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du Silene de Virgile, et même les vers de la pièce sont assez bons. C'est un usage assez ordinaire chez les modernes, de mettre en églogues des matières élevées. Ronsard y a mis les louanges des princes et de la France; et presque tout le pastoral de ces églogues consiste à avoir appelé Henri II, Henriot; Charles IX, Carlin; et Catherine de Médicis, Catin. Il est vrai qu'il avoue lui-même qu'il n'a pas suivi les règles; mais il aurait mieux valu les suivre, et éviter le ridicule que produit la disproportion du sujet et de la forme de l'ouvrage. C'est ainsi que, dans sa première églogue, il tombe justement en partage à la bergère Margot de faire l'éloge de Turnebe, de Budé et de Vatable, les premiers hommes de leur siècle, en grec ou en hébreu, mais qui assurément ne devaient pas être de la connaissance de Margot. Parce que les bergers sont des personnages agréables, on en abuse. On les prendra volontiers pour leur faire chanter les louanges des rois dans tout le sublime dont on est capable; et pourvu qu'on ait parlé de flutes, de chalumeaux, de fougère, on croira avoir fait une églogue. Quand des bergers louent un héros, il faudrait qu'ils le louassent en bergers; et je ne doute pas que cela ne pût avoir beaucoup de finesse et d'agrément : mais il serait besoin d'un peu d'art; et c'est bien le plus court de faire parler à des bergers la langue ordinaire des louanges, qui est fort élevée, mais fort commune, et par conséquent assez facile.

Les églogues allégoriques ne sont pas non plus sans difficulté. Le Mantouan, qui était Carme, en a fait une où des bergers disputent en représentant deux carmes, dont l'un est de l'étroite observance, et l'autre est mitigé : le Bembe est leur juge. Ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'il leur fait ôter leurs houlettes de peur qu'ils ne se battent. Du reste, quoique l'allégorie ne soit pas mal gardée, il est trop ridicule de voir le différend de ces deux espèces de carmes traité en églogue.

J'aimerais encore mieux qu'un berger représentât un carme, que de le voir faire l'épicurien, et de lui entendre dire des impiétés. Cela arrive quelquefois aux bergers du Mantouan, quoiqu'ils soient très-grossiers, et que le Mantouan fût religieux. Âmintas, dans une mauvaise humeur où il est contre les lois et contre l'honnêteté, parce qu'il est amoureux, dit que l'homme est bien fou de s'imaginer qu'il ira dans les cieux après sa mort; et il ajoute que tout ce qui en arrivera, sera peut-être qu'il passera dans un oiseau qui volera dans les airs. En vain le Mantouan, pour excuser cela, dit qu'Amintas avait passé bien du temps à la ville. En vain Badius, son commentateur ( car tout moderne qu'est le Mantouan, il a un commentateur, et aussi

zélé que le serait celui d'un ancien), tire de là cette belle réflexion, que l'amour fait qu'on doute des choses de la foi. Il est certain que ces erreurs-là, qui doivent être détestées de tous ceux qui les connaissent, doivent être ignorées des bergers.

En récompense le Mantouan fait quelquefois ses bergers fort dévots. Vous voyez dans une églogue un dénombrement de toutes les fêtes de la Vierge; dans une autre une apparition de la Vierge, qui promet à un berger que quand il aura passé sa vie sur le Carmel, elle l'enlevera dans des lieux plus agréables, et lui fera à jamais habiter les cieux, avec les Dryades et les Hamadryades: nouvelles Saintes que nous ne connaissions pas encore dans le paradis.

Ces ridicules sensibles, pour ainsi dire palpables, sont bien aisés à éviter dans le caractère des bergers; mais il y en a d'autres un peu plus fins, où l'on tombe plus aisément. Il ne faut point que des bergers disent des choses brillantes. Il en échappe quelquefois à ceux de Racan, quoiqu'ils aient coutume d'être assez retenus sur cet article. Pour les auteurs Italiens, ils sont toujours si remplis de pointes et de fausses pensées, qu'il semble qu'on doive leur passer ce style comme leur langue naturelle. Ils ne se contraignent nullement, quoiqu'ils fassent parler des bergers, et ils n'en emploient pas des figures moins hardies ni moins outrées.

L'auteur de la manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, condamne la Sylvie du Tasse, qui, en se mirant dans une fontaine, et en se mettant des fleurs, leur dit qu'elle ne les porte pas pour se parer, mais pour leur faire honte. Il trouve la pensée trop recherchée et trop peu naturelle pour une bergère: on ne peut se dispenser de souscrire à ce jugement. Mais après cela on doit s'épargner la peine de lire des poésies pastorales du Guarini, du Bonarelli et du cavalier Marin, pour y trouver rien de pastoral; car la pensée de Sylvie est la chose du monde la plus simple, en comparaison de celles dont ces auteurs sont pleins.

L'Aminte du Tasse est en effet ce que l'Italie a de meilleur dans le genre pastoral. Cet ouvrage a certainement de grandes. beautés; cet endroit même de Sylvie, hormis ce qu'on y vient de remarquer, est une des plus agréables choses et des mieux peintes que j'aie jamais vues; et l'on doit être bien obligé à un auteur italien de ne s'être pas davantage abandonné aux pointes. Mais je ne crois pas que tous les poëtes de l'Italie ensemble en puissent fournir de plus ridicules que celles de cette églogue de Marot, où le berger Colin dit sur la mort de Louise de Savoie, mère de François premier :

Rien n'est ca-bas qui cette mort ignore ;
Coignac s'en coigne en sa poitrine blême ;
Romorantin la perte remémore,

Anjou fait joug, Angoulême est de même,
Amboise en boit une amertume extrême,

Le Maine en meine un lamentable bruit, etc.

De Segrais, dont les poésies pastorales sont fort estimées, avoue qu'il n'a pas toujours exactement gardé le style qui y est propre. Il dit qu'il a été quelquefois obligé de s'accommoder au goût de son siècle, qui demandait des choses figurées et brillantes; mais il ne l'a fait qu'après avoir bien prouvé qu'il savait parfaitement attraper, quand il voulait, les vraies beautés de l'églogue. On ne sait quel est le goût de ce temps-ci; il n'est déterminé ni en bien ni en mal, et il paraît qu'il va flottant, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ainsi je crois que puisque on hasarde toujours également de ne pas réussir, il vaut mieux suivre les règles et les véritables idées des choses.

Entre la grossièreté ordinaire des bergers de Théocrite, et le trop d'esprit de la plupart de nos bergers modernes, il y a un milieu à tenir; mais loin qu'il soit aisé à prendre dans l'exécution, il n'est seulement pas aisé à marquer dans la théorie. Il faut que les bergers aient de l'esprit, et de l'esprit fin et galant; ils ne plairaient pas sans cela. Il faut qu'ils n'en aient que jusqu'à un certain point; autrement ce ne seraient plus des bergers. Je vais tâcher de déterminer quel est ce point, et hasarder l'idée que j'ai là-dessus.

Les hommes qui ont le plus d'esprit, et ceux qui n'en ont que médiocrement, ne different pas tant par les choses qu'ils sentent, que par la manière dont ils les expriment. Les passions portent avec tout leur trouble une espèce de lumière, qu'elles communiquent presque également à tous ceux qu'elles possèdent. Il y a une certaine pénétration, de certaines vues attachées, indépendamment de la différence des esprits, à tout ce qui nous intéresse et nous pique. Mais ces passions qui éclairent à peu près tous les hommes de la même sorte, ne les font pas tous parler les uns comme les autres. Ceux qui ont l'esprit plus fin, plus étendu, plus cultivé, en exprimant ce qu'ils sentent, y ajoutent je ne sais quoi qui a l'air de réflexion, et que la passion seule n'inspire point; au lieu que les autres expriment leurs sentimens plus simplement, et n'y mêlent pour ainsi dire rien d'étranger. Un homme du commun dira bien : « J'ai si fort souhaité que ma maîtresse fût fidèle, que j'ai cru qu'elle l'était,» mais il n'appartient qu'à la Rochefoucault de dire : « L'esprit a été en moi la dupe du cœur. » Le sentiment est égal, la pénétration égale;

mais l'expression est si différente, que l'on croirait volontiers que ce n'est plus la même chose.

On ne prend pas moins de plaisir à voir un sentiment exprimé d'une manière simple que d'une manière plus pensée, pourvu qu'il soit toujours également fin: au contraire, la manière simple de l'exprimer doit plaire davantage, parce qu'elle cause une espèce de surprise douce et une petite admiration. On est étonné de voir quelque chose de fin et de délicat sous des termes communs et qui n'ont point été affectés; et sur ce pied-là, plus la chose est fine sans cesser d'être naturelle, et les termes communs sans être bas, plus on doit être touché.

L'admiration et la surprise ont tant d'effet, qu'elles peuvent même faire valoir les choses au-delà de ce qu'elles valent. Tout Paris a retenti des dits notables des ambassadeurs Siamois, tout Paris y a applaudi. Que des ambassadeurs d'Espagne ou d'Angleterre en eussent dit autant, on n'y eût pas songé. Mais nous supposions que des gens venus du bout du monde, de couleur olivâtre, habillés autrement que nous, que les Européens avaient toujours traités de barbares, ne devaient pas avoir le sens commun: nous avons été bien étonnés de leur en trouver, et les moindres choses de leur part nous ont jetés dans l'admiration, admiration dans le fond assez injurieuse pour eux. Il en va de même de nos bergers; on est plus touché de les voir penser finement dans leur style simple, parce qu'on s'y attend moins.

Encore une chose qui convient au style des bergers; c'est de ne parler que par faits, et presque point par réflexions. Les gens qui ont médiocrement de l'esprit, ou l'esprit médiocrement cultivé, ont un langage qui ne roule que sur les choses particulieres qu'ils ont senties; et les autres s'élevant plus haut, ré-* duisent tout en idées générales. Leur esprit a travaillé sur leurs sentimens et sur leurs expériences; ce qu'ils ont vu les a conduits à ce qu'ils n'ont point vu au lieu que ceux qui sont d'un ordre inférieur ne poussent point leurs vues au-delà de ce qu'ils sentent; ce qui y ressemble le plus pourra leur être encore nouveau. De là vient dans le peuple une curiosité insatiable des mêmes objets, une admiration presque toujours égale pour les mêmes choses.

Une suite de cette sorte d'esprit est de mêler aux faits que l'on rapporte beaucoup de circonstances utiles ou inutiles. C'est que l'on a été extrêmement frappé du fait particulier, et de tout ce qui l'accompagnait. Les grands génies au contraire, méprisant tout ce petit détail, vont saisir dans les choses je ne sais quoi d'essentiel, et qui est ordinairement indépendant des cir

constances.

Croirait-on bien que dans les choses de passion, il vaut mieux imiter le langage des personnes d'un esprit médiocre que celui des autres? A la vérité on ne rapporte guère que des faits, et on ne s'élève pas jusqu'aux réflexions; mais rien n'est plus agréable que des faits exposés de manière qu'ils portent leur réflexion avec eux. Tel est ce trait admirable de Virgile : « Ga» latée me jette une pomme, et s'enfuit derrière des saules, et » veut être aperçue auparavant. » Le berger ne vous dit point quel est le dessein de Galatée, quoiqu'il le sente parfaitement bien; mais il a été frappé de l'action, et selon qu'il vous la représente, il est impossible que vous n'en deviniez le dessein. Or l'esprit aime les idées sensibles, parce qu'il les saisit facilement : et il aime à pénétrer, pourvu que ce soit sans effort, soit parce qu'il se plaît à agir jusqu'à un certain point, soit parce qu'un peu de pénétration flatte sa vanité. Il a le double plaisir et d'embrasser une idée facile, et de pénétrer lorsqu'on lui présente des faits pareils à celui de Galatée. L'action et, pour ainsi dire, l'âme de l'action, s'offrent tout ensemble à ses yeux; il ne peut avoir rien de plus, ni plus promptement, et il ne lui en peut coûter moins.

Lorsque Coridon, dans la seconde églogue de Virgile, dit, pour yanter sa flûte, que Dametas la lui donna en mourant, et lui dit: Tu es le second maître qu'elle a eu, et qu'Amintas fut jaloux de ce qu'on ne lui avait pas fait ce présent, toutes circonstances sont parfaitement du génie pastoral. Il pourrait même y avoir de la grâce à faire qu'un berger s'embarrassât dans celles qu'il rapporterait, et eût quelque peine à s'en démêler; mais cela voudrait être ménagé avec art.

ces

car

. Il n'y a point de personnages à qui il sied mieux de charger un peu leurs discours de circonstance, qu'aux amans. Elles ne doivent pas être absolument inutiles ou prises trop loin, cela serait ennuyeux, quoique peut-être naturel : mais celles qui n'ont qu'un demi-rapport au fait dont il s'agit, et qui marquent plus de passion qu'elles ne sont importantes, ne peuvent manquer de faire un effet agréable. Ainsi, lorsque dans une églogue de Segrais une bergère dit :

Ménalque et Licidas ont su faire des vers,

Dignes d'être chantés par cent peuples divers;
Mais mon jaloux berger, sous ce vieux sicomore,

En fit un jour pour moi, que j'aime mieux encore:

La circonstance du sicomore est jolie, en ce qu'elle serait inutile pour toute autre que pour une amante.

Selon l'idée que nous nous formons ici des bergers, les récits et les narrations leur conviennent fort bien; mais de leur faire

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