âme, c'est dans son imagination qu'il en puise les couleurs : il ne prend plus son modèle en lui-même, mais dans les possibles; ce n'est pas sa manière d'être, mais sa manière de concevoir qui se reproduit dans ses vers; et la contention du travail, qui le dérobait à lui-même, ne fait que lui représenter

plus vivement un personnage supposé. Ainsi Ovide est plus Briséis ou Phèdre dans les Héroïdes, qu'il n'est Ovide dans les Tristes.

Toutefois autant l'imagination dissipe et affaiblit dans le poëte le sentiment de sa situation présente, autant elle approfondit les traces de sa situation passée. La mémoire est la nourrice du génie. Pour peindre le malheur, il n'est pas besoin d'être malheureux, mais il est bon de l'avoir été.

Une comparaison va rendre sensible la raison que je viens de donner de la froideur d'Ovide dans les Tristes.

Un peintre affligé se voit dans un miroir; il lui vient dans l'idée de se peindre dans cette situation touchante : doit-il continuer à se regarder dans la glace, ou se peindre de mémoire après s'être vu la première fois ? S'il continue de se voir dans la glace, l'attention à bien saisir le caractère de sa douleur et le désir de le bien rendre commencent à affaiblir l'expression dans le modèle. Ce n'est rien encore. Il dessine les premiers traits; il voit qu'il prend la ressemblance, il s'en applaudit; le plaisir du suc cès se glisse dans son âme, se mêle à sa douleur, et en adoucit l'amertume; les mêmes changements s'opèrent sur son visage, etle miroir les lui répète; mais le progrès en est insensible, et il copie sans s'apercevoir qu'à chaque instant ce n'est plus la même figure. Enfin, de nuance en nuance, il se trouve avoir fait le portrait d'un homme content, au lieu du portrait d'un homme affligé. Il veut revenir à sa première idée; il corrige, il retouche, il recherche dans la glace l'expression de la douleur ; mais la glace ne lui rend plus qu'une douleur étudiée, qu'il peint froide comme il la voit. N'eût-il pas mieux réussi à la rendre s'il l'eût copiée d'après un autre, ou si l'imagination et la mémoire lui en avaient rappelé les traits? C'est ainsi qu'Ovide a manqué la nature, en voulant l'imiter d'après lui-même.

Mais, dira-t-on, Properce et Tibulle ont si bien exprimé leur situation présente, même dans la douleur! Oui, sans doute; et c'est le propre du sentiment qui les inspirait, de redoubler par l'attention qu'on donne à le peindre. L'imagination est le siége de l'amour; c'est là que ses désirs s'allument, c'est là que ses regrets s'irritent, et c'est là que les poëtes élégiaques en ont puisé

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