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de leur charme poétique; le Forez, qu'arrose ce cours d'eau où Céladon a vainement tenté de se noyer, n'est plus la terre promise des amants, Céladon luimême est déchu, et il expie sa gloire passée sous le ridicule que les railleurs ont attaché à sa résignation langoureuse; mais il faut reconnaître de bonne grâce que le peintre de tant de frais paysages, le créateur de tous ces personnages qui ont intéressé une société d'élite à leurs mœurs et à leurs aventures, n'avait pas une imagination sans puissance. Ainsi, pendant un demi-siècle, grâce à d'Urfé, Astrée, Céladon, Sylvandre, Galathée, Hylas ont été des figures vivantes. Racan n'a pas eu ces bonnes fortunes pour ses Bergeries; son Artenice n'est pas devenue la rivale d'Astrée, et son Alidor n'a rien enlevé à la popularité de Céladon.

Ce qui a fait et ce qui soutient encore la renommée de Racan, c'est l'expression harmonieuse de quelques sentiments naturels qu'il avait réellement éprouvés. Ainsi, s'il est souvent faux et quelquefois maniéré lorsqu'il fait parler des bergers de convention, il est noble et touchant, il est tout à fait poëte en célébrant les douceurs de la vie des champs comparées aux agitations des courtisans de la fortune:

Le bien de la fortune est un bien perissable:
Quand on bastit sur elle on bastit sur le sable;
Plus on est eslevé, plus on court de dangers;
Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste,

Et la rage des vents brise plustost le faiste
Des maisons de nos roys que des toits des bergers.

O bienheureux celuy qui peut de sa memoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire

Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs,

Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison content de sa fortune,
A selon son pouvoir mesuré ses desirs;

Il voit de toutes parts combler d'heur sa famille,
La javelle à plein poing tomber sous la faucille,
Le vendangeur ployer sous le faix des paniers,
Et semble qu'à l'envy les fertiles montagnes,
Les humides valons et les grasses campagnes
S'efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

Toute la pièce est du même ton ému et pénétrant:
aussi ne doute-t-on point de la sincérité du vœu qui
la termine :

Agreables deserts, sejour de l'innocence,
Où, loin des vanités de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment;
Valons, fleuves, rochers, plaisante solitude!
Si vous fustes tesmoings de mon inquietude,
Soyez-le desormais de mon contentement 1.

C'est encore le même sentiment qui anime ce tableau
mêlé aux regrets du vieil Alidor:

Soit que je prisse en main le soc ou la faucille,
Le labeur de mes bras nourrissoit ma famille ;
Et, lorsque le soleil, en achevant son tour,
Finissoit mon travail en finissant le jour,
Je trouvois mon foyer couronné de ma race.
A peine bien souvent y pouvois-je avoir place.
L'un gisoit au maillot, l'autre dans le berceau;
Ma femme, en les baisant, devidoit son fuseau.

1 Euvres complètes de Racan, éd. de MM. de la Tour, 2 vol. in-18, Bibliothèque Elzévirienne, 1857. T. 1, p. 196.

:

Jamais l'oisiveté n'avoit chez moi d'entrée,
Le temps s'y menageoit comme chose sacrée;
Aussi les dieux alors benissoient ma maison;
Toutes sortes de biens me venoient à foison 1.

Racan aime donc sincèrement les champs et la nature; cet amour se lie dans son âme au mépris des vanités du monde et de l'ambition des hommes qu'il exprime aussi par de nobles images. En voici quel

ques preuves:

Que sert à ces galants ce pompeux appareil
Dont ils vont dans la lice eblouir le soleil

Des tresors du Pactole?

La gloire, qui les suit après tant de travaux,
Se passe en moins de temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux 2.

S'il y a quelque embarras au début de la strophe, la fin en est admirable. Le bon Racan touche encore au sublime dans ces vers dont Malherbe était, dit-on, jaloux. C'est une stance de l'ode, généralement belle, sur la mort de M. de Termes:

Il voit ce que l'Olympe a de plus merveilleux;
Il y voit à ses piés ces flambeaux orgueilleux
Qui tournent à leur gré la fortune et sa rouë:
Et voit comme fourmis marcher nos legions
Dans ce petit amas de poussiere et de bouë
Dont nostre vanité fait tant de regions 3.

Malherbe, avec non moins de raison, aurait pu en

1 Euvres de Racan, les Bergeries, acte V, sc. 1, p. 110.

2 Ibid., Ode au comte de Bussy, p. 156.

Ibid., Consolation à monseigneur de Bellegarde, p. 201.

vier encore à son élève cette autre strophe sur la jeunesse du duc de Bellegarde. Le poëte s'adresse à l'Amour :

Quand ses jeunes attraits triomphoient des plus belles,
Combien as-tu de fois fendu l'air de tes ailes

Pour éclairer ses pas avecques ton flambeau ?
Et quand toute la cour admiroit ses merveilles,
Pour voir en tous endroits ses graces nompareilles,
Combien as-tu de fois arraché ton bandeau 1?

Et ces vers de la même ode sur les épreuves dont Bellegarde est sorti à son honneur :

Plus il fut traversé, plus il fut glorieux,

Sa barque triompha du courroux de Neptune,
Et les flots qu'émouvoient les vents de la Fortune,
Au lieu de l'engloutir, l'éleverent aux cieux 2.

Ne sont-ils pas aussi beaux que les meilleurs de ceux que le maître a composés ?

Racan est irréprochable tant qu'il suit les modèles anciens, quoiqu'il ne les ait entrevus qu'à travers le voile des traductions ou qu'il s'abandonne à son

3

1 Euvres de Racan, t. I, p. 149.

2 Ibid., p. 150.

3 Racan ne savait pas le latin, et cependant c'est d'après Virgile qu'il a fait quelques-uns de ses meilleurs vers:

Les ombres des costeaux s'allongent dans les plaines. (P. 134.)

Le salut des vaincus est de n'en plus attendre. (P. 91.)

Il me passait d'un an, et de ses petits bras

Cueillait desjà des fruicts dans les branches d'enbas. (P. 43.)

Et son tronc venerable aux campagnes voisines

Attache dans l'enfer ses secondes racines

Et de ses larges bras touche le firmament. (P. 149.)

heureuse nature; mais, chose étrange, son maître Malherbe est pour lui un mauvais guide, et toutes les fois qu'il le suit, soit humilité de disciple, soit opposition de tempérament poétique, son talent s'éclipse'. Ajoutons, ce qui est plus grave, que ce talent se fausse et s'égare sur les traces des Italiens. Voici, par exemple, des vers où l'effet du clair-obscur sur la vue, observé par le poëte, est heureusement peint :

J'ouvre et hausse la vue, et ne vois rien parestre

Que l'ombre de la nuit, dont la noire pasleur

Peint les champs et les prez d'une mesme couleur 2.

Mais d'où vient cette pointe qui suit immédiatement?

Et cette obscurité, qui tout le monde enserre,
Ouvre autant d'yeux au ciel qu'elle en ferme en la terre.

N'est-ce pas du pur Guarini? et cette odieuse hyperbole qui se trouve un peu plus loin :

Mes larmes de mon lict ont fait une rivière 3,

1 Les preuves sont nombreuses, nous n'en citerons qu'une seule. Tout le monde sait par cœur la stance de Malherbe:

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois,

Et la garde qui veille aux barrieres du Louvre
N'en defend pas nos rois.

Voici la même pensée dans Racan:

Les lois de la mort sont fatales

Aussi bien aux maisons royales

Qu'aux taudis couverts de roseaux. (P. 155.)

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