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la sagacité du sentiment, et la nature la donne. Un vif intérêt rend attentif aux plus petites choses;

Rien n'est indifférent à des cœurs bien épris.

(FONTENELLE.)

Et comme les bergers ne sont guère occupés que d'un objet, ils doivent naturellement s'y intéresser davantage. Ainsi la délicatesse du sentiment est essentielle à la poésie pastorale. Un berger remarque que sa bergère veut qu'il l'aperçoive lorsqu'elle se cache.

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri '.

Il observe l'accueil qu'elle fait à son chien et à celui de son rival. L'autre jour sur l'herbette

Mon chien vint te flatter;
D'un coup de ta houlette
Tu sus bien l'écarter.
Mais quand le sien, cruelle,

Par hasard suit tes pas,
Par son nom tu l'appelle.

Non, tu ne m'aimes pas.

Combien de circonstances délicatement saisies dans ce reproche! C'est ainsi que les bergers doivent développer tout leur cœur et tout leur esprit sur la passion qui les occupe davantage. Mais la liberté que leur en donne la Motte ne doit pas s'étendre plus loin.

On demande quel est le degré de sentiment dont l'églogue est susceptible, et quelles sont les images dont elle aime à s'embellir.

L'abbé Desfontaines nous dit en parlant des mœurs pastorales de l'ancien temps : « Le berger n'aimait pas plus sa bergère que ses brebis, ses pâturages et ses vergers..... et quoiqu'il y eût alors, comme aujourd'hui, des jaloux, des ingrats, des infidèles, tout cela se pratiquait au moins modérément. » Il assure de même ailleurs, « que l'hyperbolique est l'âme de la poésie... que l'amour est fade et doucereux dans la Bérénice de Racine..... qu'il ne serait pas moins insipide dans le genre pastoral..... et qu'il ne doit y entrer qu'indirectement et en passant, de peur

« Elle s'enfuit parmi les saules; et, en se cachant, elle veut qu'on la voie. »

d'affadir le lecteur. » Tout cela prouve que la nature et l'art étaient pour Desfontaines comme des pays inconnus.

Ce n'est pas ainsi que Fontenelle et que la Motte, son disciple, ont parlé de la pastorale. « Les hommes, dit le premier, veulent être heureux, et ils voudraient l'être à peu de frais. Il leur faut quelque mouvement, quelque agitation; mais un mouvement et une agitation qui s'ajuste, s'il se peut, avec la sorte de paresse qui les possède; et c'est ce qui se trouve le plus heureusement du monde dans l'amour, pourvu qu'il soit pris d'une certaine façon. Il ne doit pas être ombrageux, jaloux, furieux, désespéré ; mais tendre, simple, délicat, fidèle, et pour se conserver dans cet état, accompagné d'espérance: alors on a le cœur rempli, et non pas troublé, etc. »

« Nous n'avons que faire, dit la Motte, de changer nos idées pour nous mettre à la place des bergers amants... et à la scène et aux habits près, c'est notre portrait même que nous voyons. Le poëte pastoral n'a donc pas de plus sûr moyen de plaire que de peindre l'amour, ses désirs ses emportements, et même son désespoir. Car je ne crois pas cet excès opposé à l'églogue : et quoique ce soit le sentiment de M. de Fontenelle, que je regarderai toujours comme mon maître, je fais gloire encore d'étre son disciple dans la grande leçon d'examiner et de ne souscrire qu'à ce qu'on voit. » Nous citons ce dernier trait pour donner aux gens de lettres un exemple de noblesse et d'honnêteté dans la dispute. Examinons à notre tour lequel de ces deux sentiments doit prévaloir.

Que les emportements de l'amour soient dans le caractère des bergers pris dans l'état d'innocence, c'est ce qu'il serait trop long d'approfondir: il faudrait pour cela distinguer les purs mouvements de la nature, des écarts de l'opinion et des raffinements de la vanité. Mais en supposant que l'amour, dans son principe naturel, soit une passion fougueuse et cruelle dans ses accès, n'estce pas perdre de vue l'objet de l'églogue que de présenter les bergers dans ces violentes situations? La maladie et la pauvreté affligent les bergers comme le reste des hommes; cependant on écarte ces tristes images de la peinture de leur vie. Pourquoi? parce qu'on se propose de peindre un état heureux. La même raison doit

exclure du tableau de la vie champêtre les orages des passions. Si l'on veut peindre des hommes furieux et coupables, pourquoi les chercher dans les hameaux? pourquoi donner le nom d'églogue à des scènes de tragédie? Chaque genre a son degré d'intérêt et de pathétique : celui de l'églogue ne doit être qu'une douce émotion. Est-ce à dire pour cela qu'on ne doive introduire sur la scène que des bergers heureux et contents? Non : l'amour des bergers a ses inquiétudes: leur ambition a ses revers. Une bergère absente ou infidèle, un loup qui enlève une brebis chérie, sont des objets de tristesse et de douleur pour un berger. Mais dans ses malheurs même on admire la douceur de son état. Qu'il est heureux, dira un courtisan, de ne souhaiter qu'un beau jour ! Qu'il est heureux, dira un plaideur, de n'avoir que des loups à craindre ! Qu'il est heureux, dira un souverain, de n'avoir que des moutons à garder!

Virgile a un exemple admirable du degré de chaleur auquel peut se porter l'amour, sans altérer la douce simplicité de la poésie pastorale. C'est dommage que cet exemple ne soit pas honnête à citer.

L'amour a toujours été la passion dominante de l'églogue, par la raison qu'elle est la plus naturelle aux hommes, et la plus familière aux bergers. Les anciens n'ont peint de l'amour que le physique sans doute, en étudiant la nature, ils n'y ont trouvé rien de plus. Les modernes y ont ajouté tous ces raffinements subtils que la fantaisie des hommes a inventés pour leur supplice; et il est au moins douteux que la poésie ait gagné à ce mélange. Quoi qu'il en soit, la froide galanterie n'aurait dû jamais y prendre la place d'un sentiment naïf et tendre; et je la crois incompatible avec le naturel et l'ingénuité de l'églogue. Passons au choix des images.

Tous les objets que la nature peut offrir aux yeux des bergers sont du genre de l'églogue. Mais la Motte a raison de dire que, quoique rien ne plaise que ce qui est naturel, il ne s'ensuit pas que tout ce qui est naturel doive plaire. Sur le principe déjà posé que l'églogue est le tableau d'une condition digne d'envie, tous les traits qu'elle présente doivent concourir à former ce tableau. De là vient que les images grossières ou purement rustiques

doivent en être bannies; de là vient que les bergers ne doivent pas dire, comme dans Théocrite: Je hais les renards qui mangent les figues, je hais les escarbots qui mangent les raisins, etc.; de là vient que les pêcheurs de Sannazar sont d'une invention malheureuse; la vie des pêcheurs n'offre que l'idée du travail, de l'impatience et de l'ennui. Il n'en est pas de même de la condition des laboureurs : leur vie, quoique pénible, présente l'image de la gaieté, de l'abondance, et du plaisir. Le bonheur n'est incompatible qu'avec un travail ingrat et forcé : la culture des champs, l'espérance des moissons, la récolte des grains, les repas, la retraite, les danses des moissonneurs, présentent des tableaux aussi riants que les troupeaux et les prairies. Ces deux vers de Virgile en sont un exemple :

Testylis et rapido fessis messoribus æstu,

Allia serpyllumque herbas contundit olentes.

Qu'on introduise avec art sur la scène des bergers et des laboureurs, on verra quel agrément et quelle variété peuvent naître de ce mélange.

Mais quelque art qu'on emploie à embellir et à varier l'églogue, sa chaleur douce et tempérée ne peut soutenir longtemps une action intéressante. Voyez PASTORALE. L'action de l'églogue, pour être vive, ne doit avoir qu'uu moment. La passion seule peut nourrir un long intérêt : il se refroidit s'il n'augmente. Or l'intérêt ne peut augmenter à un certain point, sans sortir du genre de l'églogue, qui de sa nature n'est susceptible ni de terreur ni de pitié.

Tout poëme sans dessein est un mauvais poëme. La Motte, pour le dessein de l'églogue, veut qu'on choisisse d'abord une vérité digne d'intéresser le cœur et de satisfaire l'esprit, et qu'on imagine ensuite une conversation des bergers, ou un événement pastoral où cette vérité se développe. Je tombe d'accord avec lui que, suivant ce dessein, on peut faire une églogue excellente, et que ce développement d'une vérité particulière serait un mérite de plus. Cependant il me semble qu'une moralité générale doit suffire au dessein et à l'intérêt de l'églogue. Cette moralité consiste à faire sentir l'avantage d'une vie douce tranquille et innocente,

telle qu'on peut la goûter en se rapprochant de la nature, sur une vie mêlée de trouble, d'amertume et d'ennuis, telle que l'homme l'éprouve depuis qu'il s'est forgé de vains désirs, des intérêts chimériques et des besoins factices. C'est ainsi sans doute que Fontenelle a envisagé le dessein moral de l'églogue, lorsqu'il en a banni les passions funestes : et si la Motte avait saisi ce principe, il n'eût proposé, ni de peindre dans ce poëme les emportements de l'amour, ni d'en faire aboutir l'action à quelque vérité cachée.

Mais l'églogue, en changeant d'objet, ne pourrait-elle pas changer aussi de genre? On ne l'a considérée jusqu'ici que comme le tableau d'une condition digne d'envie; ne pourrait-elle pas être aussi la peinture d'un état digne de pitié? en serait-elle moins utile ou moins intéressante? Elle peindrait d'après nature des mœurs agrestes et de tristes objets; mais ces images, vivement exprimées, n'auraient-elles pas leur beauté, leur pathétique, et surtout leur bonté morale? Ceux qui penchent pour ce genre naturel et vrai se fondent sur ce principe, que tout ce qui est beau en peinture doit l'être en poésie; et que les paysans de Berghem valent bien les bergers de Pater et les galants de Vateau. Ils en concluent que Colin et Colette, Mathurin et Claudine sont des personnages aussi dignes de l'églogue dans la rusticité de leurs mœurs et la misère de leur état, que Daphnis et Timarète, Aminthe et Licidas, dans leur noble simplicité et dans leur aisance tranquille. Le premier genre sera triste: mais la tristesse et l'agrément ne sont point incompatibles; et la rusticité même a sa noblesse et sa dignité naturelle. Ce genre, dit-on, manquerait de délicatesse et d'élégance. Pourquoi? Les paysans de la Fontaine ne parlent-ils pas le langage de la nature, et ce langage n'a-t-il point une élégante simplicité? Il n'y a qu'une sorte d'objets qui soient absolument bannis de la poésie comme de la peinture : ce sont les objets dégoûtants; et les détails de la vie rustique ne le seraient jamais si on savait bien les choisir. Qu'une bonne paysanne, reprochant à ses enfants leur lenteur à puiser de l'eau et à allumer du feu pour préparer le repas de leur père, leur dise : « Savez-vous, mes enfants, que dans ce moment même votre père, courbé sous le

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