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désormais aux jeunes gens que l'aisance de leurs parents peut conduire, dans l'atelier du maître, après de bonnes études classiques qui meublent la tête, après une éducation morale qui ennoblit le cœur, après de fortes études du dessin qui forment le goût, et la carrière de l'artiste sera, au lieu d'une existence vagabonde, une noble profession, côtoyée par ce qu'il y a de plus moral dans la vie et de plus distingué dans l'esprit; carrière qui se continuera dans le bien-être, qui facilite l'étude, qui repousse les concessions faites par les convictions les plus fortes au besoin de plaire au public, et qui permet de suivre librement sa voie en gardant son originalité. Cette carrière des arts, ainsi ouverte à tous, même aux jeunes gens riches, instruits, nourris aux enseignements de la morale, de l'honneur et des bonnes manières, me semble étendre l'horizon de l'avenir et fortifier nos espérances.

Ce qui n'est pas encore dans les faits pour ainsi dire plane dans l'air; il est indispensable que le Gouvernement prenne en main cet intérêt et active le mouvement qui se ferait de lui-même, mais trop lentement. J'en vois la nécessité dans toutes les manifestations des arts et de l'industrie, et je ne crois pas me tromper, car dans mes hésitations sur l'avenir que nous prépare le courant des idées, j'ai l'habitude de me tourner vers l'Amérique pour deviner où il nous mène, bien persuadé que, quelle que soit la répulsion instinctive des esprits d'élite pour l'entraînement populaire, la force des choses le fera triompher. Là-bas, à l'ouest, la spéculation s'empare de toutes choses. Avec l'augmentation de la population et du bien-être, avec le principe fécond de l'association, avec l'intervention de la mécanique, avec la force puisée dans les grandes compagnies financières, des ateliers spéciaux pour chaque industrie vont exécuter en grand, pour la consommation de tous et sur des modèles uniformes, ce qu'il y aurait duperie à faire isolément et avec l'originalité propre à une individualité. Pourrons-nous lutter en France contre ce courant industriel? En aucune façon, si ce n'est par l'éducation artiste de la nation entière qui obligera la spéculation à

se faire elle-même artiste, parce que le bon goût est d'une exécution plus rapide et moins coûteuse que le mauvais et parce qu'il y va de notre honneur et de la domination que nous sommes menacés de perdre.

Tant que l'industrie sera à la remorque du public, elle sera aussi à sa merci. Quand le public sera réformé, l'industrie française repoussera l'axiome banal : Il faut travailler pour tous les goûts; elle ne travaillera que pour le bon goût et ne propagera que celui-là. Je n'entends pas qu'on refroidisse la verve de nos dessinateurs de tissus, de meubles et d'orfévrerie; au milieu du besoin incessant de changements imposés par la mode, ils font merveille; mais de même que dans l'art j'offre une règle, des principes, un idéal et une direction dominante qui ne souffre pas de déviation, quoiqu'elle laisse à chacun le libre essor de son originalité et de son imagination, de même aussi dans nos industries je voudrais la variété, qui est l'âme de la nouveauté, avec un idéal fixe, pur, élevé, qui serait la règle inébranlable du goût dans toutes les transformations de la mode.

Pour atteindre cet immense public, pour élever les arts dans leur sphère la plus pure, pour donner aux industries diverses le degré de perfection dont elles sont susceptibles, il y a trois voies ouvertes à l'action légitime et obligée de l'État :

L'enseignement pratique des arts imposé à toute la nation, comme l'enseignement littéraire, avec les conditions qui sont spéciales à sa nature;

L'enseignement supérieur des arts, réservé à ceux qui consacrent leur vie à cette carrière et ramené aux règles données par les maîtres, dans la voie de l'idéal le plus élevé;

Le maintien du goût public, et qui dit maintien entend une épuration continue.

Réformer tout ensemble le jugement du public, la direction des arts et leur application à l'industrie, c'est une grande tâche; celui qui l'accomplira fera briller dans notre vie un nouveau soleil et ouvrira une grande ère d'activité sociale et de prospérité industrielle. Le moment est propice pour exercer

une salutaire domination. Aucune individualité puissante n'entraîne les artistes, aucune mode exclusive ne s'est emparée des goûts du public; chacun flotte au gré du caprice. Le bien-être et la tranquillité publique facilitent le luxe, qui se répand dans toutes les classes et partout; mais ce luxe, qui ne cherche qu'à bien placer sa richesse, manque d'idées et d'invention: il croit avoir tout épuisé, quand il n'a pas même essayé de la grâce alliée à la beauté, de la simplicité animée, souple, élégante, mise au service d'un style sévère.

HABITUDE EN FRANCE DE COMPTER SUR LE GOUVERNEMENT;
NÉCESSITÉ DE SON INTERVENTION.

Au moment d'une redoutable concurrence étrangère, quand l'union des arts et de l'industrie peut provoquer une de ces renaissances qui marquent dans l'histoire de l'art, le Gouvernement abdiquera-t-il, laissera-t-il s'égarer et se perdre de si généreuses et fécondes tendances, ou bien, sentant sa force et l'utilité de son concours, se mettra-t-il résolûment à la tête du mouvement, en employant pour le diriger toutes les leçons de l'expérience et les ressources de sa puissance? Tel est, au fond, le sens de tout mon travail.

Abandonnés à eux-mêmes, les arts, au licu de s'épurer et de s'élever, se corrompent et se précipitent dans les bas-fonds du mauvais goût; tous les petits genres de peinture pullulent, tous les abus de la sculpture de décoration prennent leur essor, la vulgarité envahit l'industrie entière: les lieux publics les plus en vogue, les théâtres ou les jardins dansants les plus courus ne montrent que pauvreté d'imagination, abus de dorures, négligence d'exécution; tout cela associé aux amalgames des styles les plus discordants, aux formes contournées les moins bien proportionnées, défauts d'autant plus choquants que l'éclat des lumières les fait valoir davantage. En sommesnous arrivés à compter l'éclat pour le sublime de l'art? Au jardin Mabille, au jardin des Fleurs, au parc d'Asnières, dans tous ces lieux publics, on dirait des fêtes entreprises chez les

Peaux-Rouges par l'administration du gaz, et la comparaison est d'autant plus juste qu'il y a dans la monotone extravagance de la danse, à ces deux extrémités de la civilisation, plus d'une triste analogie. Non, il m'est impossible de voir dans les directions diverses de la spéculation particulière les indices d'une civilisation avancée; il m'est impossible de placer là mes espérances de régénération du goût, de me reposer sur ces tendances de bas étage pour redresser le public et les artistes. Y a-t-il plus à compter sur l'aristocratie? Sans aucun doute, ses idées ne sont pas perverties de la même manière, elle a conservé certaines traditions d'élégance, de mesure et de distinction; mais elle est pauvre, et elle ne se mêle plus à la vie publique; eût-elle sa générosité proverbiale d'autrefois, usat-elle de nouveau de cette prodigalité insouciante qui est restée son honneur, il lui manque l'influence qui domine, qui trace la ligne et impose la suite. Comme protectrice des arts, c'en est fait de l'aristocratie. Aussi la France se reconnaît-elle mineure; elle demande à son Gouvernement de lui servir de conseil de famille pour la guider, lui éviter les dépenses inutiles, lui faciliter les progrès qu'elle désire faire. Lui seul, en effet, peut arborer un drapeau et le tenir élevé assez long. temps pour qu'il soit suivi. On citera, il est vrai, quelques exceptions d'une initiative partie de la foule; mais est-il sage d'attendre ces rares apparitions? Nous avons vu, de nos jours, cette influence dominante s'exercer non pas par un souverain puissant, par un seigneur haut placé, par un amateur que la richesse rendait influent, mais par un simple artiste, fils de ses œuvres, qui, timide de caractère, dépourvu d'éloquence et n'ayant ni la vigueur d'un Michel-Ange, ni la puissance officielle d'un Lebrun, ni l'autorité magnétique d'un David, a dominé sa génération et a relevé la dignité de l'art par le seul empire d'une conviction profonde, d'un ferme dévouement à l'art, d'un inébranlable attachement aux mêmes principes, qui sont la recherche du beau et le mépris des succès faciles. Nous avons vu en même temps un autre homme se substituer à toute une institution et, à force de sacrifices, de démarches,

de dévouement, devenir lui-même la véritable institution, l'institution vivante. Tel fut cet élève de l'École polytechnique qui, avec un goût musical très-prononcé et une passion de propagande qui allait jusqu'à sacrifier sa fortune, sa santé, sa vie, créa à la fois une méthode, un vaste enseignement organisé et un public musical.

La routine osera-t-elle dire : « Vous voyez bien, à quoi bon fonder des institutions? quand l'homme de la chose se lève, l'institution surgit avec lui. » Un tel langage est une cruauté, car M. Ingres a vécu trente ans dans la lutte et les mécomptes, car Choron est mort à la peine, et son institution est morte avec lui. Si vous supposez au contraire l'enseignement des arts bien organisé et fortement constitué avec l'aide du Gouvernement, ces grands artistes prennent leur place, et loin d'user dans des luttes énervantes les plus précieuses qualités, ils les emploient à faire faire à la France les plus manifestes progrès. Dans l'industrie, je citerai aussi M. A. Lefebure, qui, faute d'une initiative plus puissante, telle que pouvait être celle de l'État, et quand déjà nos dentelles étaient menacées de tous côtés, a transformé le mode de fabrication de toute la Normandie, a régénéré cette industrie et étendu sa réforme à toute la France.

Des hommes de la trempe des Ingres, des Choron, des Lefebure, sont toujours de rares exceptions; ils apparaissent et ils meurent, emportant leur œuvre avec eux, car ils sont l'œuvre tout entière. Un Gouvernement est d'une autre essence; il ne dure pas toujours, il est vrai, mais ses institutions, quand elles sont bonnes, lui survivent à lui-même, et alors calculez leur portée, prolongeant à travers les générations les mêmes principes fixes et la même action fécondante. D'ailleurs, l'État ne fait pas tout: il est le protecteur de l'art à sa base et à son sommet; l'industrie se charge des étages intermédiaires. En répandant de bonnes notions dans le peuple, en donnant partout l'exemple, il oblige l'industrie à monter les degrés de l'art; et comme sans aide elle ne parviendrait pas au haut de ce bel édifice, du sommet il lui tend

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