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Il ne faut pas non plus se méprendre sur le nom de bonhomme donné à La Fontaine. Cette bonhomie, qui lui demeure désormais comme trait principal de sa physionomie, n'exclut ni la finesse réfléchie ni la malice instinctive qui firent de lui un satirique sans lui enlever la bonté, ni cette puissance de méditation solitaire qui élève cet homme simple et naïf au rang des philosophes. Il est bon aussi de démêler l'art qui se dérobe sous le naturel et l'abandon de ses démarches. Au milieu et à l'aide même de ses distractions et de ses rêveries, il poursuivait avec l'adresse et la persistance d'un enfant le dessein d'échapper aux entraves que la tyrannie du monde aurait mises à son indépendance. Le privilége de grande enfance qu'on lui accordait, et dont on s'amusait, en apparence à ses dépens, profitait à son bien-être, aux caprices de son humeur, aux libres allures de son génie. Sur ce pied, on lui passait toutes ses fantaisies, on le choyait, on ne lui demandait que d'être heureux, et c'est aussi ce qu'il voulait.

La Fontaine est bien de la secte, mais il n'est pas du troupeau d'Épicure. Sans doute il aime les plaisirs faciles, mais il les veut délicats, ceux de l'esprit surtout. Il n'a pas dissimulé son goût pour la volupté, il a aimé tout ce qui charme l'âme, tout

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique '.

1 Psyché, liv. II. Il faut lire, pour avoir un aveu complet, l'invocation à la volupté, que termine le beau vers que nous avons cité :

Volupté, volupté ! qui fus jadis maîtresse

Du plus bel esprit de la Grèce,

Ce qui lui répugne, c'est le mensonge, c'est le déguisement, c'est la fourberie sous toutes ses formes, c'est aussi la contrainte. Si la cour lui déplaît, ce n'est pas qu'il haïsse les grands, car s'il se tient éloigné de Versailles, il a été à Vaux, chez le surintendant, et il ira au Temple chez les Vendômes. Les grands qui lui laissent ses coudées franches lui sont d'agréables compagnons. A la cour il aurait trouvé l'étiquette, c'està-dire la contrainte; le déguisement et l'adulation, c'est-à-dire l'hypocrisie et la servilité; aussi n'essayet-il pas de la fréquenter, il aime mieux la définir :

Je définis la cour un pays où les gens,

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,

Sont ce qu'il plaît au prince, ou, s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître;

Peuple caméléon, peuple singe du maître :

On dirait qu'un esprit anime mille corps;

C'est bien là que les gens sont de simples ressorts'!

Il ne faut ni flatter ni diffamer La Fontaine. Il avait un esprit voluptueux, un corps nonchalant, une àme

Ne me dédaigne pas; viens-t'en loger chez moi,
Tu n'y seras pas sans emploi :

J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.

1 Fabl., liv. VIII, f. xiv. On comprend, sans qu'il soit besoin d'en faire la remarque, que le dernier vers de cette citation est une allusion au système de Descartes sur les animaux; mais ce qui est à noter, c'est la préoccupation du poëte en faveur de ses clients et son empressement à saisir l'occasion de mettre certains hommes au-dessous de ses bêtes.

sincère; il se promettait de voir en Papimanie, « се pays où l'on dort, » il tenait surtout à voir le moins possible « les pays où l'on ment. »

La Fontaine, qui ne se pressait jamais, fut poëte un peu tard, mais il le fut à son heure et en pleine originalité. Molière seul l'avait deviné lorsqu'il disait, à travers les railleries dont Racine et Boileau harcelaient impitoyablement le naïf et malin Champenois, plus âgé qu'eux et moins impatient de briller: «< Laissez dire nos beaux esprits, ils n'effaceront pas le bonhomme. » A ce moment ses fables n'avaient pas encore paru, et lorsqu'elles furent publiées, ni Boileau ni Racine ne soupçonnèrent qu'elles leur donnaient. un rival. Personne, au dix-septième siècle, ne vit d'abord bien clairement que les Fables d'Esope mises en vers par M. de La Fontaine étaient une invention exquise, une œuvre originale et impérissable. La Bruyère et Fénelon en eurent plus tard le soupçon; mais, en général, on prit presque au mot la modestie du poëte. L'admiration des anciens fermait en partie les yeux sur tant de beautés neuves. Boileau, qui net put jamais avouer ni sans doute reconnaître la supériorité de Molière sur Térence, tant était fervente et timorée sa piété envers l'antiquité, crut de bonne foi que La Fontaine n'était pas l'égal de Phèdre. Le temps. seul a dissipé cette illusion, et montré clairement que la fable telle que l'a faite La Fontaine est véritablement une des plus heureuses créations de l'esprit humain.

Il ne faut rien dissimuler, et par affection pour le fabuliste qui nous a initiés aux douceurs de la poésie, jeter un voile complaisant sur les écarts de sa muse.

La Fontaine n'a pas songé tout d'abord à être un poëte moral. C'est le goût des plaisirs qui l'attira auprès de Fouquet et qui l'y retint jusqu'à la disgrâce, qui fit passer ce corrupteur élégant, ce splendide dilapidateur de la fortune publique, des fêtes plus que royales du château de Vaux à la dure prison de Pignerol. Cette catastrophe qui, en renversant le complice et le promoteur des prodigalités de la cour, sauva les finances de l'État, nous intéresse par ses conséquences littéraires. Scarron ne manquait pas de prévoyance lorsque, dans un remercîment poétique, à l'occasion de libéralités qu'il avait provoquées et reçues, il félicitait le surintendant de savoir choisir ses amis :

Ce n'est pas au hasard qu'il répand ce qu'il donne :
Il sçait par le merite estimer la personne,

Et peu, dans le haut rang où la vertu l'a mis,
Ont mieux que lui sçu faire et choisir des amis 1.

On le vit bien après sa ruine, qui a été l'occasion de tant de regrets noblement exprimés. Nous lui devons les premières lettres de madame de Sévigné. C'est elle qui fit de Pellisson, jusqu'alors soupirant précieux et passablement ridicule de mademoiselle de Scudery, un puissant orateur qui sut passionner les chiffres et faire jaillir le pathétique des pièces arides d'un dossier inextricable pour tout autre. Par son dévouement pour une infortune qui l'enveloppait lui-même, Pellisson

1 Les dernières OEuvres de monsieur Scarron, 2 vol. in-12, Étienne David, 1750. T. 1, p. 236.

nous a donné dans ses Mémoires les premiers modèles de l'éloquence judiciaire en France, car le pédantisme et la fausse grandeur gâtaient encore les plaidoyers d'Antoine Lemaître, et ceux de Patru étaient polis et châtiés jusqu'à la sécheresse. Le contre-coup de cette chute soudaine éveilla aussi le génie poétique de La Fontaine, qui n'avait été jusqu'alors qu'un versificateur agréable, émule de Voiture, payant en rondeaux et ballades les arrérages de la pension que lui faisait le surintendant. La Fontaine ne prétend pas, comme Pellisson, que Fouquet soit innocent et qu'il ait mis du sien dans le gaspillage de la fortune publique; il gémit, il excuse, il supplie. Il contemple avec émotion le malheur de son ami :

Voilà le précipice où l'ont enfin jeté

Les attraits enchanteurs de la prospérité 1.

Mais comment y résister?

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu'on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs;

Le plus sage s'endort sur la foi des zéphyrs 2.

L'âme de La Fontaine s'est émue; il n'avait que le goût des vers, et le voilà poëte!

Malheureusement le génie poétique de La Fontaine. éveillé par la douleur et la reconnaissance, se détourna vers les joyeux devis et les libres propos. Il y était na

1Œuvres de La Fontaine, Élégie 1. Aux Nymphes de Vaux, v. 19.

2 Ibid., v. 25.

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