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doit prendre et l'orateur et l'écrivain de réunir la force des pensées avec l'élégance du style. Quemadmodum qui utuntur armis aut palestra, non solum sibi vitandi aut feriendi rationem esse habendam putant, sed etiam ut cum venustate moveantur; sic verbis quidem ad aptam compositionem et decentiam, sententiis vero ad gravitatem orationis utatur. « Le gladiateur et l'athlète ne s'exercent pas seulement à parer et à frapper avec adresse, mais à se mouvoir avec grâce. C'est ainsi que dans le discours il faut s'occuper en même temps à donner du poids aux pensées, de l'agrément et de la décence à l'élocution. »

- ÉLÉGIAQUE. Qui appartient à l'élégie. Les anciens écrivaient l'élégie en vers hexamètres et pentamètres, mêlés alternativement; et le pentamètre s'appelait élégiaque.

Arma, gravi numero, violentaque bella parabam

Edere, materia conveniente modis.

Par erat inferior versus :risisse Cupido

Dicitur, atque unum subripuisse pedem.

(OVID. Am. lib. I, el. 1.)

Mais comment cette mesure pouvait-elle peindre également deux affections de l'âme opposées; comme la joie et la tristesse ? C'est ce qui est encore sensible pour nos oreilles, malgré l'altération de la prosodie latine dans notre prononciation.

La tristesse et la joie ont cela de commun, que leurs mouvements sont inégaux et fréquemment interrompus; l'une et l'autre suspendent la respiration, coupent la voix, rompent la mesure; l'une s'affaiblit, expire, et tombe; l'autre s'anime, tressaille, et s'élance. Or le pentamètre a cette propriété, que la mesure en est deux fois rompue, car ce vers n'est que l'hexamètre, auquel on a retranché deux demi-pieds, l'un à l'hémistiche, l'autre à la fin du vers: et c'est ce qui a fait dire à Ovide, que l'Amour, en riant, avait dérobé une mesure au vers élégiaque; unum subripuisse pedem. Si donc ces deux ruptures du pentamètre peuvent, au gré de l'expression, et comme il est aisé de le sentir, être des chutes ou des élans, ce vers doit être également docile à

peindre les mouvements de la tristesse et de la joie. Mais comme dans la nature les mouvements de l'une et de l'autre ne sont pas aussi fréquemment interrompus que ceux du vers pentamètre, on y a joint, pour les suspendre et les soutenir, la mesure pleine et continue de l'hexamètre; de là le mélange alternatif de ces deux vers dans l'élégie.

Cependant le pathétique en général se peint encore mieux dans le vers ïambe, dont la mesure simple et variée approche de la nature, autant que l'art du vers peut en approcher; et il est vraisemblable que si l'ïambe n'a pas eu la préférence dans la poésie élégiaque comme dans la poésie dramatique, c'est que l'élégie était mise en chant.

Quintilien regarde Tibulle comme le premier des poëtes élégiaques; mais il ne parle que du style: Mihi tersus atque elegans maxime videtur. Pline le jeune préfère Catulle, sans doute pour des élégies qui ne sont point parvenues jusqu'à nous. Ce que nous connaissons de lui de plus délicat et de plus touchant ne peut guère être mis que dans la classe des madrigaux, Voyez MaDRIGAL. Nous n'avons d'élégies de Catulle que quelques vers à Ortalus sur la mort de son frère; la chevelure de Bérénice, élégie faible, imitée de Callimaque ; une épître à Mallius, où sa douleur, sa reconnaissance et ses amours sont comme entrelacés de l'histoire de Laodamie, avec assez peu d'art et de goût; enfin l'aventure d'Ariane et de Thésée, épisode enchâssé dans son poëme sur les noces de Thétis, contre toutes les règles de l'ordonnance, des proportions et du dessein. Tous ces morceaux sont des modèles du style élégiaque; mais par le fond des choses, ils ne méritent pas même, à mon avis, que l'on nomme Catulle à côté de Tibulle et de Properce; aussi l'abbé Souchai ne l'a-t-il pas compté parmi les élégiaques latins. ( Mém. de l'Acad. des inscriptions et belles-lettres, tome VII.) Mais il prétend que Tibulle est le seul qui ait connu et exprimé parfaitement le vrai carac tère de l'élégie, en quoi je prends la liberté de n'être pas de son avis, plus éloigné encore du sentiment de ceux qui donnent la préférence à Ovide. (Voyez ÉLÉGIE. ) Le seul avantage qu'Ovide ait sur ses rivaux est celui de l'invention; car ils n'ont fait le plus souvent qu'imiter les Grecs, tels que Mimnerme et Callima

que. Mais Ovide, quoique inventeur, avait pour guides et pour exemples ses rivaux Tibulle et Properce, qui venaient d'écrire avant lui.

Si l'on demande quel est l'ordre dans lequel ces poëtes se sont succédé, il est marqué dans ces vers d'Ovide. Trist. lib. IV, éleg. 10.

Nec amara Tibullo

Tempus amicitiæ fata dedere meæ.

Successor fuit hic tibi, Galle; Propertius, illi.

Quartus ab his serie temporis ipse fui '.

Il ne nous reste rien de ce Gallus; mais si c'est le même que le Gallus ami de Properce, il a dû être le plus véhément de tous les poëtes élégiaques, comme il a été le plus dur, au jugement de Quintilien.

ÉLÉGIE. Dans sa simplicité touchante et noble, elle réunit tout ce que la poésie a de charmes, l'imagination et le sentiment. C'est cependant, depuis la renaissance des lettres, l'un des genres de poésie qu'on a le plus négligé; on y a même attaché l'idée d'une tristesse fade; soit qu'on ne distingue pas assez la tendresse de la fadeur, soit que les poëtes, sur l'exemple desquels cette opinion s'est établie, aient pris eux-mêmes le style doucereux pour le style tendre.

Il n'est donc pas inutile de développer ici le caractère de l'élégie, d'après les modèles de l'antiquité.

Comme les froids législateurs de la poésie n'ont pas jugé l'élégie digne de leur sévérité, elle jouit encore de la liberté de son premier âge. Grave ou légère, tendre ou badine, passionnée ou tranquille, riante ou plaintive à son gré, il n'est point de ton, depuis l'héroïque jusqu'au familier, qu'il ne lui soit permis de prendre. Properce y a décrit en passant la formation de l'univers; Tibulle, les tourments du Tartare : l'un et l'autre en ont fait des

I « Les sévères destinées ne donnèrent pas à Tibulle le temps de jouir de mon amitié. Gallus lui succéda, et Properce à Gallus. Je suis venu le quatrième. »

tableaux dignes tour à tour de Raphaël, du Corrège, et de l'Albane. Ovide ne cesse d'y jouer avec les flèches de l'Amour.

Cependant, pour en déterminer le caractère par quelques traits particuliers, je la diviserai en trois genres, le passionné, le tendre, et le gracieux.

Dans tous les trois elle prend également le ton de la douleur et de la joie; car c'est surtout dans l'élégie que l'Amour est un enfant qui pour rien s'irrite ou s'apaise, qui pleure et rit en même temps. Par la même raison, le tendre, le passionné, le gracieux, ne sont pas des genres incompatibles dans l'élégie amoureuse; mais dans leur mélange il y a des nuances, des passages, des gradations à ménager. Dans la même situation où l'on dit Torqueor, infelix! on ne doit pas comparer la rougeur de sa maîtresse convaincue d'infidélité, à la couleur du ciel, au lever de l'aurore, à l'éclat des roses parmi les lis, etc. (Ovid. Amor. lib. II, el. 5.) Au moment où l'on crie à ses amis: En-· chaînez-moi, je suis furieux, j'ai battu ma maîtresse, on ne doit penser ni aux fureurs d'Oreste ni à celles d'Ajax (Ibid. lib. I, el. 7.) Que ces écarts sont bien plus naturels dans Properce! On m'enlève ce que j'aime, dit-il à son ami, et tu me défends les larmes! Il n'y a d'injures sensibles qu'en amour... C'est par là qu'ont commencé les guerres, c'est par là que Troie a péri... Mais pourquoi recourir à l'exemple des Grecs? C'est toi, Romulus, qui nous as donné celui du crime; en enlevant les Sabines, tu appris à tes neveux à nous enlever nos amantes, etc. (Liv. II, el. 7.)

En général, le sentiment domine dans le genre passionné, c'est le caractère de Properce; l'imagination domine dans le gracieux, c'est le caractère d'Ovide. Dans le premier, l'ima gination, modeste et soumise, ne se joint au sentiment que pour l'embellir, et se cache en l'embellissant, subsequiturque. Dans le second, le sentiment, humble et docile, ne se joint à l'imagination que pour l'animer, et se laisse couvrir des fleurs qu'elle répand à pleines mains. Un coloris trop brillant refroidirait l'un, comme un pathétique trop fort obscurcirait l'autre. La passion rejette la parure des grâces, les grâces sont effrayées de l'air sombre de la passion; mais une émotion douce

ne les rend que plus touchantes et plus vives; c'est ainsi qu'elles règnent dans l'élégie tendre, et c'est le genre de Tibulle.

C'est pour avoir donné à un sentiment faible le ton du sentiment passionné, que l'élégie est devenue fade. Rien n'est plus insipide qu'un désespoir de sang-froid. On a cru que le pathétique était dans les mots; il est dans les tours et dans les mouvements du style. Ce regret de Properce après s'être éloigné de Cinthie,

Nonne fuit melius dominæ pervincere mores 1?

ce regret, dis-je, serait froid; mais combien la réflexion l'anime!

Quamvis dura, tamen rara puella fuit 2.

C'est une étude bien intéressante que celle des mouvements de l'âme dans les élégies de ce poëte et de Tibulle, son rival. Je veux, dit Ovide, que quelque jeune homme, blessé des mémes traits que moi, reconnaisse dans mes vers tous les signes de sa flamme, et qu'il s'écrie, après un long étonnement: Qui peut avoir appris à ce poëte à si bien peindre mes malheurs? C'est la règle générale de la poésie pathétique. Ovide la donne ; Tibulle et Properce la suivent, et la suivent bien mieux que lui.

Quelques poëtes modernes se sont persuadé que l'élégie plaintive n'avait pas besoin d'ornements: non, sans doute, lorsqu'elle est passionnée. Une amante éperdue n'a pas besoin d'être parée pour attendrir en sa faveur; son désordre, son égarement, la pâleur de son visage, les ruisseaux de larmes qui coulent de ses yeux, sont les armes de sa douleur, et c'est avec ces traits que la pitié nous pénètre. Il en est ainsi de l'élégie passionnée.

Mais une amante qui n'est qu'affligée doit réunir, pour nous émouvoir, tous les charmes de la beauté, la parure, ou plutôt

1 « N'eût-il pas mieux valu tâcher de vaincre les caprices de ma maîtresse?»

2

«Malgré toute sa cruauté, Cinthie était une fille rare. »

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