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vait pas écrit le Roman comique et des Nouvelles qu'on lira toujours avec intérêt. Ce sont des modèles d'ingénieuse narration. On sait qu'une des plus belles scènes du Tartufe est empruntée aux Hypocrites, et que l'héroïne de la Précaution inutile a fourni quelques traits à la naïve figure d'Agnès. Quant au Roman comique, malheureusement inachevé, il vivra longtemps encore par le naturel des pensées, la pureté du style, le dessin ferme et délicat des caractères, le comique des situations. Ces premiers livres nous ont fait connaître des physionomies qu'on n'oublie pas: Destin et l'Étoile, ce couple gracieux et digne dans une misérable condition; Ragotin avec ses risibles colères, sa petite taille disgracieuse, ses hautes visées de poëte et d'amant; la Rancune issu de Panurge en ligne directe, et enfin le grand et flegmatique la Baguenodière. Ce n'est pas un pinceau vulgaire qui a dessiné cette galerie de portraits. Ce Roman, tableau de mœurs véritables tracé au moment même où le roman servait de cadre à tant de peintures fausses et maniérées, donne seul la mesure du talent de Scarron, et montre ce qu'il aurait pu faire si, écrivant à loisir, il eût suivi les inspirations du bon goût, au lieu de s'abandonner aux caprices de l'esprit et de l'imagination.

En groupant ainsi, au terme de cette période, des écrivains que le grand siècle qui va s'ouvrir a dédaignés et éclipsés, nous n'avons pas cherché, nous n'avons pas pu éviter un contraste qui se présentait de lui-même. L'histoire des lettres offre ainsi de curieuses péripéties; elle a encore ses bizarreries qu'il faut no

ter au passage, et puisque Scarron nous est venu le dernier dans cette revue, comment ne pas remarquer la singulière destinée qui attache le souvenir de ce poëte burlesque aux amusements du jeune âge et aux consolations de la vieillesse du plus majestueux des rois? On sait, en effet, que le jeune Louis XIV s'était engoué des comédies de Scarron au point de se faire jouer trois fois en un jour l'Héritier ridicule; et plus tard, le même prince n'aura d'autre allégement au poids de l'insurmontable ennui de ses dernières années que la 'présence assidue et les entretiens de la veuve de son premier amuseur, Françoise d'Aubigné, assise alors sur les marches du trône, et qui s'appellera madame de Maintenon, conseillère et légitime épouse du maître de la France.

LIVRE DEUXIÈME

SIÈCLE DE LOUIS XIV

CHAPITRE PREMIER

Influence de Louis XIV sur son siècle. - Molière.

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La Fontaine.

dramatique. - Moralité du théâtre de Molière.
tion de ses principales comédies.
caractère. Ce qu'il a fait de la fable.
Molière.

Le génie Apprécia

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Ses rapports avec

Après la Fronde tout s'apaise comme par enchantement; la royauté recueille enfin, au profit de la France qui l'aime, qui l'admire et qui se repose en elle, le fruit de leurs efforts communs contre la puis-sance des grands, source éternelle de discordes civiles et d'affaiblissement national. Lorsque cette guerre d'intrigues, de chansons, de pamphlets, de perfidies réciproques a cessé, tous les acteurs, après avoir changé de rôle plusieurs fois, n'ayant rien à s'envier ni à se reprocher en fait de versatilité et de ridicule, prennent bravement leur parti: les princes deviennent la décoration du trône et ses fidèles appuis; le parlement, abandonnant toute ambition politique, se résigne à enregistrer docilement les édits de toute nature; le

clergé se retranche dans son domaine spirituel et fait retentir dans les temples la parole de Dieu, mêlant à ses leçons religieuses ses hommages au monarque, pendant que la nation sous l'aile de la royauté se fortifie par l'industrie et par la science, et prend peu à peu le sentiment de ses devoirs et de ses droits pour remplir les uns et faire valoir les autres quand son heure sera venue. Cette alliance intime de la royauté et de la France, qui paraissait alors indissoluble comme tous les engagements du cœur, subsista aussi longtemps qu'il fut permis de croire que la puissance qui avait dit l'État c'est moi ne séparait pas sa propre grandeur de celle de l'État, et qu'elle était la gardienne vigilante et dévouée de tous les intérêts. Le charme eut assez de durée pour donner place, pendant les dernières années de la jeunesse de Louis XIV et les premières années de sa maturité, à une période unique dans notre histoire, temps de fêtes splendides, de victoires décisives, de conquêtes légitimes, de prospérité inouïe sans mélange de revers, de soumission sans contrainte, de chefs-d'œuvre d'éloquence et de poésie. La reconnaissance et l'enchantement populaires ont attaché à cette brillante époque le nom du prince qui était le centre et le principal ressort de ce noble mouvement des cœurs et des intelligences: Voltaire a prouvé que ce n'était pas sans raison. Nous savons bien que cette médaille a son revers, et le temps viendra de le montrer; mais comment ne pas s'arrêter d'abord, dans un sentiment de profonde admiration, devant les merveilles qui ont porté si haut et si loin la gloire du nom français ?

Au premier rang, dans ce cortège de grands écrivains qui inaugurent par des chefs-d'œuvre le règne personnel de Louis XIV qui les inspire et qui les protége, nous rencontrons d'abord Molière, qui obtint toutes les franchises du génie sous la royauté absolue. Chose remarquable, le théâtre comique fut presque libre dans un temps où on ne parlait pas de liberté, et le théâtre tragique n'eut aucune entrave. Il est vrai que la royauté était hors d'atteinte et qu'elle se montra très-facile sur tout ce qui ne la touchait point. Molière eut donc droit de contrôle sur les mœurs de la société, et même ses hardiesses étaient encouragées. La cour et la ville goûtèrent ou subirent d'assez bonne grâce les leçons du poëte, qui n'eut de lutte à soutenir que contre l'hypocrisie; mais enfin il réussit à la démasquer en plein théâtre. Avant d'arriver à cette puissance souveraine du talent, Molière avait passé par un long noviciat d'épreuves morales et d'observations. L'étude de son propre cœur troublé par la passion lui avait donné des lumières pour mieux voir les secrets ressorts des actions humaines. Doué d'une force prodigieuse de recueillement et de méditation, au milieu des agitations d'une vie nomade et de la direction d'une troupe d'acteurs plus difficile à régir qu'un empire, il sut unir l'activité et la contemplation; il fit plus encore : il s'oublia lui-même, il se désintéressa de ce qu'il voyait si nettement, de ce qu'il comprenait si bien; son âme sincère et compréhensive reçut fidèlement l'empreinte de l'humanité, et son puissant génie exprima ce que contenait son âme. C'est ainsi qu'il put peindre avec tant de relief

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