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panier, et même je ne rapporte pas tout; mais je ne sais comment tout cela se peut représenter sur du jonc, ni comment Damon, qui n'y sauroit exprimer les plaintes de Nicé, n'est point embarrassé à y exprimer le regret qu'a le marquis de Pesquaire de mourir dans son lit. Je soupçonne que le bouclier d'Achille pourroit bien nous avoir produit le panier de Damon.

Je vois que Virgile a fait entrer beaucoup de comparaison dans les discours de ses bergers. Elles sont assez bien imaginées pour tenir la place de ces comparaisons triviales, et principalement des proverbes grossiers dont les vrais bergers se servent presque toujours. Mais comme ces traits-là sont fort aisés à attraper, c'est ce qui a été le plus imité de Virgile. On ne voit autre chose dans tous les auteurs d'églogues, que des bergères qui surpassent toutes les autres autant que le pain surpasse le houx, et que le chêne est au-dessus de la fougère; on ne parle que des rigueurs d'une ingrate, qui sont à un berger ce qu'est la bise aux fleurs, la grêle aux moissons, &c. A l'heure qu'il est, je crois tout cela usé; et, à dire vrai, ce n'est pas un grand malheur. Naturellement les comparaisons ne sont pas trop du génie de la passion, et les bergers ne s'en devroient servir que par la difficulté de s'exprimer autrement. Alors elles auroient beaucoup de grace; mais je n'en connois guère de cette espèce. Tome V

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Ainsi, nous avons trouvé à-peu-près la mesure d'esprit que peuvent avoir des bergers, et la langue qu'ils peuvent parler. Il en va, ce me semble, des églogues comme des habits que l'on prend dans des ballers pour représenter des paysans. Ils sont d'étoffes beaucoup plus belles que ceux des paysans véritables; ils sont même ornés de rubans et de points, et on les taille seulement en habits de paysans. Il faut aussi que les sentimens dont on fait la matière des églogues, soient plus fins et plus délicats que ceux des vrais bergers; mais il faut leur donner la forme la plus simple et la plus champêtre qu'il soit possible.

Ce n'est pas qu'on ne doive mettre de la simplicité et de la naïveté jusques dans les sentimens : mais on doit prendre garde aussi que cette naïveté et cette simplicité n'excluent que les raffinemens excessifs, tels que sont ceux des gens du grand monde, et non pas des lumières que la nature et les passions fournissent d'elles-mêmes; autrement l'on tomberoit dans des puérilités qui feroient rire. C'en est une excellente dans son genre, que celle de ce jeune berger, qui, dans une églogue de Remi Belleau, dit sur un baiser qu'il avoit pris à une jolie bergère :

J'ai baisé des chevreaux qui ne faisoient que naître,
Le petit veau de lait don: Colin me fit maître,

L'autre jour dans ces prés; mais ce baiser vraiment
Surpasse la douceur de tous ensemblement.

Une puérilité seroit encore plus pardonnable à ce jeune berger, qu'au cyclope Polyphême. Dans l'idylle de Théocrite qui porte son nom, et qui est belle, il songe à se venger de ce que sa mère, nymphe marine, n'a jamais pris soin de le mettre dans les bonnes graces de Galatée, autre nymphe de la mer; il la menace de dire, pour la faire enrager, qu'il a mal à la tête et aux deux pieds. On ne peut guère croire que, fait comme il étoit, sa mère fût assez folle de lui pour être bien fâchée de lui voir de petits maux, ni qu'il imaginât une vengeance si mignonne. Son caractère est mieux. gardé, lorsqu'il promet à Galatée, comme un présent fort agréable, quatre petits ours qu'il nourrit exprès pour elle. A propos d'ours, je voudrois bien savoir pourquoi Daphnis, en mourant, dit adieu aux ours et aux loups cerviers, aussi tendrement qu'à la belle fontaine d'Aréthuse et aux fleuves de Sicile. Il me semble qu'on n'a guère coutume de regretter une pareille compagnie.

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Il ne me reste plus à faire qu'une remarque qui n'a point de liaison avec les précédentes; c'est sur les églogues qui ont un refrain à-peu-près comme des ballades, ou un vers qui se répète plusieurs fois. Il n'est pas besoin de dire qu'il faut ménager

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à ces refrains des chûtes heureuses, ou tout aut moins justes mais on ne sera peut-être pas fâché de savoir que tout l'art dont Théocrite s'est servi dans une idylle de cette espèce, a été de prendre son refrain, et de le jetter dans son idylle à tort et à travers, sans aucun égard pour le sens des endroits où il le mettoit, sens égard même pour les phrases qu'il ne faisoit pas difficulté de couper par le milieu. Un moderne ne seroit pas admiré, s'il en faisoit

autant.

Voilà bien du mal que j'ai dit de Théocrite et de Virgile, tout anciens qu'ils sont ; et je ne doute pas que je ne paroisse bien impie à ceux qui professent cette espèce de religion que l'on s'est faite d'adorer l'antiquité. Il est vrai que je n'ai laissé de louer assez souvent Virgile et pas Théocrite: mais enfin je ne les ai pas toujours loués, et je n'ai pas dit que leurs défauts même s'ils en avoient, étoient de beaux défauts; je n'ai forcé toutes les lumières naturelles de la raison pas pour les justifier; je les ai en partie approuvés, et condamnés en partie comme des auteurs de ce siècle, que je verrois tous les jours en personnes; et c'est dans toutes ces choses-là que consiste le sacrilége.

Je prie donc que l'on me permette de faire ici une petite digression qui sera mon apologie, et une exposition naïve du sentiment où je suis sur

les anciens et les modernes. J'espère qu'on me le permettra d'autant plus facilement, que le poëme de Perraut a mis cette question fort à la mode. Comme il se prépare à la traiter plus amplement et plus à fond, je ne la toucherai que fort légèrement. J'estime assez les anciens pour leur laisser l'honneur d'être combattus par un adversaire illustre et digne d'eux.

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