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pourquoi les critiques ont plus de penchant à excuser la grossièreté de Théocrite, que la délicatesse de Moschus et de Bion; il me semble que ce devroit être le contraire. N'est-ce point parce que Virgile a prévenu tous les esprits à l'avantage de Théocrite, en ne faisant qu'à lui seul l'honneur de l'imiter et de le copier? N'est-ce point que les savans ont un goût accoutumé à dédaigner les choses délicates et galantes? Quoi qu'il en soit, je , je vois que toute leur faveur est pour Théocrite, et qu'ils ont résolu qu'il seroit le prince des poëtes bucoliques.

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Les auteurs modernes ne sont pas ordinairement tombés dans le défaut de faire leurs bergers trop grossiers. D'Urfé ne s'en est que trop éloigné dans son roman qui d'ailleurs est plein de choses admirables. Il y en a qui sont de la dernière perfection dans le genre pastoral; mais il y en a aussi, si je ne me trompe, qui demanderoient à être dans Cyrus ou dans Cléopatre. Souvent les bergers de l'Astrée me paroissent des gens de cour déguisés en bergers, et qui n'en savent pas bien imiter les manières : quelquefois ils me paroissent des sophistes très-pointilleux; car quoique Silvandre fût le seul qui eût étudié à l'école des Massiliens, il y en a d'autres à qui il arrive d'être aussi subtils que lui, et je ne sais seulement comment ils pouvoient l'entendre, eux qui n'avoient pas fait leur cours chez les Massiliens.

Il n'appartient point aux bergers de parler de toutes sortes de matières, et quand on veut s'élever, il est permis de prendre d'autres personnages. Si Virgile vouloit faire une description pompeuse de ce renouvellement imaginaire que l'on alloit voir dans l'univers à la naissance du fils de Pollion, il ne falloit point qu'il priât les muses pastorales de le prendre sur un ton plus haut qu'à leur ordinaire; leur voix ne va point jusqu'à ce ton-là ce qu'il y avoit à faire, étoit de les abandonner, et de s'adresser à d'autres qu'à elles. Je ne sais cependant s'il ne devoit pas s'en tenir aux muses pastorales; il eût fait une peinture agréable des biens que le retour de la paix alloit produire à la campagne, et cela, ce me semble, eût bien valu toutes ces merveilles incompréhensibles qu'il emprunte de la sibylle de Cumes, cette nouvelle race d'hommes qui descendra du ciel, ces raisins qui viendront à des ronces, et ces agneaux qui naîtront de couleur de feu ou d'écarlate, pour épargner aux hommes la peine de teindre leur laine. On auroit mieux flatté Pollion par des choses qui eussent un peu plus de vraisemblance: peut-être cependant celleslà n'en manquoient-elles pas trop;

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ficile que les louanges en manquent pour ceux à qui elles s'adressent.

Oserois-je avouer qu'il me paroît que Calpurpius, auteur qui n'est pas du mérite de Virgile,

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a pourtant mieux traité un sujet tout semblable? Je ne parle que du dessein et non pas du style. Il introduit deux bergers, qui, pour se garantir de l'ardeur du soleil, se retirent dans un antre où ils trouvent des vers écrits de la main du dieu Faunus, qui sont une prédiction du bonheur dont l'empereur Carus va combler tous ses sujets. Il s'arrête assez, selon le devoir d'un poëte pastoral, au bonheur qui regarde la campagne; ensuite il s'élève plus haut, parce qu'il en a droit en faisant parler un Dieu mais il n'y mêle rien de semblable aux prophéties de la sibylle. C'est dommage que Virgile n'ait fait les vers de cette pièce; encore ne seroit-il pas nécessaire qu'il les eût fait tous.

Virgile se fait dire par Phébus au commencement de la sixième églogue, que ce n'est point à un berger à chanter des Rois et des guerres; mais qu'il doit s'en tenir à ses troupeaux, et à des sujets qui ne demandent qu'un style simple. Assurément le conseil de Phébus est fort bon: mais je ne comprends pas comment Virgile s'en souvient si peu, qu'il se met aussi-tôt après à entonner l'origine du monde, et la formation de l'univers selon le systême d'Epicure, ce qui étoit bien pis que de chanter des guerres et des Rois. En vérité, je ne sais du tout ce que c'est que cette pièce-là; je ne conçois point quel en est la

dessein, ni quelle liaison les parties ont entr'elles Après ces idées de philosophie, viennent les fables d'Hilas et de Pasiphaé, et des sœurs de Phaeton, qui n'y ont aucun rapport; et au milieu de ces fables, qui sont prises dans des temps fort reculés, se trouve placé Cornelius Gallus, contemporain de Virgile, et les honneurs qu'on lui rend au Parnasse après quoi reviennent aussi-tôt les fables de Scylla et de Philomèle. C'est Silène qui fait tout ce discours bizarre. Virgile dit que le bon homme avoit beaucoup bu le jour précédent; mais ne s'en sentoit-il point encore un peu?

Ici je prendrai encore la liberté d'avouer que j'aime mieux le dessein d'une pareille églogue que nous avons de Nemesianus, auteur contemporain de Calpurnius, et qui n'est pas tout-à-fait à mépriser. Des bergers qui trouvent Pan endormi, veulent jouer de sa flûte; mais des mortels ne peuvent tirer de la flûte d'un Dieu qu'un son trèsdésagréable. Pan s'en éveille, et il leur dit que s'ils veulent des chants, il va les contenter. Alors il leur chante quelque chose de l'histoire de Bacchus, et s'arrête sur la première vendange qui ait jamais été faite, dont il fait une description qui me paroît agréable. Ce dessein-là est plus régulier que celui du Silène de Virgile, et même les vers de la pièce sont assez bon.

C'est un usage assez ordinaire chez les modernes,

de mettre en églogues des matières élevées. Ronsard y a mis les louanges des princes et de la France; et presque tout le pastoral de ces églogues consiste à avoir appellé Henri II, Henriot; Charles IX, Carlin; et Catherine de Médicis, Catin. Il est vrai qu'il avoue lui-même qu'il n'a pas suivi les règles; mais il auroit mieux valu les suivre, et éviter le ridicule que produit la disproportion du sujet et de la forme de l'ouvrage. C'est ainsi que, dans sa première églogue, il tombe justement en partage à la bergère Margot de faire l'éloge de Turnèbe, de Budé et de Vatable, les premiers hommes de leur siècle, en Grec ou en Hébreu, mais qui assurément ne devoient pas être de la connoissance de Margot.

Parce que les bergers sont des personnages agréables, on en abuse. On les prendra volontiers pour leur faire chanter les louanges des Rois dans tout le sublime dont on est capable; et pourvu qu'on ait parlé de flûtes, de chalumeaux, de fougère, on croira avoir fait une églogue. Quand des bergers louent un héros, il faudroit qu'ils le louassent en bergers; et je ne doute pas que cela ne pût avoir beaucoup de finesse et d'agrément: mais il seroit besoin d'un peu d'art; et c'est bien le plus court de faire parler à des bergers la langue ordinaire des louanges, qui est fort élevée, mais fort commune, et par conséquent assez facile.

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