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comme V groupe, procéda à la révision de son propre travail et revint sur sa première décision: M. Clesinger fut rayé de la liste des récompenses. Tout ce qu'on m'accorda, ce fut d'insérer dans le procès-verbal les motifs de cette exclusion, et, en effet, on lit dans le rapport officiel : « Le Jury, par des rai⚫sons tout à fait indépendantes du talent reconnu de ce jeune artiste, a renoncé, bien qu'à regret, à accorder à cet ouvrage une haute marque de son approbation. »

Suivant le règlement adopté par la Commission royale, un rapport lu et discuté en séance devait rendre compte des travaux et motiver les décisions de chaque classe du Jury. Ce travail, revêtu ainsi d'un caractère officiel, était destiné à entrer dans le rapport général. Le groupe des beaux-arts avait abordé des questions si délicates; tout en finissant par s'entendre sur la distribution des récompenses, il avait manifesté des divergences d'opinion si considérables, que je fis prévaloir sans difficulté cette pensée, que son rapport s'énoncerait avec réserve sur tous les points de doctrine, et éviterait avec le plus grand soin les théories, les méthodes, les systèmes, parce qu'il était impossible, en si peu de temps, entre membres étrangers les uns aux autres et réunis de tous les points de la terre, non pas seulement de s'entendre sur les principes qui doivent diriger dans un jugement, mais aussi sur la manière de les énoncer et de les ériger en formules officielles. M. Panizzi avait été élu rapporteur justement parce qu'il était de nous tous le moins engagé dans ces questions, parce qu'il pouvait rédiger le rapport sans être tenté d'y introduire des considérations personnelles et des principes exclusifs. La Commission royale de Londres a pensé différemment, car de son autorité privée, sans consulter la classe des beaux-arts, et après la dispersion de ses membres, elle a demandé à M. Waagen, de Berlin, et à M. Redgrave, de Londres, des mémoires particuliers, à l'un sur la sculpture, à l'autre sur les dessins, pour les insérer dans le rapport officiel. Si ces mémoires avaient été lus à la XXX classe, ils auraient été discutés par ses membres, et pour mon compte je n'aurais certes

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laissé passer des phrases comme celle-ci : Jusqu'au commencement du siècle présent les sculpteurs de Berlin conti« nuèrent à imiter le style faux et maniéré de l'école française ⚫ contemporaine. J'aurais demandé à prouver que Jean Cousin, Jean Goujon, Jean de Douai (ou de Bologne), le Pujet, les Coustou, Houdon et Chaudet étaient des artistes supérieurs, qu'on avait eu grand'raison, pendant trois siècles, d'imiter à Berlin, et que si l'on y a été faux et maniéré, ce n'est pas la faute de ces excellents modèles. Je me contenterai de cette seule observation; mais j'ai dû faire mes réserves, parce que, tout en accordant à ces rapports particuliers la valeur qu'ils tirent de la position et des talents de leurs auteurs, mes collègues et mes amis, je leur refuse toute autorité et ne les mentionne même pas.

L'IMPORTANCE DES ARTS EST GÉNÉRALEMENT RECONNUE; EFForts faits pour NOUS DISPUTEr notre supériorité.

L'appréciation générale des visiteurs de l'Exposition de Londres ne se ressentit pas du jugement sévère des hommes de goût, ni de la réserve de la classe des beaux-arts. Entraîné par notre vieille réputation, soumis à la domination séculaire de la mode française, le public du Palais de cristal ne vit que nos qualités d'élégance, de bon goût, d'harmonieux éclat et d'arrangement séducteur. Tandis que chaque nation visitait de préférence son exposition nationale, toutes les nations se réunissaient dans l'Exposition française, et on n'y entendait qu'un murmure approbateur. De cet examen un peu confus, de ces jugements assez discordants quant aux motifs, mais unanimes quant à l'admiration, découla une opinion toute favorable aux arts et à l'industrie de la France; mais en même tcmps trois révélations se firent jour qui vont servir de base à un plan d'attaques formidables contre notre suprématie.

En premier lieu, on acquit généralement cette conviction que les arts étaient désormais la plus puissante machine de l'industrie; en second lieu, chaque nation prit la ferme résolu

tion de conquérir à tout prix ce mobile de nos succès; en troisième lieu, elles formèrent ce projet avec d'autant plus de confiance qu'elles se dirent que les arts, comme les sciences, sont la propriété commune de l'humanité, et qu'en les protégeant aussi bien et mieux que la France on pouvait atteindre aussi loin qu'elle et plus loin.

Dans les luttes que l'industrie de chaque pays a soutenues contre les industries rivales des pays étrangers, les armes dont elle s'est servie ont été le bon marché et le bon goût. Le bon marché tient à l'abondance des capitaux mis au service de l'industrie, à l'outillage plus ou moins perfectionné, au prix des matières premières, de la main-d'œuvre et du combustible. Le bon goût entre dans les habitudes d'un pays par une longue éducation artiste; il s'y maintient par les institutions qui l'entretiennent. Tous les grands pays industriels ont dirigé leurs efforts vers le bon marché; la France seule, par caractère, par disposition native et par cette éducation dont j'ai esquissé les principaux traits, a poursuivi la perfection de l'œuvre par l'intervention des arts dans l'industrie, par la bonne fabrication et les soins apportés à l'exécution des moindres détails.

Or, il se trouvait, en 1851, que tous les pays qui visaient au bon marché se disputaient entre eux le plus minime profit, au prix d'une immense fabrication, d'un excès de travail imposé aux ouvriers dans les temps prospères, de la misère et des crises commerciales les plus terribles dans les temps difficiles. L'Angleterre était sans rivale dans cette lutte de gros sous; mais le bon marché n'est pas un monopole facile à conserver, et l'Angleterre sent qu'il lui échappe sous les efforts de la Belgique pour les tissus de laine peignée, pure ou mélangée, embellis par la contrefaçon habile des dessins français; de l'Amérique pour toutes les étoffes de coton, dont la matière première ne supporte aucun frais de transport, aucun droit à payer; de la Suisse enfin pour les mousselines brodées, d'après des dessins de Paris et de Lyon.

Le tort de l'Angleterre avait été de n'envisager que cet

unique côté de la question industrielle. Si elle s'était dit que le bon marché implique l'idée d'un objet d'une certaine élégance pouvant faire un service utile, et que hors de là le bon marché est ruineux, l'Angleterre aurait soigné davantage sa fabrication, et, en produisant moins, elle eût gagné tout autant. Pour la France, le bon marché consiste dans l'élégance de la forme, de l'arrangement, de l'ajustement, de la disposition générale; elle vise au bon marché de ce qui est séduisant; jamais au bon marché du laid et du grossier. A prix de revient égal des matières premières, nous devons l'emporter sur tous les marchés avec nos qualités de bon goût; car celles-ci ne nous coûtent rien, et elles ne relèvent d'aucune législation douanière. Ainsi s'explique aussi comment la France, médiocrement industrielle de sa nature, et qu'on n'avait pas comptée jusqu'alors sur le grand marché des peuples, se trouve, au moyen de ses charmants modèles, et d'une élégance qui lui est propre, en mesure de battre dans les qualités moyennes et supérieures l'Angleterre avec son immense outillage, ses capitaux et son vaste marché; la Suisse, la Belgique et l'Allemagne avec le bon marché de leur main-d'œuvre; l'Amérique avec les avantages que lui procurent le bas prix et l'abondance des matières premières.

On surprit alors notre secret. On vit qu'une étude persévérante de l'art nous avait donné cette force. Les arts devenus une puissance!

Une question futile et de dernier ordre, aux yeux des hommes graves, une préoccupation de gens à imagination vive, qui d'ordinaire ne comptaient pas dans les affaires sérieuses, devient désormais une question vitale et presque une question d'existence pour les nations. En effet, les beaux-arts, passe-temps élégant, étaient jadis réservés à quelques personnes auxquelles leur rang donnait ces goûts et leur fortune ces loisirs; hors de ce cercle restreint les beauxarts étaient considérés comme un luxe royal que l'industrie pouvait mettre à profit, mais dont personne, dans le gouvernement, ne devait se préoccuper, pas plus que des autres ca

prices du roi. Un sage ne l'a-t-il pas dit : Nous traitons les choses éternelles comme si elles étaient frivoles, et les choses frivoles comme si elles étaient éternelles.

Le duc de Rosny, l'ami de Henri IV, Sully, a été sans doute le dernier grand esprit qui, en France, aura traité les arts de babioles. L'année 1851 a été, à l'étranger, le dernier terme du triomphe des gens positifs, qui les comptaient parmi les superfluités. A partir de ce moment, on a compris que les sciences et les arts étaient les deux mamelles inépuisables où l'industrie prend sa nourriture et renouvelle ses forces; mais, au moment même où on leur reconnaissait cette importance, on tomba dans une autre erreur : on crut que la conquête de ce moyen de succès était plus facile que tous les autres.

Les nations étrangères se rencontrèrent donc, en quittant l'Exposition, dans cette pensée commune qu'il ne suffisait pas d'avoir des machines, du charbon de terre, des capitaux, qu'il fallait encore avoir du goût, et comme le goût ne se trouve pas en terre, qu'il ne se fabrique ni ne s'achète, elles résolurent de faire les plus grands sacrifices pour, à l'imitation de la France, encourager les arts, non plus seulement au point de vue des jouissances délicates d'un petit nombre d'intelligences supérieures, mais sous l'influence des préoccupations les plus positives et les plus graves, dans le but de développer l'industrie, l'avenir commercial, le bien-être des peuples et la puissance des États.

Je ne crois pas utile d'exposer en détail les projets de chaque pays, les institutions qu'ils s'apprêtent à fonder, l'organisation nouvelle qu'ils préparent en faveur de leur art et de leur industrie : l'espace me manque. Il suffira d'établir comme un fait certain que l'Angleterre, l'Amérique, la Belgique, l'Allemagne, la Suisse, la Lombardie et la Sardaigne se préparent à nous disputer sur tous les points notre ancienne réputation et de nouvelles conquêtes. Dans vingt ans peut-être, nous nous rencontrerons à forces égales avec l'Amérique; aujourd'hui, c'est l'Angleterre qui nous menace, et c'est là que réside le danger. Les moyens de défense, ce que nous imaginerons

XXX' JURY.

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