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simple, délicat, fidèle, et, pour se conserver dans cet état, accompagné d'espérance. Alors on a le cœur rempli, et non pas trouble; on a des soins, et non pas des inquiétudes; on est remué, mais non pas déchiré; et ce mouvement doux est précisément tel que l'amour du repos, et que la paresse naturelle le peut souffrir.

Il n'est que trop certain, d'ailleurs, que l'amour est de toutes les passions, la plus générale et la plus agréable. Ainsi, dans l'état que nous venons de décrire, il se fait un accord des deux plus fortes passions de l'homme, de la paresse et de l'amour. Elles sont toutes deux satisfaites en même temps; et, pour être heureux, autant qu'on le peut être par les passions, il faut que toutes celles que l'on a s'accommodent les unes avec les autres.

Voilà proprement ce que l'on imagine dans la vie pastorale. Elle n'admet point l'ambition, ni tout ce qui agite le cœur trop violemment; la paresse a donc lieu d'être contente. Mais cette sorte de vie-là, par son oisiveté et par sa tranquillité, fait naître l'amour plus facilement qu'aucune autre, ou du moins le favorise davantage; et quel amour? Un amour plus simple, parce qu'on n'a pas l'esprit si dangereusement raffiné; plus appliqué, parce qu'on n'est occupé d'aucune autre passion; plus discret, parce qu'on ne connaît presque pas la vanité; plus fidèle, parce qu'avec une vivacité d'imagination moins exercée, on a aussi moins d'inquiétudes, moins de dégoûts, moins de caprices; c'est-à-dire, en un mot, l'amour purgé de tout ce que les excès de fantaisies humaines y ont mêlé d'étranger et de mauvais.

Il n'est pas surprenant après cela que les peintures de la vie pastorale aient toujours je ne sais quoi de si riant, et qu'elles nous flattent plus que de pompeuses descriptions d'une cour superbe, et de toute la magnificence qui peut y éclater. Une cour ne nous donne l'idée que de plaisirs pénibles et contraints; car, encore une fois, c'est cette idée qui fait tout. Si l'on pouvait placer ailleurs qu'à la campagne la scène d'une vie tranquille et occupée seulement par l'amour, de sorte qu'il n'y entrât ni chèvres, ni brebis, je ne crois pas que cela en fût plus mal; les chèvres et les brebis ne servent de rien mais comme il faut choisir entre la campagne et les villes, il est plus vraisemblable que cette scène soit à la campagne.

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Parce que la vie pastorale est la plus paresseuse de toutes, elle est aussi la plus propre à servir de fondement à ces représentations agréables dont nous parlons ici. Il s'en faut bien que des laboureurs, des moissonneurs, des vignerons, des chasseurs, soient des personnages aussi convenables à des églogues, que des bergers nouvelle preuve que l'agrément de l'églogue n'est pas

attaché aux choses rustiques, mais à ce qu'il y a de tranquille dans la vie de la campagne.

Il y a pourtant dans Théocrite une idylle de deux moissonneurs qui a de la beauté. Un moissonneur demande à un autre d'où vient qu'il travaille si mal, qu'il ne fait point les sillons droits, que les autres le devancent toujours. Il répond qu'il est amoureux, et puis chante quelque chose d'assez joli pour la personne qu'il aime. Mais le premier moissonneur se moque de lui, et lui dit qu'il est fou de s'amuser à être amoureux; que ce n'est point fa le métier d'un homme de journée; qu'i! faut que, pour se divertir et s'exciter au travail, il chante de certaines chansons qu'il lui marque, qui ne regardent que la moisson. J'avoue que je ne suis pas si content de cette fin-là; je ne goûte point trop que d'une idée galante on me rappelle à une autre qui est basse et sans agrément.

Sannazar n'a introduit que des pêcheurs dans ses églogues, et j'y sens toujours que l'idée de leur travail dur me blesse. Je ne sais quelle finesse il a entendu à mettre des pêcheurs au lieu des bergers qui étaient en possession de l'églogue: mais si les pêcheurs eussent été en la même possession, il eût fallu mettre les bergers en leur place. Le chant ne convient qu'à eux, et surtout l'oisiveté. Et puis il est plus agréable d'envoyer à sa maîtresse des fleurs ou des fruits, que des huîtres à l'écaille, comme fait le Lycon de Sannazar à la sienne.

Il est vrai que Théocrite a fait une idylle de deux pêcheurs, mais elle ne me paraît pas d'une beauté qui ait dû tenter personne d'en faire de cette espèce. Deux pêcheurs qui ont mal soupé sont couchés ensemble dans une méchante petite chaumière qui est au bord de la mer; l'un réveille l'autre pour lui dire qu'il vient de rêver qu'il prenait un poisson d'or, et son compagnon lui répond qu'il ne laisserait pas de mourir de faim avec une si belle pêche. Était-ce la peine de faire une idylle?

Cependant, quoique l'on ne mette que des bergers dans l'églogue, il est impossible que la vie des bergers, qui est encore très-grossière, ne leur abaisse l'esprit et ne les empêche d'être aussi spirituels, aussi délicats et aussi galans qu'on nous les représente ordinairement. L'Astrée de d'Urfé ne paraît pas un roman si fabuleux qu'Amadis; je crois pourtant qu'il ne l'est pas moins dans le fond par la politesse et les agrémens de ses bergers, qu'Amadis le peut être par tous ses enchanteurs, par toutes ses fées et par l'extravagance de toutes ses aventures. D'où vient donc que les bergeries plaisent malgré la fausseté des caractères qui doit toujours blesser? Aimerions

nous que l'on nous représentât les gens de cour avec une grossièreté qui ressemblât autant à celle des vrais bergers, que la délicatesse et la galanterie que l'on donne aux bergers ressemble à celle des gens de cour?

Non, sans doute; mais aussi le caractère des bergers n'est pas faux, à le prendre par un certain endroit. On ne regarde pas à la bassesse des soins qui les occupent réellement, mais au peu d'embarras que ces soins causent. Cette bassesse exclurait tout-à-fait les agrémens et la galanterie; mais au contraire la tranquillité y sert, et ce n'est que sur elle que l'on fonde tout ce qu'il y a d'agréable dans la vie pastorale.

Il faut du vrai pour plaire à l'imagination; mais elle n'est pas difficile à contenter; il ne lui faut souvent qu'un demivrai. Ne lui montrez que la moitié d'une chose, mais montrezla lui vivement, elle ne s'avisera pas que vous lui en cachiez l'autre, et vous la menerez aussi loin que vous voudrez sur le pied que cette seule moitié qu'elle voit est la chose toute entière. L'illusion et en même temps l'agrément des bergeries consiste donc à n'offrir aux yeux que la tranquillité de la vie pastorale, dont on dissimule la bassesse on en laisse voir la simplicité, mais on en cache la misère; et je ne comprends pas pourquoi Théocrite s'est plu à nous en montrer si souvent et la misère et la bassesse.

Si les partisans outrés de l'antiquité disent que Théocrite a voulu peindre la nature telle qu'elle est, j'espère que sur ce principe on nous donnera des idylles de porteurs d'eau, qui parleront entre eux de ce qui leur est particulier; elles vaudront tout autant que des idylles de bergers qui ne parleraient uniquement que de leurs chèvres ou de leurs vaches.

Il ne s'agit pas simplement de peindre, il faut peindre des objets qui fassent plaisir à voir. Quand on me représente le repos qui règne à la campagne, la simplicité et la tendresse avec laquelle l'amour s'y traite, mon imagination touchée et émue me transporte dans la condition de berger, je suis berger: mais que l'on me représente, quoiqu'avec toute l'exactitude et toute la justesse possible, les viles occupations des bergers, elles ne me font point d'envie, et mon imagination demeure fort froide. Le principal avantage de la poésie consiste à nous dépeindre vivement les choses qui nous intéressent, et à saisir avec force ce cœur qui prend plaisir à être remué.

En voilà assez, et trop peut-être, contre ces bergers de Théocrite et leurs pareils qui sont quelquefois trop bergers. Ce qui nous reste de Moschus et de Bion dans le genre pastoral, me fait extrêmement regretter ce que nous en avons perdu. Ils n'ont

nulle rusticité; au contraire beaucoup de galanterie et d'agrément, des idées neuves et tout-à-fait riantes. On les accuse d'avoir un style un peu trop fleuri, et j'en conviendrais bien à l'égard d'un petit nombre d'endroits mais je ne sais pourquoi les critiques ont plus de penchant à excuser la grossièreté de Théocrite, que la délicatesse de Moschus et de Bion; il me semble que ce devrait être le contraire. N'est-ce point parce que Virgile a prévenu tous les esprits à l'avantage de Théocrite, en ne faisant qu'à lui seul l'honneur de l'imiter et de le copier? N'est-ce point que les savans ont un goût accoutumé à dédaigner les choses délicates et galantes? Quoi qu'il en soit, je vois que toute leur faveur est pour Théocrite, qu'ils ont résolu qu'il serait le prince des poëtes bucoliques.

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Les auteurs modernes ne sont pas ordinairement tombés dans le défaut de faire leurs bergers trop grossiers. D'Urfé ne s'en est que trop éloigné dans son roman, qui d'ailleurs est plein de choses admirables. Il y en a qui sont de la dernière perfection dans le genre pastoral; mais il y en a aussi, si je ne me trompe, qui demanderaient à être dans Cyrus ou dans Cléopâtre. Souvent les bergers de l'Astrée me paraissent des gens de cour déguisés en bergers, et qui n'en savent pas bien imiter les manières : quelquefois ils me paraissent des sophistes très-pointilleux; car quoique Silvandre fût le seul qui eût étudié à l'école des Massiliens, il y en a d'autres à qui il arrive d'être aussi subtils que lui, et je ne sais seulement comment ils pouvaient l'entendre, eux qui n'avaient pas fait leur cours chez les Massiliens.

Il n'appartient point aux bergers de parler de toutes sortes de matières, et quand on veut s'élever, il est permis de prendre d'autres personnages. Si Virgile voulait faire une description pompeuse de ce renouvellement imaginaire que l'on allait voir dans l'univers à la naissance du fils de Pollion, il ne fallait point qu'il priât les muses pastorales de le prendre sur un ton plus haut qu'à leur ordinaire; leur voix ne va point jusqu'à ce ton-là : ce qu'il y avait à faire, était de les abandonner, et de s'adresser à d'autres qu'à elles. Je ne sais cependant s'il ne devait pas s'en tenir aux muses pastorales; il eût fait une peinture agréable des biens que le retour de la paix allait produire à la campagne, et cela, ce me semble, eût bien valu toutes ces merveilles incompréhensibles qu'il emprunte de la sibylle de Cumes, cette nouvelle race d'hommes qui descendra du ciel, ces raisins qui viendront à des ronces, et ces agneaux qui naîtront de couleur de feu ou d'écarlate, pour épargner aux hommes la peine de teindre leur laine. On aurait mieux flatté Pollion par des choses qui eussent un peu plus de vraisemblance: peut-être cependant

celles-là n'en manquaient-elles pas trop; il est bien difficile que les louanges en manquent pour ceux à qui elles s'adressent. Oserais-je avouer qu'il me paraît que Calpurnius, auteur qui n'est pas du mérite de Virgile, a pourtant mieux traité un sujet tout semblable? Je ne parle que du dessein et non pas du style. Il introduit deux bergers, qui, pour se garantir de l'ardeur du soleil, se retirent dans un antre, où ils trouvent des vers écrits de la main du dieu Faunus, qui sont une prédiction du bonheur dont l'empereur Carus va combler tous ses sujets. Il s'arrête assez, selon le devoir d'un poëte pastoral, au bonheur qui regarde la campagne; ensuite il s'élève plus haut, parce qu'il en a droit en faisant parler un Dieu mais il n'y mêle rien de semblable aux prophéties de la sibylle. C'est dommage que Virgile n'ait fait les vers de cette pièce; encore ne serait-il pas nécessaire qu'il les eût fait tous.

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Virgile se fait dire par Phébus au commencement de la sixième églogue, que ce n'est point à un berger à chanter des rois et des guerres; mais qu'il doit s'en tenir à ses troupeaux, et à des sujets qui ne demandent qu'un style simple. Assurément le conseil de Phébus est fort bon: mais je ne comprends pas comment Virgile s'en souvient si peu, qu'il se met aussitôt après à entonner l'origine du monde, et la formation de l'univers selon le système d'Epicure, ce qui était bien pis que de chanter des guerres et des rois. En vérité, je ne sais du tout ce que c'est que cette pièce-là; je ne conçois point quel en est le dessein, ni quelle liaison les parties ont entre elles. Après ces idées de philosophie, viennent les fables d'Hilas et de Pasiphaé, et des sœurs de Phaeton, qui n'y ont aucun rapport; et au milieu de ces fables, qui sont prises dans des temps fort reculés, se trouve placé Cornelius Gallus, contemporain de Virgile, et les honneurs qu'on lui rend au Parnasse : après quoi reviennent aussitôt les fables de Scylla et de Philomèle. C'est Silène qui fait tout ce discours bizarre. Virgile dit que le bon homme avait beaucoup bu le jour précédent; mais ne s'en sentait-il point encore un peu? Ici je prendrai encore la liberté d'avouer que j'aime mieux le dessein d'une pareille églogue que nous avons de Nemesianus, auteur contemporain de Calpurnius, et qui n'est pas tout-à-fait ȧ mépriser. Des bergers qui trouvent Pan endormi, veulent jouer. de sa flûte; mais des mortels ne peuvent tirer de la flûte d'un dieu qu'un son très-désagréable. Pan s'en éveille, et il leur dit que s'ils veulent des chants, il va les contenter. Alors il leur chante quelque chose de l'histoire de Bacchus, et s'arrête sur la première vendange qui ait jamais été faite, dont il fait une description qui me paraît agréable. Ce dessein-là est plus régulier que celui

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