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menait sa brosse sur les murs comme le dernier de ses apprentis, et si, remarqué par le souverain ou par quelque grand personnage, on était attaché à leur personne, l'élévation de ce rang, l'agrément de ces avantages, ne vous portaient pas à vous croire un autre homme qu'un hucher ou qu'un peintre d'images. Il y avait donc la jouissance très-complète d'une position matérielle meilleure, il y avait aussi le sentiment d'un talent supérieur qui vous plaçait moralement à la tête de votre corporation, de votre classe; mais l'idée d'un art et d'une industrie distincts, d'un art élevé et d'une basse industrie, d'un art qui anoblit l'homme et d'une industrie qui le dégrade, n'était venue à personne dans tout ce moyen âge, pas plus qu'elle n'avait eu cours dans toute l'antiquité; on s'échelonnait sans se scinder; on se mesurait, on ne se classait pas.

Plusieurs causes contribuaient à écarter les prétentions et à maintenir une heureuse harmonie. Je ferai ressortir comme caractéristiques de l'époque la classification abstraite des arts, les qualifications des artistes, leur organisation. Les vastes conceptions encyclopédiques du moyen âge admettent des arts libéraux ce sont les lettres, les arts et les sciences, qui découlent d'une source unique, la philosophie. Lorsqu'à partir du x siècle on les figura sur les monuments, soit au nombre de sept, soit au nombre de dix, la philosophie marchait en tête. L'architecture n'avait pas de place; elle était comprise dans l'un de ses éléments sous le nom de géométrie, car, dit Christine de Pisan, en appelant le roi Charles V un sage artiste, de géométrie qui est l'art et science des mesures et ecquerres, compas et lignes, s'entendoit souffisamment et bien le monstroit en devisant de ses édifices. L'architecture exclue, la sculpture, la peinture, tous les arts graphiques et manuels se résumaient dans la peinture; ils étaient personnifiés par un homme qui, d'un style solide, traçait vigoureusement son dessin sur une pierre; tous les arts étaient représentés par des femmes, la peinture seule avait la figure d'un homme. Est-ce parce qu'alors l'art était une rude besogne, et qu'il s'y fallait adonner

de la tête et des mains? Je ne sais, mais je n'ai voulu faire ressortir que cette fusion des arts libéraux tous ensemble. Les qualifications devaient avoir une influence pratique plus grande. J'ai montré déjà dans mon glossaire que le mot artiste, dans son acception actuelle, est tellement moderne, qu'il ne prit pas place dans la première édition du Dictionnaire de la l'Académie. Le mot latin artista se traduisait par maître ès arts, et il a été employé souvent, ainsi que le fait Christine de Pisan, pour marquer la supériorité intellectuelle d'un homme; mais cela n'a aucun rapport avec le mot qui marque aujourd'hui une classe d'hommes et les occupations spéciales de l'architecture, peinture, sculpture et musique. Pendant tout le moyen âge, et assez avant dans le xvi° siècle, métier et art avaient une seule et même qualification, excellente fusion et qui s'est conservée de nos jours dans le mot peintre, qu'on escorte des mots d'histoire, de genre, de portrait, pour le distinguer du peintre de décors, de carrosses et de bâtiment, qui, lui aussi, n'en reste pas moins un peintre. Eh bien! au moyen âge, le cementarius ou le maçon désignait l'ouvrier en constructions à tous les rangs, et aussi l'architecte, souvent un très-gros monsieur. Ainsi, dans une charte de 1251, Gautier de Saint-Hilaire, architecte de la cathédrale de Rouen, est qualifié de cementarius, magister operis; rien de plus facile que de trouver des exemples plus anciens, mais j'en citerai de plus modernes pour montrer combien longtemps cette fusion se maintint. En 1368, Charles V assigne un payement à Jean Perrier, maçon et maître de l'œuvre de l'église de Rouen, et il ne nomme pas autrement son propre architecte lorsqu'il donne à son fils, dont il avait été le parrain, deux cents francs d'or en contemplación des bons et agréables services que nostre amé sergent d'armes et maçon maistre Raymon du Temple nous a fais. Remarquons bien que Raymond du Temple n'était pas un homme ordinaire, qu'il s'était acquis dans le palais du Louvre, et sous les yeux des Parisiens, une grande réputation d'habileté; il occupait en outre la charge de sergent d'armes, sorte de garde du corps du roi. Un sculp

teur travaillait-il en bois, c'était un hucher; sculptait-il la pierre, c'était un tailleur d'images : le talent n'y faisait rien, et, quelle que fût sa réputation, il ne prenait pas de titre qui le distinguât de ses compagnons moins bien doués. L'organisation de la maîtrise ou corporation était la source d'une camaraderie qui entrait pour beaucoup dans ce nivellement des prétentions. Partant d'un même apprentissage, sortant du rang d'apprenti pour passer maître, après avoir fait ses preuves, chacun entrait dans la vie avec plus ou moins de talent, avec la même position, les mêmes droits, le même titre.

J'attribue à cet enseignement pratique et à cette manière de comprendre la mission de l'artiste toute la perfection qu'on remarque dans les productions de cette époque, et surtout dans ces immenses cathédrales, produits de l'association, où l'initiative personnelle de chaque collaborateur est subordonnée au plan général et à la direction du maître de l'œuvre. Une opinion différente est depuis quelque temps à la mode. On parle de l'impossibilité de faire ce que le moyen âge a fait; on répète sur tous les tons que l'art n'a atteint ce degré de perfection, que les monuments n'ont obtenu cet ensemble et n'ont conservé le caractère particulier qui les distingue, que parce que les artistes du moyen âge avaient la foi catholique, parce qu'ils croyaient. Est-ce sérieux? ou s'agit-il seulement de défrayer de phrases sonores les archéologues romanciers? Nous serons obligés de leur refuser notre aide en combattant cette opinion. Sans doute il a fallu une foi bien profonde, un enthousiasme bien vif pour trouver, dans ces temps difficiles, l'argent nécessaire à la construction de tant d'édifices religieux élevés presque simultanément; cette foi précipitait l'Europe vers l'Asie, elle détachait de toutes les affections, de toutes les jouissances, la classe la mieux douée par le cœur et l'intelligence, pour la précipiter dans des dangers qu'elle connaissait, dans des entreprises désastreuses dont un petit nombre seulement était revenu; c'est cette même foi qui a donné au clergé les moyens d'élever ces immenses églises, surgissant partout

presqu'à la fois et couvrant l'Europe en moins de deux siècles. Ce sentiment religieux, si sincère, si général, a dû être le partage aussi de quelques artistes, surtout de ceux qui vivaient dans les cloîtres; mais l'indépendance d'esprit, l'étendue des vues, la liberté d'imagination, la vie instable et presque nomade des artistes, les disposent en général à une débonnaireté de croyance qui n'est ni l'indifférence ni la négation, mais qui n'est pas la foi ardente. Pour enthousiasmer l'artiste, il lui faut autre chose. Un peuple tout entier, accourant avec ferveur au lieu de pèlerinage, apportant ses offrandes, donnant tout, son avoir et ses bras, communique une grande part de sa sainte ardeur à l'architecte et à ses collaborateurs de tous étages; si ce n'est pas le même sentiment de piété, c'est une sympathie électrique et chaleureuse, c'est l'ambition d'être connu, estimé, applaudi par ce peuple immense. Mais, dirat-on, si tels avaient été les mobiles des artistes, si l'amour de la gloire leur avait communiqué seule cette vive inspiration, vous verriez leurs noms partout, tandis que, dans leur abnégation de toute célébrité, architectes, peintres, sculpteurs, sont restés inconnus; ils n'ont signé aucune de leurs œuvres. J'ai insisté, en parlant des arts dans l'antiquité, sur le besoin des artistes de se faire connaître de leurs admirateurs présents et futurs; l'homme n'avait pas changé au moyen âge. Vous auriez vu alors le maître de l'œuvre, fier de sa mission, traverser cette foule au milieu des manifestations du respect et de l'admiration, disposé à se croire après Dieu et ses saints le plus important personnage et bien que son nom fût dans toutes les bouches, bien qu'il dût penser que jamais l'oubli ne le revendiquerait, avoir soin de l'inscrire en larges et magnifiques caractères, comme fit Jean de Chelles, en 1257, au portail méridional de Notre-Dame de Paris, Erwin de Steinbach, en 1277, sur la façade de la cathédrale de Strasbourg, Regnault de Cormont, à Amiens, en 1288, au milieu du dallage de la nef avec de belles lettres en cuivre incrustées dans la pierre, en ayant soin de mentionner Robert de Luzarches, qui commença l'œuvre en 1220, et Thomas de Cormont, son

père, qui la continua, mettant ainsi son amour de renommée à l'abri de la justice et de la piété filiale. Je n'en citerai pas d'autres. Sous la direction de l'architecte s'agitaient d'innombrables artistes, ouvriers de tous genres, depuis le sculpteur des statues jusqu'au tailleur de pierre, depuis le peintre verrier et le peintre des fresques jusqu'au mosaïste et au carreleur. Ceux-là, il est vrai, ne songeaient pas à transmettre leur nom à la postérité en revendiquant leur part dans l'œuvre commune; mais cette abnégation n'avait rien de religieux. Au point de diffusion générale où était parvenue la pratique des arts, il se faisait de commun accord deux parts dans l'œuvre de l'artiste, ce qui était du métier et ce qui était création personnelle et originale. Un homme de talent se mettait aux gages d'un architecte, et, travaillant sur ses dessins, ne se croyait aucun titre à signer l'œuvre à laquelle il participait manuellement. Cet esprit des artistes du moyen âge, je le répète, avait animé les artistes de l'antiquité : c'est le véritable esprit de l'art. Comme au temps de Phidias, l'amour-propre aux deux extrémités, l'abnégation consciencieuse et dévouée au milieu. Le maître de l'œuvre signe son immense cathédrale; le hucher et le faiencier inscrivent leurs noms sur de grossiers bahuts, sur des plats décorés à la hâle, marchandises mises dans le commerce et qui donnent l'adresse du marchand: entre ces deux extrêmes de l'art, les artistes de talent s'acquittent avec scrupule, mais sans prétention, d'un ouvrage qu'ils considèrent comme une tâche, comme le gagne-pain de la journée, et dont le résultat, en concourant à l'œuvre entière, leur laisse un mérite collectif; mais ils réservent leur amour-propre pour l'œuvre qu'ils créent eux mêmes, et qu'alors ils signent de leur nom, avec indication du lieu de naissance, de l'année, du jour, et le reste.

Mais il est temps d'examiner une transformation plus importante qu'une distinction subtile, une transformation dans l'art lui-même.

En dépit des efforts de tous, malgré les progrès remarquables de la peinture, qui s'élevait, par les voies du réalisme

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