Page images
PDF
EPUB

rotondité par un trait qui n'existe pas, par des blancs au lieu de relief, par des noirs au lieu de parties fuyantes et en retraite. Non, ce n'est pas trop d'habituer l'homme dès son enfance à cette traduction conventionnelle de la réalité en illusion, de la vérité en fiction.

D'ailleurs, les grandes facultés s'annoncent quelquefois tard; un homme n'a souvent l'imagination, la couleur, le pouvoir et le tourment de produire qu'en pleine maturité. La Fontaine écrivit ses premiers vers à trente-trois ans ; mais La Fontaine avait alors fait de bonnes études et son inspiration a jailli immédiatement d'un sol bien préparé. Il en sera ainsi de chacun dans la pratique des arts. Le métier, le rude métier de dessinateur aura été fait à cet âge où l'esprit, souple comme la main, se prête à tout; vienne l'imagination, et elle trouvera des yeux habitués à voir et une main exercée. Aussi, dans les arts comme dans les lettres, quand l'homme est formé, quand le cœur est affermi, quand l'esprit est fortifié, je ne crains plus ni l'influence des romans et d'une littérature frelatée, ni la tyrannie de ces caprices de l'humanité qui sont des modes et qu'on appelle des styles, ni le pouvoir des fantaisies individuelles qui ont la prétention d'être des règles.

Par une faveur providentielle, un seul procédé sert de base à tous les arts. Que votre penchant, votre nature, vos aptitudes, vous portent à l'architecture, à la sculpture, à la peinture, et à toutes les industries qui dépendent de ces arts, il importe peu; vous n'avez à vous occuper d'aucun choix : une seule étude, le dessin, est pour tous et par excellence l'étude préparatoire.

Cet enseignement uniforme réclame cependant une méthode dont l'élasticité convienne aux divers âges des élèves. De deux à six ans, c'est-à-dire pendant le temps qu'on passe sur les genoux de sa mère ou dans le préau de l'asile, l'enseignement du dessin est un amusement, une distraction qui rectifie le jugement et forme les yeux. De six ans à dix, on fréquente l'école primaire, ou l'on est élevé chez ses parents: dans l'un et l'autre cas, le dessin devient une habitude

que

l'on

prend dans la pratique quotidienne, une sorte d'occupation manuelle comme l'écriture, à laquelle on n'attache aucure idée esthétique, mais qui donne une faculté nouvelle pour juger les objets et les représenter. C'est depuis dix ans jusqu'à seize qu'on dessine avec un sentiment artiste; mais alors ce n'est plus pour imiter servilement la forme extérieure des objets, mais pour en observer toutes les particularités et les rendre dans la justesse des proportions, dans leurs formes caractéristiques, avec leur expression particulière.

A ces trois échelons, si différents de tous points, répondent naturellement des formes d'enseignements différentes, qui se distinguent en outre de l'enseignement supérieur. Celui-ci, destiné aux jeunes gens qui se consacrent aux arts, aborde un ordre plus élevé d'études et de préoccupations. Toutefois ces échelons sont les degrés naturels qui conduisent du bas de la montée à son sommet: c'est une seule méthode, mais elle est progressive; ce sont les mêmes principes, mais ils ont un déve loppement continu.

DES PRINCIPES QUI PRÉSIDENT À TOUTE MÉTHODE D'ENSEIGNEMENT.

:

Je ne voudrais préconiser aucune forme d'enseignement, la meilleure méthode étant sans doute celle qu'on applique avec le plus d'intelligence, qu'on associe à des soins paternels, à une vocation professionnelle. Il est naturel de commencer par la tâche la moins difficile et de progresser suivant les progrès de l'enfant d'abord la copie d'après le modèle dessiné, puis la copie de mémoire, et enfin la composition. Cette succession de travaux gradués sera accompagnée d'un enseignement historique. Le professeur mettra sous les yeux des élèves les grandes influences qui ont modifié la marche des arts et qui forment ses époques caractéristiques. Il les intéressera avec d'autant plus de facilité que cet enseignement soulagera leur attention et se fera avec l'aide des monuments.

Copier fidèlement le modèle, dans ses proportions, ses lignes et son caractère, c'est forcer l'intelligence à s'incorporer à lui,

à s'identifier avec lui de telle sorte qu'il se fixe, pour ainsi dire, dans l'esprit et que les yeux l'y voient après qu'il leur a été enlevé, aussi fidèlement que lorsqu'il était placé devant eux; le reproduire alors de souvenir, non pas dans sa charge, ce qui serait facile, mais dans toutes les conditions d'une exactitude naïve, c'est s'habituer à voir son modèle dans son dessin et non pas le dessin lui-même, à comprendre dès lors que ce travail de hachures et de frottis n'est pas le but, mais le moyen, qu'il n'est pas une chose en lui-même, mais le reflet de quelque chose.

Lorsque la main a acquis cette habitude, lorsque la mémoire s'est ainsi meublée des plus beaux ornements de chaque style, des plus célèbres modèles de chaque époque et des éléments essentiels de la science anatomique, alors l'élève est préparé pour l'application, soit qu'il devienne artiste ou industriel, soit qu'il reste homme du monde.

En résumé, agir progressivement, tout en élevant constamment le niveau, car il en est de l'étude des arts comme de l'éducation de l'enfant : The sooner, dit Locke, you treat him as a man, the sooner he will begin to be one. Traitez donc l'enfant, qu'il soit du peuple ou des classes supérieures, comme un artiste, et il le deviendra, car il en a naturellement l'instinct et les facultés.

Dieu, en nous donnant la perception du bon goût, en en faisant dans la marche de la civilisation une qualité, presque une vertu, n'a pu nous priver des modèles qui en fixent les règles; dans sa bonté inépuisable, il nous en a entourés. Toute la création semble être le commentaire de cette loi et avoir eu pour but d'habituer nos yeux, de familiariser notre esprit avec l'harmonie des proportions, avec le balancement de la symétrie, avec cette universelle régularité qui se fond dans une universelle variété. Et je ne comprends pas dans la variété l'accident. La nature, dans son incessante production, est sujette à des altérations exceptionnelles; mais jamais elle ne s'est rendue coupable d'une monstruosité. Quand le tronc est noueux, quand l'être est difforme, il y a eu, non

pas caprice du créateur, nous le croyons, parce que nous lui prêtons, avec notre figure, aussi nos faiblesses, et Dieu ne connaît que les lois immuables qu'il s'est faites: il y a eu accident; quand la plante ou l'homme sont chétifs ou disgraciés, la loi pour cela n'est pas lésée : la symétrie, les proportions, l'ordre parfait, se retrouveront dans un être de la même espèce, qui se rapprochera davantage du type originaire; et c'est dans la connaissance innée ou dans le sentiment instinctif que nous avons de ce type primitif et dans l'étude de ces déformations accident elles que s'est manifestée à nos esprits la distinction du laid et du beau, distinction inconnue de Dieu, type du beau par excellence et source de toute beauté. Quant aux créations divines que le vulgaire nomme des monstres dans tous les règnes de la nature, depuis les êtres gluants de la classe des acalèphes, depuis les êtres mous comme le poulpe des mollusques céphalopodes, depuis la cigogne, le flammant et le pélican, jusqu'au chameau et à la girafe; ces créations divines sont des modèles de beauté qui nous paraissent difformes parce que, renfermés dans notre élément et circonscrits dans nos habitudes, nous nous sommes fait de notre image et de quelques êtres à notre portée un critérium, une sorte d'étalon, auxquels nous rattachons toutes les productions de la nature, d'après lesquels nous les échelonnons, quand nous devrions au contraire juger chacune d'elles dans sa nature propre, dans son élément et d'après ses conditions d'existence : étude immense qui signale le beau dans toute la création, étude féconde qui nous enseigne comment nous pouvons créer nousmêmes la beauté en cherchant le même accord, la même harmonie entre la forme des objets et leur destination. Dieu n'a peut-être fait le formidable rhinocéros, le majestueux cheval marin, le fougueux bison, que pour nous apprendre à trouver les formes de beauté brutales et imposantes qui conviennent au canon sur son affût, au navire à hélice fendant la vague, à la locomotive aux naseaux enflammés fuyant sur les rails, plus rapide que le vent.

La nature, qui résume tous les genres de beauté, est donc

le modèle unique; sa plus parfaite imitation, le but constant de l'élève; mais la nature est compliquée de détails infinis, de contrastes qui nous paraissent bizarres, d'oppositions qui nous semblent tranchées; elle est insaisissable pour un enfant inexpérimenté, et ce serait renoncer gratuitement à tous les avantages de l'expérience acquise que de ne pas profiter des efforts séculaires de ses plus habiles interprètes. Les artistes anciens lui ont ravi ses secrets les plus précieux et ont su traduire ses beautés les plus sublimes. L'antiquité est donc aussi un modèle et comme l'intermédiaire entre la nature et nous. On l'accuse de roideur, de monotonie, de froideur, quand on ne la connaît pas ou quand on la connaît mal. Les monuments sont là pour prouver sa surprenante souplesse, sa grâce toujours variée et ses ressources inépuisables. L'antiquité est le modèle que doivent suivre les élèves, non pas exclusivement, mais de préférence à tout autre, depuis le moment où ils cessent d'apprendre avec les yeux jusqu'au moment où ils sont assez forts pour comprendre la nature elle-même et l'interpréter, c'est-à-dire depuis la sortie de l'enfance ou de l'asile jusqu'à l'entrée dans l'âge sérieux ou dans l'enseignement supérieur.

Mais quand je dis : Prenez la nature pour modèle, ce que vous faites est contre ses lois, on s'insurge, on me contredit, on prend la nature elle-même à témoin. Il y a là un malentendu. Avant d'aller plus loin, j'expliquerai ce qu'est pour moi la nature. S'agit-il de fleurs, de végétation, d'animaux domestiques, d'animaux sauvages, de l'homme lui-même, l'observateur reconnaît deux états très-différents :celui où tous ces êtres, de création divine, tiennent par quelque lien à leur origine et ont conservé quelque chose de leur beauté primitive; celui où, transformés par la civilisation, défigurés par elle, ils ont encore des beautés, tout en ayant perdu les vraies proportions et l'accord. Ceci accepté, voyons où commence le malentendu : nous disons à l'élève, lorsque nous cherchons à lui faire comprendre les véritables principes de l'ornementation, qu'il doit prendre la nature pour règle et qu'elle lui apprendra à maintenir la régularité et la symétrie dans l'ar

« PreviousContinue »