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Des esprits moroses s'effrayent de cette extension et de ces chiffres; ce qui m'effrayerait plutôt serait l'impossibilité de les centupler, car je ne connais pas pour les arts et les lettres de plus noble stimulant, de plus nerveux encouragement qu'un public délicat, éclairé dans son enthousiasme, compétent dans ses jugements. Pour l'industrie, l'avenir du progrès sera atteint quand des artistes supérieurs se feront industriels, quand des industriels intelligents seront artistes: une fusion intime de l'inspiration et de l'application, une association étroite entre l'imagination de celui qui invente et la main de celui qui exécute; association qui seule peut calmer la fougue de l'esprit, seule ennoblir et relever le travail de l'outil; association qui surtout maintient dans une juste proportion la part que l'industrie doit faire à l'art, la part que l'art doit faire à l'industrie pour que le meuble reste un meuble, en devenant un chef-d'œuvre.

De sinistres projets ont été conçus à diverses époques, de lugubres menaces ont été prononcées bien souvent; on répétait tout bas: Le Gouvernement veut diminuer le nombre des artistes; il découragera cette jeunesse qui se jette aveuglément dans la carrière des arts; il ne veut plus de médiocrités; il restreindra les expositions; il réservera ses commandes aux grands talents. Je n'accuse les intentions de personne; on se trompe, et voilà tout, mais cette erreur d'appréciation crée une tendance déplorable. Si vous n'admettez pas l'heureuse influence des arts, protégez les familles contre les entraînements de leurs enfants; fermez vos écoles, ou du moins n'en entr'ouvrez la porte que juste assez pour qu'il n'y entre que le nombre d'architectes, de sculpteurs et de peintres dont vous avez besoin, comme vous n'admettez à l'École polytechnique et dans la maison militaire de Saint-Cyr que le nombre d'élèves qui pourront obtenir leurs brevets d'officier. Il est vrai que dans les sciences exactes il est facile, au moyen de programmes précis et de boules noires et rouges, de trier avec certitude les supériorités, tandis que les facultés artistes ne se marquent pas au front, à jour et heure fixes, mais surgissent par mille

voies, au hasard et du milieu d'une foule de tentatives avortées. Si vous n'abordez pas franchement ce grand projet de faire des artistes de tout le monde, en réservant les grands travaux aux talents éminents, les travaux de l'industrie aux talents moins heureux, les artistes médiocres que vous aurez formés nous demanderont compte d'une carrière qui n'a pas d'issue; vous serez condamné à l'art officiel, aux expositions sans vie ni raison d'être, et aux travaux forcés des monuments perpétuels qui ne s'élèveront à la gloire de personne.

Est-il raisonnable de refuser à l'art cette extension, quand les lettres et les sciences s'y sont prêtées? l'art prétend-il à plus de dignité?

J'entends bien que, pour devenir féconde, cette transformation de l'art devra être modérée et lente. L'esprit de l'individu est novateur, la raison de la société est conservatrice: de là une lutte continuelle, qui fait, de concessions mutuelles péniblement arrachées, les progrès tant vantés de chaque époque. Concessions minimes, progrès lents. Se figurer qu'une invention, une idée, un homme changent tout d'un coup la société, c'est n'avoir étudié ni la marche lente du christianisme, ni l'influence bornée de l'imprimerie, ni la résistance aux principes de 89, ni les effets lents de la vapeur et de l'électricité sur la condition humaine. Toute modification sociale, pour ne pas produire une réaction, doit procéder lentement; mais c'est déjà beaucoup si plus de foi produit à la longue moins d'intolérance, si le goût des arts et leur pratique, répandus comme le goût des lettres et l'instruction, procurent des jouissances générales et élèvent plus haut la pensée de l'homme et les aspirations de son âme.

QUELLES SONT LES CONDITIONS DU PROGRÈS? ÉLEVER L'ART, MULTIPLIER LES ARTISTES, FORMER LE PUBLIC.

Je ne compose pas une mélodie nouvelle, je transpose la musique ancienne; ce que les esprits libéraux ont obtenu pour l'éducation littéraire de la nation, ce que les esprits re

belles aux innovations ont fini par trouver utile pour les sciences, je demande qu'on l'applique aux beaux-arts; ce n'est pas une nouveauté, un système : c'est l'extension d'institutions reconnues bonnes, et qui fonctionnent pratiquement sur toute l'étendue de la France.

Longtemps on s'est passé de l'écriture, et la société humaine n'en marchait pas plus mal. Homère a composé ses chants immortels sans les écrire, et, s'il les avait écrits, le public qui les applaudissait n'aurait pas pu les lire. Pendant tout le moyen âge l'écriture, comme le dessin de nos jours, a été un talent d'agrément pour ceux dont ce n'était pas le métier d'écrire. Les clercs seuls se chargeaient de ce soin, c'était leur fonction, et, comme en Orient de nos jours, ils écrivaient et lisaient pour les besoins de chacun. Dans notre jeunesse, la classe des écrivains publics, dont les échoppes en plein vent, alors si nombreuses, sont devenues si rares, remplaçait encore les anciens clercs. Aujourd'hui la lecture et l'écriture sont devenues universelles; un homme rougit de ne savoir pas écrire, comme si un acte déshonorant pesait sur sa conscience. Chacun fait soi-même sa correspondance et ses comptes, lit son journal et les manuels de sa profession.

Les sciences ont été pendant l'antiquité et le moyen âge un arcane. Aujourd'hui l'enseignement théorique des professeurs du Conservatoire des arts et métiers a pour auditoire 1,200 praticiens; chaque notion nouvelle acquise à la science, comme si elle se reflétait dans des miroirs intellectuels, va faire surgir de nouvelles idées dans d'innombrables esprits, préoccupés des mêmes recherches, soit par l'intermédiaire des journaux spéciaux, des comptes rendus académiques, soit par la rapidité des communications, les facilités et la multiplicité des rapports, qui mettent chaque jour davantage en contact les hommes de théorie et les hommes d'application, les inventeurs et les praticiens. Aussi les progrès de la sciènce, mis en œuvre dans les grands centres intellectuels comme Paris, Londres et New-York, marchent-ils dans une progression dont la chute des corps peut offrir la règle. En calculant les conquêtes faites

depuis cinquante ans, et la puissance qu'elles apportent à l'homme pour faire d'autres conquêtes, on est effrayé de la marche rapide, prodigieuse, étourdissante, de la civilisation matérielle. Les uns acceptent cet avenir avec effroi, les autres avec reconnaissance : je suis de ceux-ci; et considérant l'état de barbarie de nos campagnes, les lents progrès qu'elles ont faits, le chemin qu'il leur reste à faire, je vois avec bonheur le progrès marcher, et je compte avec regret les années qui s'écouleront avant que nos paysans soient assez éclairés pour comprendre et pour utiliser les conquêtes faites dans les cen

tres.

Si l'instruction littéraire, si la participation aux secrets des sciences sont ainsi tombées dans le domaine de tous, pourquoi en exclut-on les arts, qui assouplissent et ornent l'intelligence, qui rendent plus facile la compréhension de certaines beautés des lettres et de certains rapports des éléments de la science les uns avec les autres, qui offrent en même temps un moyen commode d'en conserver le souvenir. L'objection ne peut venir ni de la difficulté de les enseigner, ni du peu d'intérêt qu'il y a à les répandre. Quant au premier point, on dira que le dessin n'est pas plus difficile à apprendre que l'écriture; qu'il l'est moins, puisqu'il n'est pas conventionnel comme les caractères, et qu'il répond à la faculté imitative, innée dans tous les hommes. Quant au second point, l'intérêt est de premier ordre, la perfection des arts et les progrès de l'industrie en dépendent, et le pays qui le premier sera bien convaincu de la portée de cet intérêt fondera les institutions nécessaires pour devancer ses rivaux dans la carrière des arts, moyen assuré de les battre sur le marché industriel.

Le goût des arts s'est étendu dans le monde entier, mais particulièrement en France; et cela tient à une qualité que nous devons à notre vieille éducation artiste : cette qualité est l'atticisme français; ajoutez-y encore un heureux défaut: la vanité du luxe, le besoin de briller. L'homme qui couche dans une soupente a un cabinet meublé de mille superfluités élégantes; la femme qui se dépouille de ses vêtements pour

savonner son unique jupon sortira avec un bonnet orné de fleurs, une robe de soie et des bottines vernies. Cet amour du luxe qui se montre et qui se voit est répandu dans toutes les classes de la nation et se trahit en toutes choses. Inutile d'en dérouler le tableau. Tandis qu'un Allemand met sa simplicité solide et cossue partout, un Anglais et un Américain son confort en toutes choses, un Espagnol, un Italien, un Oriental, Turc, Arabe ou Indien, sa soif de faire effet, dans un riche châle, dans de belles armes, de précieux bijoux, toutes fantaisies pour ainsi dire spéciales et réservées au petit nombre, le Français, bien mieux tous les Français, sacrifieront leur dernier écu au luxe voyant et aussi au luxe élégant. Sous l'influence de ces dispositions, la nation entière s'est éprise du goût des arts, de l'amour des monuments, de la passion pour les images, autant de symptômes d'une renaissance populaire à laquelle je voudrais voir l'État concourir de tous ses efforts. Je dis renaissance populaire, car il ne s'agit plus, comme au viir siècle, sous Charlemagne, comme au x siècle, sous saint Louis, comme au xvi, sous François Ier, comme au xvII, sous Louis XIV, de la renaissance des arts à la cour de France, mais d'une renaissance aussi belle, aussi forte et plus féconde, parce qu'en descendant dans la rue elle s'étend à tout le pays.

Si vous consultez la librairie, j'entends les libraires instruits la consultation ne sera pas longue) et les libraires commerçants qui jugent des tendances littéraires par l'écoulement de leur marchandise, ils vous diront tous, les uns avec un certain dépit, les autres sans se rendre compte de la cruauté de leur aveu, que les hautes classes ont abdiqué dans le domaine de l'intelligence, qu'elles n'achètent plus les bons livres faits pour elles et tirés à 1,000 exemplaires seulement, tandis que le peuple enlève, arrache et absorbe par centaines de mille les livres médiocres faits pour lui. Toute spéculation de librairie s'adressant au peuple réussit, toute entreprise à l'adresse de l'aristocratie languit, végète et meurt; almanachs de toutes sortes, romans à deux sous, journaux à cinq centimes, vo

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