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dire, du Tartufe même. Sans contredit, si la matière était d'égale importance, cette admirable comédie pourrait sans désavantage disputer le prix à ces deux chefs-d'œuvre, entre lesquels hésite l'admiration. Telle qu'elle est, on ne voit pas par où elle peut donner prise à la critique, et l'on s'émerveille que le poëte ait pu trouver tant de ressources dans un sujet secondaire, qu'il avait déjà effleuré en maître par les Précieuses ridicules.

Nous n'avons pas l'intention de passer en revue tout le théâtre de Molière, ni de relever toutes les chicanes faites à son génie; bien d'autres l'ont déjà fait, et notamment M. Lemercier, dans son Cours de littérature, et M. Saint-Marc-Girardin pour l'Avare. Molière n'est ni édifiant ni scandaleux, il fait réfléchir et il fait rire: or, la réflexion est salutaire quand elle conduit à s'amender, et le rire est hygiénique. Il ne faut pas demander à la comédie ce qui n'est point de son ressort et suivre dans leurs scrupules exagérés ces rigoureux censeurs qui, appliquant au théâtre des principes d'un autre ordre, s'alarment des peintures hardies de la scène et de quelques saillies d'humeur gauloise qui sont les priviléges du genre. Ceux à qui Molière « fait venir de coupables pensées» peuvent toujours se tenir à l'écart : chacun de nous doit savoir s'il apporte ou non dans cette épreuve les dispositions convenables. « Fais-je mal d'aller au théâtre? » disait une femme d'honneur à un sage prélat de nos jours celui-ci répondit : « Je vous le demande à vous-même. » Il n'y a pas d'autre solution à ce problème moral que cette ré

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ponse du bon sens et de la religion indulgente. La vérité est que Molière, moraliste profond, est loin d'être un poëte immoral, et que Thompson a pu dire sans flatterie : « La comédie de Molière, châtiée et soumise aux règles, pleine d'esprit et de sens, exempte de folle extravagance, avec toute la grâce d'une gaieté qui coule de source, était la vie ellemême1. >>

Il est fâcheux que Bourdaloue et Bossuet en aient pensé autrement. Bourdaloue, en croyant défendre la piété, se trouve en réalité avoir plaidé pour l'hypocrisie. Bossuet a passé toute mesure en damnant de sa propre autorité un honnête homme qui avait

eu à son lit de mort deux sœurs de charité en larmes et en prières. Plût à Dieu qu'on pût effacer de ses Maximes et réflexions sur la comédie les lignes suivantes, mais elles y sont, et ce n'est pas à Molière qu'elles font tort : « La postérité saura peut-être la fin de cet illustre comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d'heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez2!» La postérité sait tout de Molière; elle connaît sa vie, ses œuvres et sa mort, elle

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Moliere's scene

Chastis'd and regular, with well judg'd wit,

Not scatter'd wiid, and native humour grac'd,

Was life itself.

2 Euvres de Bossuet, édit. Didot, 1849. T. 1, p. 746.

estime l'homme et elle admire son génie. Elle sait aussi que Bossuet a méconnu l'un et l'autre, et qu'un jour il s'est oublié lui-même.

Il nous reste à noter encore quelques reproches articulés par d'illustres écrivains, et la restriction apportée à l'éloge par cet arbitre du goût, qui cependant avait proclamé devant Louis XIV la supériorité de Molière sur tous les hommes de génie de son siècle. Et d'abord, quand on a lu le Misanthrope, Tartufe et les Femmes savantes, on a peine à comprendre les critiques que Fénelon et La Bruyère ont faites du style de Molière, et on ne se les explique qu'en les rapportant à ses premiers essais, ou, dans les œuvres de son âge mûr, au langage populaire qu'il a dû mettre, pour être vrai, dans la bouche de quelques vauriens de bas étage. Boileau commet à son tour une confusion analogue, lorsqu'il refuse à Molière le prix de son art. Ces vers si souvent cités :

C'est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût emporté le prix,
Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures,
Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin,

Et sans bonte à Térence allié Tabarin1,

auraient quelque fondement si Molière eût mêlé dans ses chefs-d'œuvre le bouffon au comique noble; mais ne l'ayant point fait, on ne voit point par quelle sorte de contagion les Fourberies de Scapin, Georges Dan

Boileau, Art poétique, ch. III, v, 393.

din ou la Comtesse d'Escarbagnas pourraient aller corrompre la beauté dans les pièces où elle se trouve sans alliage et enlever ainsi à Molière la palme qu'au- . cun poëte comique n'osera lui disputer. Aussi la postérité dit-elle après La Fontaine : « Molière, c'est mon homme. » Et, en effet, Molière est l'homme de ceux qui aiment à voir clair dans les choses et dans les hommes, qui n'ont ni le goût de tromper ni celui d'être trompés, qui ne craignent pas d'ouvrir leur cœur et qui veulent pénétrer et dévoiler ce que cachent les autres. La Fontaine est bien de la même trempe, sincère avec lui-même, indiscret et trèsclairvoyant du côté du prochain. Ces deux hommes uniques ont eu l'un pour l'autre une estime profonde; ils ont entre eux une remarquable analogie : c'est raison de ne pas les séparer. Reparlons donc de La Fontaine, et faisons-le d'autant plus volontiers que son génie, ne disons pas sa gloire, vient d'être mis en doute, ne disons pas en péril, par un grand poëte.

La Fontaine, c'est la fleur de l'esprit gaulois avec un parfum d'antiquité. Il relève de Phèdre et d'Horace, mais il procède aussi de Villon et de Rabelais; il a rencontré tout ce qu'il y a de plus exquis dans l'antiquité classique et dans le moyen âge, et cela sans trace d'effort, de sorte qu'il reproduit le charme d'une double tradition avec le caractère de la sponta

1 Je dis reparler, parce que longtemps avant d'écrire cette histoire j'avais publié sur La Fontaine une étude étendue qu'on trouvera dans mes Essais littéraires, deuxieme série, p. 197230.

néité. N'allons pas croire La Fontaine sur parole, lorsqu'il nous dit qu'il fit de sa vie deux parts,

Dont il souloit passer

L'une à dormir et l'autre à ne rien faire 1.

Sans doute il a beaucoup dormi, et il parle du vrai dormir avec trop de passion et de reconnaissance pour qu'on ne soit pas assuré qu'il en ait souvent savouré les douceurs; mais il est bon de s'entendre sur cette paresse si féconde en chefs-d'œuvre. Certes, ce n'était pas celle de l'esprit. La Fontaine lisait beaucoup, il lisait avec passion :

J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi 2.

Il jouissait vivement de ses lectures, il les digérait avec délices, et cette ivresse de l'âme le plongeait dans une rêverie méditative d'où il sortait par l'inspiration. C'est ainsi que ce désœuvré pouvait mieux que personne

Faire usage du temps et de l'oisiveté 3.

Alors, pleinement éveillé et riche des fruits de ce travail qui avait été pour lui un plaisir, il écrivait, non pas négligemment et à l'aventure, mais avec un soin curieux, une attention soutenue, un goût délicat et plein de scrupules, ces fables immortelles qu'on ne se lasse pas de relire, aliment et parure de la pensée.

1 Épitaphe de la Fontaine, pour et par lui-même.

2 Épître XXII, à Huet, v. 70.

3 Id. xvi, à madame de la Sablière, v. 94.

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